Poésie

Booz endormie

Et si Booz était une femme ? une femme d’un certain âge s’entend…, alors Ruth serait un homme…, un homme assez jeune, logique ! Mais que deviendrait dans ce cas le fameux poème de Victor Hugo, Booz endormi, avec lequel on a cassé les pieds de générations de lycéens ? Vous pourriez demander de quel droit on se permettrait de prendre des libertés avec un monument littéraire universellement respecté.

Du droit moderne, qui exige que l’homme et la femme soient rigoureusement interchangeables, répondons-nous ! D’ailleurs Hugo s’est lui-même permis des libertés avec un monument encore plus ancien et plus respectable que le sien, à savoir la Bible… qu’il a complètement romancée. Qu’on relise le vrai livre de Ruth dans l’Ancien Testament, pour en apprécier toute la sobriété, empreinte d’Esprit Saint.

«Si Booz était une femme, elle ne s’appellerait pas Booz !» protestez-vous. C’est vrai… appelons-la Bibie, et voilà.

Booz endormie
Bibie s’était couchée de fatigue accablée,Elle avait tout un an enseigné à l’école,Puis refait longuement ce trajet en bagnole.Bibie dormait enfin, dans sa yourte ameublée.
Cette femme gagnait un modeste salaire ;Elle était, quoiqu’âgée, encline aux sentiments ;Elle avait de l’allure en ses chics vêtements ;Elle avait des appâts dans sa mise légère.
Son jean était serré, comme un fruit de janvier,Sa blouse n’était point avare ni peureuse ;Au pauvre élève ému, elle disait, charmeuse :Des malheurs de Werther, n’ayez rien à envier…
Cette épouse marchait loin des sottes critiques,Vêtue de liberté aux principes charmants,Et toujours du côté des courageux amants,Ses leçons de français, semblaient très romantiques.
Bibie était bonne prof, conseillère parfaite ;Elle était sans façons, et toujours si gentille.Les ados regardaient Bibie plus qu’une fille,Car la fille est une oie, mais la maîtresse est chouette.
La femme parvenue à sa maturité,Se sent trop tôt poussée vers les dernières berges ;Et l’on voit la pudeur aux yeux des jeunes vierges,Mais dans l’œil de la duègne on voit l’autorité.
Donc, Bibie dans la nuit dormait sur un tartan ;Des rondelles qu’on eût prises pour du concombre,Empilées sur son front, faisaient un groupe sombre,Et ceci se passait il y a peu de temps.
Les Français avaient élu un renard pour monarque,Fin lettré, grand menteur, qui pendant quatorze ans,Les berça à plaisir de contes gauchisants,Et soumit leur monnaie au ciseau de la Parque.
Comme dormait Thaïs, comme dormait Phryné,Bibie, les yeux fermés, roupillait sous la tente.Or, le toit de tissu se zébrant d’une fente,Au-dessus de sa tête, un songe fut donné.
Et ce songe était tel, que Bibie vit un trôneQui sorti de son ventre, allait jusqu’à Paris.Assis sur du velours, garni de pierreries,Jupiter souriant, parlait au téléphone.
Et Bibie murmurait avec l’ardeur du zèle :Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?Le chiffre de mes ans a passé deux fois vingt,J’ai déjà trois enfants, et un mari fidèle.
Voilà longtemps que l’homme avec qui j’ai dormi,M’ennuie mortellement, ne causant que finance ;Et nous nous regardons comme chiens de faïence,Moi blasée, lui naïf, soupçonneux à demi.
Napoléon naîtrait de moi ! Comment le croire ?Comment se ferait-il que j’eusse le pouvoir ?Quand on est jeune, on aguiche sans le savoir ;Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;
Mais vieille, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ;Je suis fanée, usée, et bientôt en retraite,M’en retournant au champ, comme la vache traite,Et toute ma beauté s’enfuit au fil de l’eau.
Ainsi parlait Bibie dans le rêve et le doute,Ses longs cils palpitant, dans leur sommeil noyés.La Jaguar ne sent pas un gravier sur sa route,Elle ne sentait pas un gamin à ses pieds.
Pendant qu’elle dormait, Nunu le bel éphèbe,S’était couché aux pieds de Bibie, torse nu,Espérant on ne sait quel rayon inconnu,Qui viendrait au réveil le sortir de la plèbe.
Bibie ne savait point qu’un jeune page était là,Et Nunu ne savait point le rêve de la reine ;Une vapeur sortait de sa troublante haleine,Et le benjoin montait du royal matelas.
L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;Les hannetons volaient sans doute obscurément,Car on voyait passer dans la nuit, par moment,Quelque chose de brun qui paraissait une aile.
La respiration de Bibie qui dormaitSe mêlait au bruit sourd d’un poussif frigidaire,Qu’on avait surchargé, de bouteilles de bière,La chaleur de juillet, atteignant un sommet.
Nunu songeait, Bibie dormait ; les autres tentesS’éteignaient, une à une, au sein du campement ;On entendait au loin pleurer un garnement ;C’était l’heure propice aux pensées clairvoyantes.
Des grillons s’échauffaient, stridulant à l’envie ;Les clous d’or des étoiles émaillaient le plafondRouge et noir de la yourte, et une voix au fondRedisait à Nunu : «Quel roman, que ta vie !
Pourquoi donc le destin, plus retors que Stendhal,Dans son obscur décret de te livrer l’Empire,S’emparant de la fée que tout ton corps désire,Fait dormir chez Hugo, Madame de Rênal ?»
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Que conclure de ce massacre ? Indépendamment de nos pauvres essais de versification, il apparaît que le dogme médiatique de l’interchangeabilité de l’homme et de la femme, trouve rapidement ses limites. Si la beauté du poème original de Hugo doit beaucoup au génie de son auteur, convenons qu’il est parti d’une histoire biblique, intrinsèquement belle au départ. En permutant les genres de Booz et de Ruth, la situation devient passablement… ridicule, et même Hugo n’en aurait sans doute pas fait un chef-d’œuvre. Or le ridicule, n’est-il pas ce que le Français redoute par-dessus tout ? Le meilleur moyen de se garantir d’une humiliation cuisante, consiste à prendre au sérieux la Parole de Dieu, à la suivre dans son autorité, sans s’inventer d’autres principes.

