Prose

Noël en chute libre

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Sautera ? sautera pas ? L’estomac plié sur la balustrade de fer qui protège les promeneurs d’un endroit particulièrement à pic du Grand Canyon, près de Bright Angel Point, Icare Faurillou, jeune homme d’une vingtaine d’années, ne détachait pas les yeux du fond du gouffre, et la pâleur de son profil faisait mal à voir. Il était venu là seul, en touriste, après avoir longtemps hésité à acheter un billet d’avion, excessivement cher pour ses économies, en cette période de congés de Noël.

L’idée lui était venue en écoutant un missionnaire américain, d’une église évangélique qu’il fréquentait occasionnellement, pour tromper son mal de vivre, et qui dans ses prêches vantait répétitivement les merveilles de la Création en général, et celle du Grand Canyon en particulier. Alors, l’argent le dégoûtant, sinon ce qui lui en fallait pour manger et payer son loyer, il avait fait le voyage…

Et voilà ! il y était maintenant devant cette merveille du monde… L’étonnement passé, ce n’était finalement qu’un trou, vide de signification, et pas même aussi grand que celui qu’il ressentait constamment en lui. Mettre fin à ses jours, il y avait songé bien souvent ; mais depuis son enfance il se savait aussi un peu lâche ; quand un gamin plus fort l’agressait, il n’osait pas répliquer ; et là, face à l’abîme, ses intestins faisait des nœuds, et ses mains crispées sur le métal fourmillaient de trouille, à la pensée de la chute.

Sur sa droite, à une cinquantaine de mètres, trois adolescents téméraires s’étaient aventurés sur un piton rocheux détaché de la paroi principale, et retenu à elle simplement par sa base. Assis les jambes ballantes dans le vide, riant et parlant haut, ils narguaient effrontément la frontière de la mort, au grand malaise des mères de famille, qui, par réflexe, serraient d’autant plus fort leur progéniture contre elles. Icare, se comparant à ces jeunes audacieux, eut brusquement trop honte de lui-même, et dans une impulsion désespérée, il enjamba le parapet, et sauta.

🌟

Les gens qui n’aiment pas la physique sont toujours surpris, et sceptiques, lorsqu’on leur explique qu’il n’est pas nécessaire d’aller en fusée dans l’espace pour savoir ce qu’un cosmonaute peut ressentir en état d’apesanteur. C’est pourtant la stricte vérité : il suffit de sauter d’assez haut, d’un plongeoir de piscine ou d’une attraction de fête foraine par exemple, pour que, dans les premières secondes de sa chute libre, le corps expérimente la remontée des fluides et des organes internes qui caractérise l’absence de pesanteur. La seule différence étant que le cosmonaute qui reste indéfiniment dans l’espace, finit par s’habituer à la nouvelle distribution de son sang et de ses masses molles, et ne ressent plus du tout la sensation excitante ou terrible d’accélération vers le bas.

Icare donc, tombait, sous l’effet de l’attraction terrestre. On raconte que devant une mort imminente et inévitable, certains revoient en film rapide défiler toute leur vie. Ce n’était pas le cas d’Icare ; son cerveau submergé d’effroi, ne contenait plus qu’une pensée, bien dérisoire en la circonstance. Lui-même un peu amateur de science, il se disait qu’en moins de huit secondes, il aurait quasiment atteint sa vitesse maximale, autour de 200 km/h, à cause de la résistance de l’air, que la sensation de chute disparaîtrait alors, et qu’il s’écraserait quelques secondes plus tard au fond du canyon.

Chose curieuse, au bout de cet intervalle de temps, qu’il avait assez correctement évalué, sa sensation de chute ne diminuait pas. Tournant alors ses yeux vers la paroi parallèle à sa trajectoire de fil à plomb, Icare stupéfait, s’aperçut qu’elle ne défilait que fort lentement, à une vitesse d’un demi-mètre par seconde, peut-être, soit cent fois moins que ce que prévoyait son calcul.

