Classiques·Réflexions

Pourquoi Corneille n’a-t-il pas été notre Shakespeare ?

François Bonifas (1837-1878) a été une colonne de la Faculté de Théologie de Montauban, ce bastion spirituel français, qui au xixe siècle sut maintenir l’intégrité de l’Évangile contre les assauts d’un libéralisme prétendument réformé, qui voulait le dépouiller de tout caractère surnaturel. Son nom n’est aujourd’hui connu que par un petit nombre, et à cause de l’édition posthume de ses cours, en un livre remarquable, l’Histoire des Dogmes de l’Église Chrétienne.

F. Bonifas a cependant laissé d’autres écrits au cours de sa brève vie : une étude sur la Théodicée de Leibniz, une autre sur la Doctrine de la Rédemption dans Schleiermacher, quelques articles de revues théologiques, dont celui que nous rééditons ici, sur Pierre Corneille, le glorieux tragédien français. En lisant la question surprenante de son titre, chacun se demande d’abord en quoi elle a bien pu intéresser un pasteur évangélique ! Indépendamment de sa carrière d’enseignant en théologie, Bonifas était un vrai littéraire, aimant la littérature pour elle-même, mais on devinera surtout dans la réponse qu’il apporte, sa profonde préoccupation sur les causes spirituelles de ce qu’on a convenu d’appeler depuis longtemps, sans pouvoir le définir précisément, le mal français.

Corneille et Shakespeare ! Peut-on rapprocher ces deux noms autrement que pour les opposer l’un à l’autre ? Qu’y a-t-il, en effet, de plus dissemblable que les deux types dramatiques qu’ils représentent ?

Un drame immense où viennent se peindre, comme en un mouvant tableau, la vie et l’homme tels qu’ils sont : la vie, avec la multiplicité bruyante de ses complications et de ses contrastes, avec ses grands et ses petits côtés, ses incidents vulgaires et ses catastrophes tragiques ; l’homme avec son rire et ses larmes, et cet étonnant mélange de grandeur et de misère qui a inspiré à Pascal une page immortelle. Une action qui se prolonge pendant une longue suite d’années à travers les vicissitudes les plus diverses ; une scène qui se déplace à chaque instant et où se pressent de nombreux personnages appartenant à toutes les classes de la société ; un langage, enfin, qui est celui de la vie ordinaire et qui se prête avec une merveilleuse souplesse à toutes les situations, tantôt simple, familier, trivial même jusqu’à la grossièreté, tantôt plein de noblesse, de passion et de poésie : — voilà la tragédie de Shakespeare.

Tout autre nous apparaît la tragédie classique. La forme en est sévère et pure. Nulle confusion du genre tragique et du genre comique, du rire et des larmes. La tragédie est devenue une grande dame et sa dignité ne lui permet pas de se compromettre avec cette roturière qui s’appelle la comédie. Aussi parle-t-elle un langage choisi, plein d’élégance et souvent de recherche. Même lorsqu’elle se passionne, elle ne descend jamais jusqu’à la familiarité. Elle reste digne et correcte quand la situation lui commande d’être simple. Les personnages aussi sont des personnages de choix : des rois, des demi-dieux, des héros, entourés de quelques confidents, tous gens de bonne compagnie qui sont là pour leur donner la réplique et leur permettre de se raconter eux-mêmes aux spectateurs. Une action unique, simple, rapide, qui, de scène en scène, se hâte vers le dénouement et qui se prête sans effort aux règles tyranniques des trois unités ; très peu d’événements, et des événements qui se passent toujours loin de la scène ; le drame concentré tout entier dans l’âme des personnages, où se trouvent aux prises le devoir et la passion, où les passions contraires violemment opposées l’une à l’autre : — voilà la tragédie classique dont Corneille passe à bon droit pour être le père.

Et cependant Corneille semble appartenir par bien des côtés à l’école qui s’est appelée de nos jours l’école romantique. S’il était né quelques années plus tôt, il aurait pu devenir notre Shakespeare et pousser la tragédie française dans de tout autres voies que celles où elle a marché après lui.

Je ne prétends pas que le génie de Corneille fût de tous points semblable à celui de Shakespeare. Il était aussi grand sans être aussi complet. Avec moins de barbarie, Corneille avait moins de puissance, moins de profondeur et aussi de souplesse, moins de fécondité poétique et d’éclat dans l’imagination. Mais il appartenait à la même famille d’esprits. Il était le frère de Shakespeare par la hardiesse de ses conceptions et la vigueur singulière avec laquelle il exécutait ce qu’il avait conçu. Il avait, comme lui, cette spontanéité vive et primesautière qui rencontre le sublime sans le chercher et qui trouve ces mots profonds qui sont comme les divinations du génie. Il avait enfin la même indépendance d’allures, la même fierté un peu farouche qui pousse les hommes supérieurs à chercher les chemins non frayés, afin d’y marcher seuls, en laissant après eux leur trace lumineuse. Il vivait solitaire au fond de sa province, loin des influences de Paris et de la cour, et dans une complète ignorance des règles que, plus tard, il devait si religieusement observer. Son caractère, comme son génie, semblait le prédestiner à suivre la route où l’avait précédé Shakespeare.