On répète souvent qu’une nation n’a que les dirigeants qu’elle mérite. C’est là une demi-reconnaissance de l’existence d’un Dieu conducteur de l’Histoire, qui n’abandonne pas entièrement les peuples à leurs caprices. L’étude de la Bible suggère que ce Dieu de grâce leur accorde au contraire bien plus qu’ils ne méritent : du moins ce fut le cas avec Israël, à qui l’Éternel suscitait sporadiquement des juges et des rois, pour limiter sa décadence et le ramener partiellement dans le droit chemin. C’est par sa longaniminité que le ridicule ne tue pas tout de suite, c’est par sa bonté que la justice et l’administration d’un pays continuent à tourner plus ou moins bien, malgré tout.

Mais le Dieu vivant n’est jamais complice de l’iniquité et de l’immoralité, aussi romancées soient-elles. C’est lui qui autrefois ne manquait pas d’envoyer aux monarques qu’il avait mis en place, des Nathan, et des Jean-Baptiste, pour leur dire : «Il ne t’est pas permis d’avoir cette femme !» Et s’il le faisait encore aujourd’hui, plus d’un monsieur de Rênal serait d’accord avec Lui.

Et maintenant, après la parodie, place à l’immortel poème de Hugo !

Booz endormi
Booz s’était couché de fatigue accablé ;Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.
Ce vieillard possédait des champs de blés et d’orge ;Il était, quoique riche, à la justice enclin ;Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ;Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.
Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril.Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ;Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :Laissez tomber exprès des épis, disait-il.
Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,Vêtu de probité candide et de lin blanc ;Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.
Booz était bon maître et fidèle parent ;Il était généreux, quoiqu’il fût économe ;Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.
Le vieillard, qui revient vers la source première,Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière.
Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ;Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;Et ceci se passait dans des temps très anciens.
Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ;La terre, où l’homme errait sous la tente, inquietDes empreintes de pieds de géants qu’il voyait,Etait mouillée encore et molle du déluge.
Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;Or, la porte du ciel s’étant entre-bâilléeAu-dessus de sa tête, un songe en descendit.
Et ce songe était tel, que Booz vit un chêneQui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;Une race y montait comme une longue chaîne ;Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.
Et Booz murmurait avec la voix de l’âme :Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.
Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,Elle à demi vivante et moi mort à demi.
Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ?Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;
Mais vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ;Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,Comme un bœuf ayant soif penche son front vers l’eau.
Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase,Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.
Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite,S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,Espérant on ne sait quel rayon inconnu,Quand viendrait du réveil la lumière subite.
Booz ne savait point qu’une femme était là,Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle.Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;Les anges y volaient sans doute obscurément,Car on voyait passer dans la nuit, par moment,Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.
La respiration de Booz qui dormaitSe mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.On était dans le mois où la nature est douce,Les collines ayant des lys sur leur sommet.
Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;Une immense bonté tombait du firmament ;C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombreBrillait à l’occident, et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,Avait, en s’en allant, négligemment jetéCette faucille d’or dans le champ des étoiles.
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5 commentaires sur “Booz endormie

  1. Dire que Hugo a complètement romancé l’histoire biblique de Ruth n’est pas exact, il l’a plutôt phagocyté pour alimenter une fois de plus son gigantesque égo. Booz c’est Hugo, lui-même, comme le montre assez bien cette analyse, même si certains rapprochements peuvent y paraître assez arbitraires.

    http://www.diacronia.ro/ro/indexing/details/A17851/pdf

    Il est vrai que remplacer aujourd’hui le vieillard libidineux par une cougar ambitieuse, peut difficilement avoir le même potentiel poétique.

    Aimé par 1 personne

    1. Merci de vos remarques ; le lien que vous donnez est intéressant. En reprochant à Hugo d’avoir « romancé » le récit biblique, je faisais surtout allusion au fait qu’il a complètement mis de côté l’élément du « rachat » de Ruth par Boaz, dans lequel réside toute la beauté typologique et spirituelle du livre de Ruth. Boaz ne devient pas simplement le mari de Ruth, mais son « Goel », une figure du Rédempteur d’Israël et de l’humanité.

      La ligné du Messie passe par Ruth, mais Boaz n’en savait rien, de plus sa différence d’âge avec Ruth n’est pas forcément si importante. Quant à ma transposition moderne, elle correspond à ce que tous les essayistes signalent dans l’air du temps : une mise à mal de la masculinité. En tout état de cause, un messie peut difficilement sortir d’une Booz endormie…

      Bien cordialement.

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