« Eh, je tombe non pas comme les boules de Galilée à la tour de Pise, mais comme un flocon de neige ! » se dit-il. Cette dernière comparaison, lui était suggérée inconsciemment par une sorte de vapeur ténue, blanche et brillante, qui l’enveloppait, qu’il finit par remarquer, et par fixer attentivement. La nuée s’accentuait, se mouvait comme les rides d’une voile qui faseye au vent, et soudain Icare reconnut les linéaments d’un visage, d’une beauté extraordinaire, et d’une majesté effrayante, qui le regardait intensément.

— Qui êtes-vous ?!! hurla Icare, pris de peur panique.
— Bright Angel, et vous êtes Icare… ça faisait un moment que je vous observais, sur le promontoire, avant que vous ne sautiez, répondit l’ange, d’un ton sévère.

Interdit et coupable, ne sachant trop comment il convient d’entamer une conversation avec un ange, Icare essaya d’entraîner le messager céleste sur le terrain de la physique, et balbutiant péniblement :

— Euh… c’est gentil de votre part, d’être venu à mon secours, en ralentissant ma chute… mais comment faites-vous ? vous avez une théorie spéciale de la gravitation ?
— Je n’ai pas du tout ralenti votre chute ! répartit l’ange, froidement, en ma présence, votre perception du temps est profondément altérée, c’est tout.
— Ah… je comprends… mais alors… je vais mourir ?
— Vous avez fait une folie !! dit Bright Angel, véritablement en colère. Vous autres fils des hommes, vous avez le chic pour choisir cette période de fin d’année où tout devrait vous pousser à remercier le Seigneur pour ses bontés, et pour le don incomparable de son Fils, et vous multipliez vos meurtres, vos suicides, vos enlèvements, vos exactions, vos haines, vos guerres ! J’aimerais bien savoir, pourquoi, à la fin ! Vous avez une théorie spéciale de Noël, Icare ?!!

Malgré ses dénégations philosophiques de l’existence de Dieu et de la réalité d’un monde surnaturel, Icare savait, ou plutôt sentait, qu’il venait d’attenter au caractère sacré de la vie d’une façon irrémédiable et probablement impardonnable. D’un autre côté, il en avait gros sur la patate comme on dit, de tous ses doutes, de toutes ses incompréhensions, et surtout de ce qu’il estimait être un silence perpétuel et indifférent de Dieu à son égard. Aussi, après quelques instants de mutisme, il éclata.

— Ma théorie de Noël, c’est que c’est une mauvaise blague ! Soyez heureux, qu’ils vous disent, parce que c’est Noël… mais moi, je ne suis pas heureux ! et je le suis d’autant moins, qu’on me commande de l’être. Les flonflons, les loupiotes, les sapins, les cadeaux, les jingle bells, tout ça c’est du vent ! ça ne correspond à rien de réel. Noël est non seulement une tradition idiote, mais une tradition cruelle, parce qu’elle ne fait que rappeler aux malheureux combien ils sont malheureux, aux gens seuls combien ils sont seuls.
«Allez voir le Grand Canyon à Noël, ô que ce sera beau, ô que vous serez heureux !»
Il est vide et nul, votre Grand Canyon à la c… !

L’ange, qui ne s’attendait sans doute pas à une sortie aussi violente, de la part d’un humain n’ayant plus que quelques instants à vivre, et qui était passablement vexé d’entendre parler de son Canyon dont il avait la garde, d’une façon aussi insultante, ne put s’empêcher une allusion ironique et blessante au prénom mythologique du jeune homme :

— Ah ah, Icare, perdu dans le dédale de ses pensées obscures, qui s’imagine pouvoir voler plus haut que le soleil, et que Dieu sans doute ! Vos parents étaient-ils donc prophètes, qu’ils vous choisissent un nom si ridicule ? Le Grand Canyon n’est vide que pour les aveugles comme vous, Monsieur. Mais ouvrez donc les yeux ! voyez l’éclat de ces décorations somptueuses que mon équipe met en place depuis un mois, admirez avec quel goût elles sont disposées.

