Dans l’obscurité de la loge où elle veille depuis si longtemps, Petite Cellule attend vaillamment son heure. Elle patiente, tranquille, accumulant des tas et des tas d’informations. Toutes sont susceptibles de répondre à ses besoins immédiats et futurs.
Nourrie de l’intensité d’une vie qui n’est pas la sienne, soignée par la puissance d’une espérance qui la dépasse, Petite Cellule conserve, profondément ancré en elle, le lien qui la relie à l’infini, pour l’éternité.
Chaque seconde qui passe la devine songeuse, devant cette passion imprimée dans le secret de son cœur, bien avant la naissance du monde.
Confiante que son concepteur connaît le moindre obstacle, qu’il possède toutes les solutions, qu’il a tout prévu (le lieu, le moyen, le temps), que tout est déjà prêt, Petite Cellule s’engage sur le chemin qui s’ouvre comme un boulevard, tout grand devant elle. Où mène-t-il ?
Peu importe, pense-t-elle. Il est chemin unique, donc chemin parfait !
Avec témérité et crainte mêlées, elle se lance à corps perdu dans le sens de l’existence. Elle quête méthodiquement les repères annoncés par l’oracle mille fois millénaire. D’observatrice curieuse, elle devient analyste du terreau de son nouvel univers.
Petite Cellule se sait microscopique, minuscule maille parmi les minuscules maillons qui constituent une gigantesque chaîne.
Malgré sa constitution chétive et rabougrie, elle sent de manière confuse qu’elle enfantera bientôt une étoile vibrant au firmament. Alors, fidèlement, elle garde le cap.
Tout à coup, au travers d’un halo rouge et orange, apparaît une créature étonnante.
Emplie de tous les mystères du ciel et de la Terre, Théophanie arrive d’un insondable partout dont elle est le pilier, la source, le substrat, la matrice.
Imposante et solennelle, revêtue de force et de gloire, Théophanie ne semble pas surprise de rencontrer Petite Cellule. Elle se comporte comme s’il s’agissait d’un rendez-vous programmé de longue date.
Impressionnée, Petite Cellule la contemple. Toutes deux se ressemblent malgré quelques différences, et pas des moindres.
Ne se sentant pas l’étoffe d’une super-héroïne, Petite Cellule prend son courage à deux mains et ose un timide :
– Es-tu celle que j’attends depuis si longtemps, ou dois-je attendre quelqu’un d’autre ?
La mystérieuse Théophanie la considère avec amour, puis se révèle par un simple verbe : « Je suis ». Elle parle comme seule elle sait le faire.
Petite Cellule accueille avec humilité cet instant si singulier où une promesse, faite il y a belle lurette, est sur le point d’éclore dans une humanité qui ne désire qu’une chose : vivre l’harmonie.
Puisant dans la foi des enfants du livre, Petite Cellule accepte de co-écrire l’histoire d’un amour si grand et si parfait que tous, sur la Terre, seront bientôt dans la confusion, exposés à l’opprobre et à la damnation éternelle.
Et c’est dans une atmosphère lyrique que Petite Cellule participe à l’œuvre unique.
Guidée par Théophanie, elle se laisse emporter dans une élégante valse à trois temps.
Le chœur imposant des anges résonne depuis le ciel ; il magnifie la bonté du créateur.
L’enthousiasme embrase l’air, cadence les hymnes et, dans un souffle, se mêle aux mouvements fluides et aériens des danseurs. Leurs déplacements paraissent majestueux.
Au creux d’un tourbillon de notes suspendues, telles des guirlandes de Noël, la superbe chorégraphie redit l’histoire de l’immortalité.
Une grande lumière fend l’obscurité.
Les deux valseurs s’évitent puis se rapprochent ; s’évitent encore puis se rapprochent à nouveau, jusqu’à se toucher. Ils donnent l’impression de glisser, comme le font des autos-tamponneuses dans le brouhaha d’une fête foraine. Mais là, pas le moindre brouhaha à l’horizon ; il n’y a que douceur, délicatesse, et même une certaine tendresse…
Brusquement, un feu d’artifice explose depuis la pensée même de l’alchimiste exécré, pourtant mille fois célébré. Des étincelles jaillissent de flammes colorées. Elles brûlent, enflent, s’élèvent puis se dispersent pour mieux raconter au monde incrédule la gloire du sacré chevillée au cœur humain.
Le céleste ballet devient confluence, puis fusion prodigieuse, extraordinaire, fantastique. La vie naît de la lumière.
Métamorphose.
L’alliance entre Petite Cellule et Théophanie crée une synergie que rien ni personne n’est en mesure de suspendre, ni d’interrompre.
Une chaleur intense se dégage de l’étrange amalgame. Jamais tel phénomène ne s’est rencontré auparavant. Jamais tel phénomène ne se rencontrera dans l’avenir. C’est ainsi.
