J’ai voulu vous montrer d’abord par quel miracle l’art des vers réalise pleinement et fixe éternellement cette aspiration sublime de l’âme humaine, la Poésie. Bientôt je commencerai, de cet art, à vous enseigner les règles certaines et précises, tout en essayant de vous communiquer en chemin, par la beauté des exemples, l’instinct des lois mystérieuses qui ne peuvent être réduites en formules et en préceptes. Aujourd’hui, laissez-moi vous dire pourquoi j’ai entrepris cet ouvrage, et ce que j’en attends pour vous tous qui le lirez, si vous voulez bien le lire avec l’attention, avec la piété que je saurai mettre à l’écrire.
J’en attends pour vous, ô mes chers lecteurs, et, par surcroît, pour moi-même, un élargissement et un ennoblissement, une consolation, une pacification, une illumination de tous les jours de la vie. En quelque obscurité de condition que le hasard vous ait fait naître, à quelque médiocrité de fortune que vous vous trouviez attachés, je vous promets, — si, par l’initiation à leur art, vous arrivez à comprendre, à pénétrer, à vous assimiler pleinement le génie des poètes, — je vous promets de vous ouvrir des sources de joie, grâce auxquelles plus d’un éclat vous paraîtra pâle et plus d’une grandeur petite. Car, en étant à même de communier ainsi avec les poètes, vous aurez atteint, vous aurez égalé la vie supérieure que les plus nobles esprits et les plus grands cœurs de tous les siècles auront vécue aux heures les plus hautes et les plus généreuses de leur passage parmi les hommes. Écoutez Lamartine, à la huitième vision de la Chute d’un Ange :
Des hommes dont les sens obscurcissent moins l’âme,
Dont le cœur est mobile et profond comme l’eau,
Dont le moindre contact fait frissonner la peau,
Dont la pensée, en proie à de sacrés délires,
S’ébranle au doigt divin, chante comme des lyres,
Mélodieux échos semés dans l’univers
Pour comprendre sa langue et noter ses concerts…
Ceux-là, fuyant la foule et cherchant les retraites,
Ont avec le désert des amitiés secrètes ;
Sur les grèves des flots en égarant leurs pas,
Ils entendent des voix que nous n’entendons pas :
Ils savent ce que dit l’étoile dans sa course,
La foudre au firmament, le rocher à sa source,
La vague au sable d’or qui semble l’assoupir,
Le bulbul à l’aurore et le cœur au soupir.
Les cornes des béliers rayonnent sur leurs têtes.
Écoutez-les prier, car ils sont vos prophètes :
Sur l’écorce, ou la pierre, ou l’airain, écrivez
Leurs hymnes les plus saints pour l’avenir gravés ;
Chargez-en des enfants la mémoire fragile,
Comme d’un vase neuf on parfume l’argile ;
Et que le jour qui meurt dise aux jours remontants
Le cri de tous les jours, la voix de tous les temps !
C’est ainsi que de Dieu l’invisible statue,
De force et de grandeur et d’amour revêtue
Par tous ces ouvriers dont l’esprit est la main,
Grandira d’âge en âge aux yeux du genre humain,
Et que la terre, enfin, dans son divin langage,
De pensée en pensée achèvera l’image !
Oui, voilà bien à quelle plénitude de vie vous vous trouverez associés par le commerce intime avec les poètes. Au milieu de ces vers admirables, il en est un, bien simple, que je n’ai pu transcrire sans que de chers souvenirs me remontassent au cœur, c’est celui-ci :
Et ce qu’il me rappelle, c’est l’éveil en moi du sens poétique, c’est la révélation de la Poésie telle qu’elle me fut faite, en mon plus jeune âge, sur les genoux maternels. Et j’ai tant dû à cette initiation première qu’en essayant d’initier autrui à tout ce que contient le langage des vers, il me semblera que c’est une dette que je paye. Oh ! le « Petit oreiller » de la tendre Marceline Desbordes-Valmore !…
Plein de plume choisie, et blanc, et fait pour moi,
Quand on a peur du vent, des loups, de la tempête,
Cher petit oreiller, que je dors bien sur toi ! …
Que de fois il fallut que ma mère me les répétât, ces doux vers, jusqu’à la prière finale :
Un petit oreiller qui le fera dormir !
