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Le Maestro

Si je devais me décrire, je dirais que j’ai un style plutôt vintage – en mode classe intemporelle. Je suis plutôt accommodant, du genre à arrondir les angles, tu vois. Et surtout, j’aime que les gens me regardent. Cela peut sembler un peu orgueilleux dit comme ça. Mais c’est vrai : je ne laisse pas les gens indifférents. À ma vue, ils s’arrêtent souvent. Je les vois sourire, parfois grimacer ou encore pleurer. Peu importe qui ils sont en dehors, avec moi, je sais qu’ils sont juste naturels, sans artifice. Ils n’apprécient pas toujours ce que je leur renvoie, je le sais bien. Mais ils savent aussi qu’ils ne peuvent rien me cacher. Je dirais que je les aide à s’améliorer, à se connaître. Et ça, ça me fait du bien. Je suis entièrement dévoué aux occupants de cette maison.

Par contre, c’est vrai que parfois, j’aimerais recevoir un peu la pareille. À mon arrivée, j’étais bien chouchouté. Mais c’était il y a longtemps. Certes, je suis toujours utile, mais j’ai l’impression que personne ne remarque que je suis de plus en plus sale. Ma vue est devenue trouble et je n’ai plus l’impression de tenir très droit. Je fais beaucoup d’efforts pour garder la face. Mais pourquoi ne voient-ils pas que j’ai besoin d’aide ? Parfois, on me frotte très grossièrement avec un bout de papier douteux. Mais je ne trouve pas ça très efficace. La crasse et la poussière restent mes meilleurs amis.

Mon sort s’est scellé pour de bon le jour de l’accident. Un grand courant d’air et c’était fini. Je suis au sol, sonné, un côté cassé et plusieurs coupures. Mes blessures impressionnent. J’espère qu’on va m’aider, j’espère pouvoir vite reprendre ma place, comme si de rien n’était. Mais je les sens complètement dépassés. « Trop grave », « irrécupérable », « facilement remplaçable », « annonciateur de malheur ». J’ai vite compris qu’on ne voulait plus de moi ici.

Adieu ma classe intemporelle et ma prestance. C’est désormais sur un trottoir que j’ai ma place. Je n’y voyais plus bien, mais je me rappelle le bruit des passants, les mauvaises odeurs, le vent froid… Je me sens tellement sale. Et surtout cette impression de grand vide. Je n’étais plus bon à rien. Mon cœur était brisé.

C’est dans cet état misérable que m’a trouvé le Maestro. Sa voix douce, je ne l’oublierai jamais :

« Tu as de la valeur pour moi. »

Je ne pense pas que ce soit à moi qu’il parle, vu mon état. Et pourtant, je sens qu’on me soulève délicatement.

« Laisse-moi te sortir de là. »

Avec beaucoup de calme, il m’enveloppe dans une couverture et m’emmène avec lui. Je ne sais même pas où nous allons.


Me voici désormais dans un endroit assez apaisant : l’atelier du Maestro ! Il me fait faire un petit tour express. Il semble y avoir pas mal d’objets entreposés, me semble-t-il percevoir. Pourtant, je redeviens vite le centre de l’attention du Maestro. Le voici qui me regarde sous tous les angles. Il prend des notes et des mesures. Je ne me fais pas d’illusions : il se rendra très vite compte que je ne lui sers à rien et me remettra à la rue… Et pourtant, je le vois s’affairer dans tout l’atelier. Je l’entends fouiller, découper, tapoter… Je me raidis encore plus. Que va-t-il me faire ?

Comme s’il devinait mes pensées, je l’entends dire :

« Je ne suis pas là pour te faire du mal. Fais-moi confiance et j’agirai. »

Je ne sais pas trop à quoi m’attendre. Mais bon, je n’ai pas d’autre perspective. Alors pourquoi pas ? Ce n’est pas comme si j’avais encore quelque chose à perdre.

Le Maestro opère méticuleusement. Je sais que je suis devenu repoussant, mais il ne semble pas s’y arrêter. Ses chiffons blanc pur sont maintenant tous sales. Il frotte avec énergie chaque recoin, tout y passe. Même mes taches les plus tenaces ne l’arrêtent pas. Savon, eau chaude, vinaigre… Ce n’est pas toujours agréable, voire aïe, aïe, aïe, douloureux. Mais à force, je commence à sentir les effets. J’y vois de plus en plus clair.

Soigner mes cicatrices est une autre histoire. Depuis mon accident, elles se sont bien étendues. Et le temps passé dans la rue n’a fait que les aggraver. Je frémis quand le Maestro les effleure de ses mains. Elles me font encore tellement mal.

« Ne t’inquiète pas, j’ai ce qu’il te faut. Avec ça, elles disparaîtront durablement. Je guéris ceux qui ont le cœur brisé et soigne leurs blessures. »

Aidé d’une spatule, il applique avec soin une résine sur toutes mes fissures. Il s’assure qu’elle pénètre en profondeur, puis la laisse reposer. Il faut laisser le temps agir.

Quand j’ouvre à nouveau les yeux, je suis ébloui par la lumière du jour ! Qu’est-ce que c’est agréable de voir à nouveau sans ces couches de poussière et ces fissures. Tout est tellement plus beau, plus lumineux.

« Si tu pouvais te voir comme je te vois, une vraie merveille ! Tu as un tel éclat ! »

Je vois enfin le reflet de « mon sauveteur » qui se dresse devant moi. J’ai vu beaucoup de visages dans ma vie, mais jamais un comme le sien. Il a quelque chose de magnétique dans ses yeux qui me fascine. J’y lis une profonde tendresse.

« Une dernière chose, mon ami, si tu le permets ? »

Il tient dans sa main le plus beau cadre que j’ai jamais vu. Un grand cadre en bois blanc dans lequel sont sculptés de petits motifs végétaux.

« J’ai fait ce nouveau cadre spécialement pour toi ! L’autre est beaucoup trop abîmé ! Tu as besoin d’un cadre solide, je t’offre celui-là. Je veux que tu n’oublies jamais que tout est possible. »

Je ne pouvais pas y croire ! Évidemment que je voulais ce nouveau cadre ! Qu’est-ce que j’avais fait pour mériter autant d’amour ? Cet homme avait changé ma vie. Je suis métamorphosé.


Les années ont passé, et je suis toujours dans l’atelier du Maestro. J’ai eu l’honneur de voir le Maestro en transformer des millions comme moi. Chacun son histoire, chacun sa propre apparence, mais chez tous, ce sentiment d’être enfin réhabilité et réparé grâce à lui. Je suis aux premières loges, car le Maestro m’utilise pour refléter son travail. Quel bonheur de les voir tous, tout cassés qu’ils étaient, retrouver vie entre ses mains. Je ne me suis jamais autant senti à ma place qu’auprès de lui. Je suis encore plus brillant et éclatant.

Et c’est un honneur de voir dans ma glace apparaître ce beau panneau accroché au mur :

« Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. Les choses anciennes sont passées. Voici, toutes choses sont devenues nouvelles. » (2 Corinthiens 5:17)

Mélanie Colonnette

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