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Le maître du je 

Par Emilie Vanzo, en réponse au défi d’écriture #13

C’était la foire, dans la salle de théâtre du grand conservatoire d’Évry. Dans la troupe, l’arrivée du mois de décembre rimait avec la distribution de nouveaux rôles, pour une pièce choisie quelques semaines auparavant. Comme chaque année, ils donneraient plusieurs représentations devant des centaines de spectateurs. 

Depuis qu’ils avaient choisi de jouer « Le médecin malgré lui », et avant même que leur professeur n’ait imprimé les textes, Rémi se l’était procuré et avait passé des heures et des heures à s’approprier le personnage de Sganarelle. Cela faisait cinq ans qu’il était entré dans cette école et il n’avait jamais réussi à obtenir guère plus qu’un second rôle. Il s’entraînait donc d’arrache-pied, chaque année, pour devenir toujours meilleur ; et ce jour-là, il se sentait fin prêt. Son heure de gloire était arrivée. Il avait également beaucoup prié pour obtenir ce rôle, qu’il avait de plus en plus envie de jouer, non seulement pour être la vedette du spectacle, mais surtout parce qu’il savait qu’il se régalerait à incarner ce Sganarelle. 

 — Bon, on termine avec le perso principal. Qui voudrait le faire ? 

 Rémi leva instantanément la main, mais il aperçut du coin de l’œil un concurrent se désigner. Johan. Adversaire aussi redoutable qu’agaçant. C’était ce genre de petit génie du théâtre, qui faisait partie des meilleurs de la troupe tout en ne travaillant presque pas. Mais Rémi ne se laissa pas impressionner pour autant. Il était convaincu que le travail fourni depuis tout ce temps finirait par payer. Le talent ne faisait pas tout et un jour ou l’autre, la tortue persévérante dépasserait le lièvre trop confiant. C’est donc avec assurance qu’il regarda Johan dans les yeux. 

 — Ouuh, on a de la compèt’ en vue. On peut pas jouer ça au shifumi les gars, c’est quand même le rôle principal ! 

 Pierre-Alexandre, le professeur, laissa passer quelques secondes. Ses deux grandes passions : jouer les djeun’s et prendre sa vie pour un show télévisé. 

 — On va faire un casting !! 

 Rémi sourit. Bien sûr qu’ils allaient faire un casting, il en avait toujours été ainsi pour les rôles importants ! Selon toute logique, Pierre-Alexandre prendrait un extrait de la pièce et les évaluerait dessus. Et Rémi la connaissait bien, il aurait juste à revoir le passage en question pour bien le mémoriser et parfaire son jeu d’acteur, tandis que Johan en serait encore à découvrir l’orthographe de « Sganarelle ». Oooh, que c’était mesquin. Quoi qu’il en soit, pour une fois, il sentait qu’il avait toutes ses chances. 

 Le professeur s’empara d’un gros classeur étiqueté « castings » et en tira un lot de feuilles qu’il sépara théâtralement pour les distribuer aux deux concurrents.

Rémi commença à lire le texte. Il ne s’agissait pas du tout d’un extrait du « Médecin malgré lui », mais de la pièce jouée l’année précédente !  

— Vous avez 20 minutes pour me préparer le rôle d’Oberon dans la scène 2 de l’acte II.

 Le jeune homme n’en revenait pas. C’était le rôle qu’avait interprété Johan !! Il partait déjà avec une longueur d’avance ! Il s’isola dans un coin de la pièce, un peu remonté. Tant pis, il redoublerait d’efforts et surpasserait son camarade sur son propre terrain. Il s’assit par terre et relut bien le texte. Avant toute chose, il devait prier. 

 « Seigneur mon Dieu, merci de m’avoir permis d’entrer dans ce conservatoire, merci pour les rôles que j’ai eus jusqu’ici. Tu sais à quel point je veux jouer celui de Sganarelle cette année. S’il te plaît, aide-moi à bien interpréter ce texte, et à gagner ce casting pour que je puisse l’obtenir ! Amen. » 

 Remis d’aplomb, il se lança dans l’apprentissage du texte. Il entendait encore la voix de Johan prononcer les répliques qu’il relisait. Il en profita pour corriger ce qui lui semblait avoir été trop de fois récité avec une mauvaise intonation. 

 Il s’entraînait dur, oubliant les autres autour. Il n’y avait plus qu’Oberon et lui, et sa mémoire surentraînée commençait déjà à retenir la grande majorité du texte. 

 Les 20 minutes écoulées, la troupe se rassembla et les deux prétendants au rôle principal se postèrent face à eux. 

 — Ooookay, je vais lire le texte de Titania. Rémi, tu passes en preum’s. 