Si l’on voulait des preuves de ce que j’avance, j’invoquerais d’abord les premières pièces de Corneille. Deux écoles dramatiques — si l’on peut s’exprimer ainsi — se trouvaient en présence au moment où il commença à écrire pour le théâtre. C’était, d’un côté, l’école de Jodelle, qui avait inauguré ce que l’on pouvait appeler la « tragédie de collège », inintelligente et servile copie de la tragédie grecque, dont on prétendait reproduire toutes les formes avec une scrupuleuse exactitude. C’était, de l’autre, l’école d’Alexandre Hardy, le plus fécond dramaturge de son temps, dont la verve inépuisable suffisait à défrayer seule le théâtre de l’hôtel de Bourgogne. Il avait mis à la mode la « tragi-comédie », imitée du genre espagnol, sorte de roman héroïque, bizarre et compliqué, où se mêlaient, comme dans les drames de Shakespeare, le sérieux et le bouffon.

Ce fut Alexandre Hardy que le jeune Corneille prit pour modèle. Mélite, sa première pièce, malgré le nom de comédie qu’elle porte, est une tragi-comédie dans le goût espagnol, fort semblable à celles que Hardy avait rendues populaires sur notre théâtre. Les pièces qui suivirent Mélite appartiennent toutes au même genre et ne sont pas plus régulières. Ce ne sont, à vrai dire, que d’imparfaites ébauches, et les fautes de toute sorte y abondent. Mais il y a de l’invention, de la verve, du mouvement, des traits heureux et d’originales saillies. Par la liberté de leurs allures, par la façon large et hardie dont le sujet est conçu, elles rappellent les drames de Shakespeare dans lesquels il est resté inférieur à lui-même. Et lorsque, après ses premiers tâtonnements dramatiques, après Mélite et après Médée, Corneille eut enfin trouvé sa voie et pris conscience de son génie, c’est encore aux Espagnols qu’il alla demander ses inspirations.

Le Cid, qui fut son premier chef-d’œuvre, est une « tragi-comédie ». Corneille suit donc toujours la même route, et sur cette route il rencontre encore Shakespeare. Le Cid, en effet, rappelle par plus d’un côté les drames de Shakespeare. C’est la même largeur dans les conceptions poétiques et la même hardiesse heureuse dans l’exécution : que l’on compare, par exemple, le Cid à Roméo et Juliette, et l’on sera frappé des ressemblances profondes qui rapprochent ces deux œuvres si différentes au premier aspect.

Et d’abord, c’est le même sujet : l’amour, mis aux prises avec les événements les plus tragiques, surmontant toutes les épreuves et triomphant de tous les obstacles. Rodrigue et Chimène, comme Roméo et Juliette, s’aiment en dépit de la fatalité des circonstances qui se conjurent pour creuser entre eux un abîme. Dans l’œuvre de Corneille, comme dans celle de Shakespeare, ce sont les luttes et le triomphe de cet amour qui font le véritable intérêt de la tragédie en même temps que l’unité de l’action. Aussi Corneille a-t-il soin de mettre en présence Chimène et Rodrigue après chacune des complications nouvelles qui viennent traverser leur amour. Voilà pourquoi nous trouvons, au troisième acte et au cinquième, deux scènes entièrement semblables, lesquelles, au premier abord, semblent faire double emploi, mais qui sont, en réalité, les deux scènes capitales du drame et comme le double nœud de l’action. Nous retrouvons dans Roméo et Juliette deux scènes exactement correspondantes.

Cette ressemblance des sujets et de l’ordonnance générale du drame n’est pas la seule. Des deux côtés c’est la même vérité, le même charme dans les peintures ; c’est la nature humaine prise sur le fait. Malgré les sacrifices que Corneille a dû faire au mauvais goût de son siècle, et en dépit des couleurs plus discrètes qu’imposaient à son pinceau les idées et les mœurs de la société pour laquelle il écrivait, nous retrouvons dans le Cid le cœur de l’homme tel qu’il est ; on y entend le langage de la véritable passion ; l’amour y conserve sa candeur et son ingénuité. Quand les situations sont analogues, Corneille parle comme Shakespeare, avec le même accent, la même hardiesse et la même simplicité. Relisez, par exemple, la scène où Chimène et Rodrigue se retrouvent après la mort du comte, et relisez ensuite, dans Roméo et Juliette, la fameuse scène du jardin des Capulets, vous trouverez dans Corneille comme un vivant écho de Shakespeare :

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