Et c’est alors, au sein de cette union secrète dans un abdomen pleinement ordinaire, que se tisse fil après fil, un drôle de zygote : Zygoto, l’arme de sauvetage massif.
Tout à la fois sujet et objet de cette entreprise époustouflante, Zygoto attend. Il connaît tout de la promesse. Il sait que son accomplissement ne sera pas différé…
D’abord, c’est le top départ d’une réaction dynamique en chaîne. Une division cellulaire, toute simple, révèle un développement exponentiel. Quatre, huit, puis soixante ; deux cents, mille cellules s’agglutinent autour de Petite Cellule et de la fidèle Théophanie.
Toutes ces travailleuses acharnées s’obstinent à contribuer au voyage sidérant.
Zygoto n’est pour le moment qu’une masse informe et difforme qui s’informe.
En ces instants historiques, les cellules allient leurs énergies. Elles s’entrelacent, se mêlent, s’entremêlent, s’effacent, se confondent puis bourgeonnent, légères comme des bulles de savon.
Encouragé par la symphonie des étoiles transperçant le monde du silence, Zygoto s’immerge dans le cosmos.
La danse mystique se poursuit. Entrechats, arabesques, doubles cabrioles ; rien n’est laissé au hasard. Il est impossible de dénombrer les ballerines souples et légères qui se rejoignent et se relaient dans ce divin ballet parce que tant de cellules dansent, s’additionnent, se multiplient, saluées par une ola magnifique qui résonne d’une Terre muette jusqu’au ciel exalté.
Une sculpture embryonnaire apparaît peu à peu sous des doigts invisibles et agiles.
Théophanie, merveilleuse décrypteuse du moindre secret, prouve ici son talent, sa technicité, son esprit de rigueur, son amour de la beauté, sa constance aussi…
Rapidement, dans un ordre et un timing plus que parfaits, dociles et disciplinées, les cellules produisent, qui des monocytes, qui des leucocytes, des ostéocytes, des neurones. Valves, veines, artères…
Au fil des jours, un cœur s’anime et le fait savoir.
Pendant ce temps, Zygoto s’essaie aux acrobaties joyeuses dans un liquide amniotique sublime. Il expérimente ; un petit coup de pied ici ; un petit coup de poing là. Il découvre un à un ses doigts, très agréables à sucer d’ailleurs ; surtout les deux minuscules pouces. C’est rigolo.
Il bâille. La fatigue le gagne.
L’armée de cellules, toujours en mouvement, fignole la construction de ce petit être plein de vie, au destin hors norme.
Zygoto loue Théophanie. Il saisit en ce génie des dispositions pour agir parfaitement sur tous les fronts d’un même champ de bataille…
Peu à peu, Zygoto commence à se sentir à l’étroit dans son antre. Mais il patiente, calmement, à l’affût du moindre bruit, du moindre mouvement.
Bras croisés, jambes repliées, il se retourne tout doucement, la tête en bas. Il attend le temps fixé. Zygoto est fin prêt.
L’heure de la délivrance approche. L’éclosion de la promesse s’annonce, étrange.
La venue au monde de Zygoto laisse entrevoir un impact démesuré.
Pendant ce temps, des phénomènes naturels se succèdent, par ici. Tremblements de terre, éruptions volcaniques, tempêtes, foudre, vagues déferlantes…
Là, tumultes, mensonges, souffrance et mort.
Certains renaissent alors, enfin libérés. D’autres ressemblent à des jouets oubliés, et s’oublient. Puis il y a ceux qui vivent et qui survivront à celui des leurs qu’ils sacrifieront de leurs mains.
Tout se fait au nom du roi, de Dieu ou de la paix.
Le projet pour le monde reste un vaste chantier jamais achevé. Il y a toujours quelque part un despote qui se lève, tend son arc et remplit les villes et les campagnes de plaintes et de gémissements, tandis qu’un autre, un rouleur de mécaniques, ravage tout autour de lui.
N’empêche, tôt ou tard, tous les chantiers prendront fin…
Non loin, une étoile filante s’immobilise subitement dans le ciel. Elle attire quelques regards là où la plupart des gens, trop pressés, trop occupés, ne s’attardent pas.
Cependant, des bergers et des mages entreprennent un voyage pour comprendre. Au bout de leurs pérégrinations, leurs cœurs se remplissent et débordent d’une joie et d’une paix que nul ne peut leur ravir.
D’autres font un vœu puis détournent la tête. Ils attendent ensuite, sans savoir qui, sans savoir quoi, sans savoir pourquoi. Puis la vie passe tel un souffle, court.
Il semble plus facile de vivre la vie sans en réfléchir au sens.
Voici Zygoto, l’agneau voué à l’abattoir. Confus, le monde n’en a cure…