— Ok… 

 Après un toussotement, le jeune comédien se lança. A peine eut-il commencé qu’il se sentit pousser des ailes. Il n’était plus Rémi. Il était Oberon. A cet instant, l’expression « incarner un rôle » prenait tout son sens. Les mots du personnage, ses motivations, ses désirs, il les avait faits siens. Il n’eut presque pas besoin du texte. Le jeu ne dura pas plus de cinq minutes, mais ce fut suffisant pour que le public miniature soit transporté ailleurs, dans un autre temps. Malgré l’absence de costumes et de décors, le « quatrième mur » resta infranchissable du début à la fin. 

 Rémi conclut la scène sur une dernière tirade, et la salle fut plongée dans le silence. Silence que Pierre-Alexandre finit par briser d’un ton désinvolte. 

 — Ben Johan, c’est ton tour là, allez hop hop hop ! 

 — Euh, oui, euh, j’y vais. 

 Il prit une grande inspiration avant de commencer. Il connaissait son texte par cœur. Quelle surprise… Les mains libres, il lui fut plus facile de gesticuler à sa guise. Il interprétait vraiment bien le rôle d’Oberon. Il comptait parmi les plus doués de la petite troupe, ça ne faisait aucun doute. Mais il avait tendance à légèrement surjouer, et les intonations choisies ne lui donnaient pas toujours l’air très naturel. 

 A la fin de sa prestation, le public avait fait son choix. 

 — Yeah, nice ! s’exclama le professeur. Alors… 

 Il regarda sa montre. 

 — Pas le temps pour les mondanités, le grand gagnant est… Johan !!! Bravo, c’est bien, clap clap, allez next !

 Rémi sentit la moutarde lui monter au nez. Il pensait au moins que Pierre-Alexandre demanderait leur avis aux autres élèves. Ceux-ci ne restèrent d’ailleurs pas de marbre devant ce qui venait de se produire. 

 — Mais pourquoi ? 

 — On ne fait pas de vote ? 

 — Moi j’ai préféré Rémi, perso. 

 — Mais tout le monde l’a préféré. Expliquez au moins pourquoi vous donnez le rôle à Johan ! 

— Ok ok, tout doux, on se calme. Je voulais éviter de te descendre en public Rémi, mais puisque tout le monde râle, je vais t’expliquer ce qui va pas. Déjà, le texte. Johan a pas gardé le texte lui, et si t’es pas capable de jouer sans texte c’est juste pas possible. 

 — Mais il l’a déjà joué lui, forcément il le connaissait par cœur ! 

 — C’est pas une raison, tu l’as entendu des milliers de fois en répèt’. Bref, qu’est-ce que je disais… Ah oui, tes feuilles là, ça arrêtait pas de flap-flaper pendant que tu parlais, ça m’a perdu. 

 — Hein ? 

 — Et puis tu bougeais pas assez. Johan il occupait l’espace, tu captes ? Il utilisait tout son corps. Et c’est pareil man, si t’es pas capable de prendre ta place sur scène ça va juste pas être possible, surtout pour Sganarelle qui est assez impulsif comme gars. 

 — Sganarelle oui, mais pas Oberon ! Il faut s’adapter au pers- 

 — Ouais, ben c’est pas Oberon que je veux voir à la fin de l’année. 

 Frappé de stupeur, Rémi ne sut quoi répondre. Devant l’indignation générale qui continuait de s’élever, Pierre-Alexandre frappa dans ses mains. 

 — Hop hop hop, calmos les gars, pas de traitement de faveur ! Le jugement se doit d’être impartial. Allez, c’est parti let’s go ! Acte I scène 1, Lucille et Johan, c’est à vous. 

 Cette fois-ci, Rémi était vraiment en colère. Il avait tout donné pour ce casting, et pour le rôle de façon générale. Son professeur ne lui avait pas fourni un seul argument valable justifiant sa décision. A aucun moment, depuis le début de cette séance, il n’avait été honnête. En y réfléchissant un peu, il devenait évident que Johan avait été choisi avant même que Pierre-Antoine ne commence à distribuer les rôles. Et Rémi savait très bien ce qu’il s’était passé. 

 Il se trouve que Johan n’était pas seulement l’un des meilleurs. C’était également l’élève le plus fortuné de la classe. Autrement dit celui qui rapportait le plus. Personne ne voulait risquer de froisser son père, ce susceptible millionnaire qui pouvait à tout moment désinscrire son fils au profit de cours de théâtre privés. 