Sur l’incitation de l’ange, Icare regarda à nouveau les murs du canyon. Et voici, les strates de roches de différentes couleurs, lui apparaissaient maintenant comme les fondements en pierres précieuses de la Jérusalem céleste. Dix myriades d’étoiles d’or et de boules de cristal, plus chatoyantes qu’aucun cerveau sous l’emprise du lsd n’en a jamais conçu, flottaient délicatement à l’alentour ; à intervalles réguliers des niches étaient pratiquées dans la paroi, et abritaient de délicats bibelots en jais et en cornaline, en péridot et en améthyste, représentant toutes sortes d’animaux et de créatures inconnues. Icare était soufflé.

— Ça n’est pas mal… reconnut-il.
— Ah ! et vous n’avez encore rien vu. Regardez au fond.

Au fond du Canyon s’étendait une mer de saphir, incrustée de motifs géométriques d’or et d’émeraude qui s’entrelaçaient et s’imbriquaient savamment jusqu’à l’infini ; à la place de l’ancien lit du Colorado se déroulait nonchalamment un ruban d’îlots, alternativement en marbre blanc et en rubis.

Juste à la verticale d’Icare, et donc au point de chute vers lequel il continuait d’avancer, à quelques mètres de la paroi, reposait sur le sol une pierre ovale d’une luminosité ineffablement douce. Icare reconnut immédiatement qu’il s’agissait d’un diamant rose extrêmement rare, et d’une valeur prodigieuse, parce qu’il avait lu le roman L’Étoile du Sud dans son adolescence. Autour du diamant des figurines en turquoise d’animaux du désert se regroupaient en cercle ; le roadrunner et le coyote, la salamandre et la tourterelle, le javelina et le jackrabbit, tous étaient là. Un peu plus loin, trois silhouettes montées sur des mules, se dirigeaient vers le diamant rose.

— Notre crèche… dit Bright Angel, pas peu fier. Puis d’un ton maintenant radouci, et d’une bienveillance toute parentale, il enchaîna :
— Icare, vous avez fait une grosse bêtise, et vous vous êtes mis dans une situation délicate. Mais si vous y songez bien, votre condition n’a changé qu’en apparence, elle reste en réalité semblable à celle de tous les autres hommes.
— Comment cela ?
— Parce qu’eux aussi se dirigent sûrement et inéluctablement vers la mort ; et par conséquent, vers une rencontre avec qui nous savons. Il n’y a entre vous et eux, qu’une différence d’échelle temporelle.
— Justement, j’allais vous demander : ne pourriez-vous pas la modifier un peu cette échelle ? mettons par exemple que l’écoulement du temps soit inversement proportionnel à la distance qui me sépare de la pierre…
— Faites attention Icare, ma patience a des limites ; je sais parfaitement ce que c’est qu’un logarithme, et que dans ce cas vous n’atteindriez jamais le fond, n’essayez pas de jouer au plus fin avec moi ! C’est une affaire sérieuse, il s’agit du sort éternel de votre âme, allez-vous, oui ou non croire ?
— Aussi magnifique soit votre crèche, elle n’est qu’une image ; une représentation de faits supposés. C’est pourquoi me demander de croire l’Évangile, est particulièrement injuste de votre part.
— Comment cela, injuste ?
— Mais oui ! d’après ce même Évangile, vous les anges, et les apôtres aussi, vous l’avez vu ce sauveur. Vous étiez là à sa naissance, avec les bergers, à sa résurrection, avec les femmes. Vous n’avez donc nul besoin de croire ces faits, puisque vous les savez ; pourquoi alors me demander à moi qui n’ai rien vu, de croire ?
— Vous vous trompez complètement. Croire et savoir sont deux opérations distinctes du cœur et de l’esprit ; même si nous, les bons anges, savons les faits de l’Évangile parce que nous les avons vus, nous avons cru dans le Seigneur bien longtemps avant cela ; c’est-à-dire que nous avons choisi de lui rester fidèles, et qu’en un mot nous l’avons aimé. De même, les apôtres et les témoins de Christ, lui ont volontairement ouvert leur cœur ; avoir vu les miracles ne les introduisait pas automatiquement dans une relation d’intimité avec lui. Or personne ne vous demande de savoir ce que vous n’avez point vu, mais de commencer à faire confiance à Dieu.
— Bah ! est-ce que Dieu se soucie de moi ? médiocre individu, perdu parmi des milliards d’autres. Je la connais, cette ficelle de prédicateur ; et vous ne m’attraperez pas avec. Si Dieu existe, il ne s’intéresse pas à moi.

