Manassé·Rois, Soldats et Prophètes·Théâtre

Manassé – Acte premier (4)

Scène VII

KÉZIA – JUDITH

KÉZIA

D’une occulte présence étrange impression !

JUDITH

Que voilà de l’amour la rude passion !

KÉZIA

Surgissant de la nuit, vous m’avez effrayée.
Êtes-vous ennemie ? Êtes-vous alliée ?
Qui êtes-vous ?

JUDITH

                        Judith.

KÉZIA

                                   Et que me vaut l’honneur
De vous trouver céans ?

JUDITH

                                   J’aime votre candeur.
À l’épouse du roi vous faites confiance !
Vous y gagneriez fort à croire en ma science.

KÉZIA

Votre science ? En quoi pourrait-elle m’aider ?

JUDITH

Je sais que vous passez tous le jour à rôder
Car votre amour vous mène à d’étranges folies ;
Mais moi, par mon pouvoir, j’enchaîne ou je délie.
Je puis en appeler aux foudres de l’enfer
Et de l’astre brillant qu’on nomme Lucifer
Pour mon propre plaisir j’appelle la puissance ;
Je maîtrise les dieux depuis l’adolescence.

KÉZIA

Vous maîtrisez les dieux ?

JUDITH

                                        Je les maîtrise.

KÉZIA

                                                               Enfin,
Vous les manipulez pour venir à vos fins ?
Voici de la folie un modèle exemplaire !
Vous les faites ployer, les dieux se laissent faire ?

JUDITH

Tous me baisent les mains, je vous le puis jurer.

KÉZIA

Et l’Éternel ?

JUDITH

                        Il ne faut pas exagérer.

KÉZIA

Ainsi, les dieux de bois devant vous se prosternent !
Me direz-vous en quoi tout ceci me concerne ?

JUDITH

Ton impossible amour appelle ma pitié,
C’est pourquoi j’ai voulu te prendre en amitié.

KÉZIA

C’est bien gentil. Pourtant, les Baals et les Achères
Feront ce qu’ils voudront, ce n’est pas mon affaire.
Je ne négocie pas, d’ailleurs avec les fous,
Aussi, ma chère dame, je prends congé de vous.

JUDITH

Kézia, je suis déçue par ton ingratitude
Et je pourrais punir une telle attitude.

KÉZIA

Me punir !

JUDITH

               À l’instant je te pourrais griller
Ou, telle une statue, ton corps pétrifier.
Je le puis, mais les dieux te font miséricorde
Et, puisque tu leur plais, une grâce ils t’accordent.
Tu recherches l’amour ici-bas, sous le ciel
Et rêves d’épouser le beau prince Joël.

KÉZIA

Tu es bien informée.

JUDITH

                                   Les esprits me renseignent.
Joël deviendra roi, tu partages le règne.
Est-ce donc par amour ou par ambition
Que s’élève en ton cœur telle prétention ?
La couronne siérait à ton front.

KÉZIA

                                               Que t’importe ?

JUDITH

Quelle témérité ! Me parler de la sorte !
J’aime ce caractère, et pour notre plaisir
J’ordonnerai des dieux qu’ils comblent tes désirs.
Les voici disposés tout à ton bénéfice
Et n’attendent de toi qu’un menu sacrifice.

KÉZIA

Que faut-il que je donne ?

JUDITH

                                        Quelques gouttes de sang,
Et réveiller un mort en brûlant de l’encens.

KÉZIA

A-t-on jamais vu faire une chose pareille ?

JUDITH

Le roi Saül, un jour, dans l’antre d’une vieille,

Du Shéol embrasé fit monter Samuel.
Qui réveillerais-tu pour le prince Joël ?

KÉZIA

Personne, et je ne veux toucher à la magie,
Au culte des ancêtres ou bien l’astrologie.

JUDITH

Allons ! Rien qu’une fois, par les dieux de Damas !
Et je te fais monter le monarque Ézéchias.

KÉZIA

Ce bon roi méritait qu’on le laissât tranquille
Et ne le dérangeât pour des causes futiles.
Et qu’a gagné Saül par-devant l’Éternel
Quand il eut réveillé l’esprit de Samuel ?
La perte résolue de ce despote immonde.

JUDITH

Quelle incrédulité ! Le diable te confonde !

KÉZIA

Ézéchias n’a-t-il pas brisé tous les pieux
Et les troncs consacrés aux cultes odieux ?
N’a-t-il pas du pays chassé l’idolâtrie,
Confondu des devins l’ignoble fourberie ?
N’a-t-il pas rappelé les lois de notre Dieu,
La sainte volonté du créateur des cieux
Qui de par la Torah dans nos cœurs se dévoile ?
N’a-t-il pas interdit d’adorer les étoiles,
Et de servir Milkom, et d’invoquer les morts,
Et les statues de pierre, de bois, d’argent et d’or ?
N’a-t-il pas déclaré dans le rouleau du livre :
Tu ne dois pas laisser la magicienne vivre ?

JUDITH

Alors, pour me frapper, folle, qu’attendez-vous ?
Le devoir vous appelle à me trancher le cou.
C’est assez palabré. Vous n’êtes qu’une sotte
Et c’est assez donner pour vous, morne bigote.
Redoutez que mon sang ne se porte à bouillir,
Car, pour votre chignon, ça pourrait mal finir.

KÉZIA

C’est à n’en point douter le lot de notre époque
D’être à jamais cerné d’une armée de loufoques !

© 2024 Lilianof

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