 Alors que les comédiens découvraient le texte, Rémi sentait le ressentiment monter en lui. Petit à petit, sa colère changeait de cible pour se tourner de plus en plus vers Dieu. « Seigneur !! Mais t’étais où ? J’avais besoin de toi, je voulais tellement ce rôle ! Tu savais à quel point c’était important pour moi !! Pourquoi tu l’as laissé m’humilier comme ça, et me reprocher injustement tout plein de trucs ? Je méritais de gagner, tout le monde l’a dit ! Et j’ai tellement, tellement travaillé pour ça, alors pourquoi ?? Pourquoi tu ne m’as pas soutenu ? Où est ta justice ? »

 Un verset lui revint soudainement en mémoire : « Le péché est tapi à ta porte : son désir se porte vers toi, mais toi, maîtrise-le ! ».

Il soupira. Au fond, il savait que s’énerver contre Dieu n’est jamais bien. Il se mit à l’écart du groupe et ouvrit la Bible de son téléphone. Le verset du jour vint le frapper directement en plein cœur : il s’agissait du Psaume 37, aux versets 8 et 9 : « Laisse la colère, abandonne la fureur ; ne t’irrite pas, ce serait mal faire. Car les méchants seront retranchés, et ceux qui espèrent en l’Éternel posséderont le pays. » C’était pile ce dont il avait besoin. Sa colère s’apaisa d’un coup. 

 Dans l’onglet de recherche de l’application, il tapa le mot « injustice » et fit défiler les versets : Romains 9.14 « Mais alors, que dire ? Dieu serait-il injuste ? Loin de là ! » ; Proverbes 22.8 : « Qui sème l’injustice moissonnera l’iniquité, et son règne de terreur prendra fin. »… Wahou. 

 « C’est vrai que c’est toi qui rends justice… Pardon d’avoir douté de toi. » Il cliqua sur le premier verset pour lire la suite du chapitre. 

 « Mais alors, que dire ? Dieu serait-il injuste ? Loin de là ! Car il a dit à Moïse : Je ferai grâce à qui je veux faire grâce, j’aurai compassion de qui je veux avoir compassion . Cela ne dépend donc ni de la volonté de l’homme, ni de ses efforts, mais de Dieu qui fait grâce. »…

Dieu fait donc grâce à qui il veut faire grâce… Ce n’est pas de l’injustice, c’est sa volonté, qui surpasse celle des hommes… Malgré les efforts fournis pour le rôle principal, Dieu n’avait pas voulu le lui accorder, et il devait l’accepter. Après tout, il était le seul vrai maître du jeu. 

 Il revint à la page précédente pour relire un passage que l’application lui proposait pour sa recherche, en Lamentations 3.35-39 : « Lorsque l’on viole le droit d’un homme sous les yeux mêmes du Très-Haut, et lorsque l’on opprime quelqu’un dans son procès, le Seigneur ne le voit-il pas ? Qui donc n’a qu’à parler pour qu’une chose soit, quand le Seigneur ne l’a pas ordonné ? Par sa parole, le Très-Haut ne suscite-t-il pas et le malheur et le bonheur ? Pourquoi l’homme se plaindrait-il alors qu’il reste en vie ? Que chacun se plaigne de ses péchés . »

 Rémi se sentit soudain minuscule. Lui, pas moins que Johan, péchait continuellement et renouvelait ses fautes chaque jour. Rien que sur les dix dernière minutes, il avait eu des pensées peu généreuses envers son professeur et dirigé sa colère contre Dieu lui-même ! En fait il ne méritait rien, pas même la vie, et lui se plaignait d’une ridicule injustice, pour un si petit rôle qu’il aurait oublié d’ici quelques années. Que représentait une heure de spectacle face à l’éternité ? 

 Non, il ne méritait pas même la vie, et pourtant dans son infinie bonté Dieu la lui avait accordée. Mais pour qu’il obtienne ce cadeau qu’il oubliait trop souvent, il avait dû se produire la plus grande injustice de tous les temps…

4 commentaires sur “Le maître du je 

  1. J’aurais aimé qu’à la fin, Jehan ne puisse pas jouer et que le rôle revienne finalement à Rémi… donc un peu déçue car j’aime les histoires qui se terminent bien… et puis, frustrée, j’ai relu la fin. La première fois, j’avais avalé les lignes sans mâcher, pressée de connaître le dénouement final… là, j’ai savouré chaque verset… et j’ai compris que Rémi avait eu le meilleur rôle… celui de l’enfant de Dieu qui se laisse restaurer par son Pere céleste. 🤗

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    1. Merci beaucoup pour ton commentaire, il m’a fait vraiment plaisir ☺️
      C’est vrai que j’ai dû résister à l’envie de rajouter une suite où Rémi obtient finalement le rôle, mais comme tu dis, être enfant de Dieu est en fait la meilleure chose qui puisse arriver à quelqu’un ! 😁

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  2. Merci Emilie pour cette nouvelle qui était aussi haletante à lire que ton livre « il suffit d’une heure » et pour cette fin où l’injustice n’est pas celle que l’on croit et la certitude de trouver en Jésus-Christ la vraie justice

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