Cette obstinée ingratitude de garnement boudeur, en était décidément trop, même pour la longanimité surnaturelle d’un séraphin.

— Quoi ! Dieu vous fait naître, vous fait grandir, subvient à tous vos besoins, vous envoie depuis l’autre côté de l’Atlantique un missionnaire pour vous annoncer son Évangile, déploie devant vous des merveilles de la Création que tout le monde ne peut se permettre de visiter, vous dépêche un ange au moment où vous allez périr, et vous mettez en doute sa bonté ! et vous osez prétendre qu’il ne se soucie pas de vous !
Et en plus… en plus… hoqueta l’ange, qui suffoquait presque sous le coup de l’indignation, en plus, vous avez le toupet de vous appeler Icare Faurillou ! Et bien je vous laisse : Happy landing !

En un clin d’œil le canyon s’éteignit, la mer de saphir disparut, laissant place à la roche brute, qui grossissait à une vitesse effrayante. Icare, terrorisé, incapable de respirer dans le puissant courant d’air, compta mentalement :
5, 4, 3, 2, 1, CONTACT !!!

🌟

La formidable ruade qu’Icare lança, tandis qu’il se cabrait sur le canapé sur lequel il s’était assoupi, envoya valser la cafetière à l’autre bout de la pièce, où elle se brisa en mille morceaux ; hélas aussi, la bouteille de rhum aux trois quart pleine, qui se trouvait avec elle sur la petite table basse, et qu’il regretta plus tard. Le dormeur, bien réveillé à présent, contemplait placidement ce désastre, encore sous le coup d’un rêve si étrange.

Enfin il se leva, et jouant de la serpillière, de la pelle et du balais, remit la chambre en ordre. Par terre près du canapé, il ramassa le catalogue de l’agence de voyage ouvert à la page où il avait surligné les prix des billets pour Phoenix. A çà non, il n’allait pas l’acheter, ce billet d’avion, après un tel cauchemar ! l’Arizona, ce serait pour une autre fois, ou jamais peut-être… Sur le bureau où il replaça le catalogue était un magazine, qu’il avait rapporté de l’église, et qui racontait les histoires de chrétiens persécutés dans divers pays du monde. Icare s’assit, et le feuilleta.

Tiens, se dit-il, je vais faire un don pour ces pauvres gens, ce sera un bon geste. Et il sortit son chéquier du tiroir.

— Allez, combien je mets ? 100 €, 200 € ? ce sera un chouet cadeau de Noël !
— Tu vas mettre le prix du billet, puisque tu ne viens pas… dit une voix dans son dos.

Icare devant son chéquier, le stylo à la main, éprouva alors une sensation de déjà-vu, qui renvoyait à son rêve, quand il était appuyé à la barrière, avant de sauter. C’était quand même une très grosse somme, à laquelle il se demandait s’il allait renoncer. Mais Icare se sentait inexplicablement différent ; c’était comme si la sensation de chute libre ne lui faisait plus si peur, comme s’il avait apprivoisé le vide ; où plutôt non, le vide en réalité n’existait pas, il y avait quelqu’un ! Quelqu’un qui prenait, et qui prendrait toujours soin de lui. Icare écrivit sans trembler la somme, signa, et sut qu’il était heureux.

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