Et lorsque je les sus par cœur, ce me fut encore une récompense que de les lui entendre redire, si j’avais été sage. Et ce fut la clé d’or qui m’ouvrit à jamais la porte des rêves. A présent, Corneille peut venir, avec le Cid, soulever d’enthousiasme héroïque le petit collégien qui pleurait de tristesse derrière les barreaux de sa prison. Et vous pourrez lui donner bientôt les Méditations de Lamartine ; il les cachera, comme un trésor volé, dans le fond de son pupitre, d’où il les tirera, vingt fois par jour, pour les lire, relire et apprendre, pour transformer en mélancolie délicieuse et consolée sa morne détresse de tout à l’heure. Et quand il sera devenu un homme, — et ici je ne parle plus de moi, mais de vous peut-être, — quand il se demandera comment il a échappé à certaines souillures, protégé contre les vents mauvais la pure flamme de l’amour, élevé dans son cœur un autel à la pitié, gardé l’espérance, évité un peu de mal, fait un peu de bien, il vous dira qu’il le doit surtout aux poètes. Les autres enseignent, mais l’oreille peut les entendre sans que l’esprit les écoute et que le cœur les croie : eux, les poètes, par le magique pouvoir du rythme, ils appellent, ils retiennent, ils insinuent, ils pénètrent. Comme une religion par le moyen des mythes, la Poésie prend des idées et les transforme en sentiments par le moyen des images, lesquelles sont des actions commencées, comme les actions sont des images réalisées ; car, entre l’idée pure et l’action, il y a un abîme que l’ébranlement de la sensibilité peut combler seul. Et c’est pourquoi la Poésie, souveraine maîtresse des images, est, pour ceux qui la comprennent et qui l’aiment, la souveraine maîtresse de la vie intérieure, prête à se réaliser en actes.
Les anciens le connaissaient bien, le pouvoir éducatif et comme religieux de la Poésie. Rappelez-vous ce que dit Platon au troisième livre de sa République, où, selon l’habitude des Grecs, il appelle « musique » la réunion de tous les arts du rythme : poésie, musique et danse : « La musique est la partie principale de l’éducation, parce que le nombre et l’harmonie s’introduisant de bonne heure dans l’âme du jeune homme, s’en emparant, y font entrer à leur suite la grâce, la beauté et la vertu. Et cela, dès l’âge le plus tendre, avant que d’être éclairé des lumières de la raison ; et, quand la raison sera venue, il s’attachera à elle aussitôt par le rapport secret que cet art aura mis entre la raison et lui. »
Et Pindare a dit en une de ses odes : « La Poésie fait la paix dans le cœur de l’homme et dans le monde. Elle désarme Arès et éteint le feu du ciel ; elle endort l’aigle même sur l’égide de Zeus, que baigne un nuage d’harmonie. » Magnifique image de cette vertu pacifiante de la Poésie qui fait de l’amour jusques avec de la haine, et du calme jusques avec de la colère, en les ordonnant par la vertu d’une harmonieuse cadence. Et c’est encore un parfait symbole de la Poésie éducatrice et pacifiante, que ce temple d’Éphèse évoqué par Victor Hugo dans son poème des Sept Merveilles du Monde :
Le peuple, en me voyant, comprend l’ordre et s’apaise ;
Mes degrés sont les mots d’un code ; mon fronton
Pense comme Thalès, parle comme Platon ;
Mon portique serein, pour l’âme qui sait lire,
A la vibration pensive d’une lyre ;
Mon péristyle semble un précepte des cieux ;
Toute loi vraie étant un rythme harmonieux,
Nul homme ne me voit sans qu’un dieu l’avertisse ;
Mon austère équilibre enseigne la justice ;
Je suis la vérité bâtie en marbre blanc ;
Le beau, c’est, ô mortels, le vrai plus ressemblant ;
Venez donc à moi, foule, et, sur mes saintes marches,
Mêlez vos cœurs, jetez vos lois, posez vos arches :
Hommes, devenez tous frères en admirant !…
Dans ces vers profonds et superbes, le beau n’est pas seulement devenu le vrai, il est devenu le bien ; il s’est transmué en justice, en fraternité, en amour.
Oui, les chefs-d’œuvre sont les vrais éducateurs des peuples ; leurs plus vrais législateurs, ce sont, et surtout ce devraient être leurs poètes, en qui l’on retrouverait, tout le reste fût-il détruit, l’essentiel de ce qui aurait été pensé, senti, voulu, agi par la race. Toute la Grèce est dans Homère ; Dante et Pétrarque ont fait l’Italie ; et quant à Shakespeare, écoutez ce qu’en dit le grand Anglais Carlyle :
« Si l’on nous demandait : « Voulez-vous abandonner votre empire indien où votre Shakespeare ? », réellement ce serait une grave question. Des personnages officiels répondraient sans doute en langage officiel ; mais nous, pour notre part, ne serions-nous pas forcés de répondre : « Empire indien ou pas d’empire indien, nous ne pouvons faire sans Shakespeare. L’empire indien s’en ira, en tout cas, quelque jour ; mais ce Shakespeare ne s’en va pas, il dure à jamais pour nous ; nous ne pouvons abandonner notre Shakespeare… Nous pouvons l’imaginer comme rayonnant en haut sur toutes les nations d’Anglais dans mille ans d’ici. De Paramatta, de New-York, en quelque lieu que soient des hommes anglais et des femmes anglaises, ils se diront les uns aux autres : « Oui, ce Shakespeare est à nous ; nous l’avons produit, nous parlons et pensons par lui… » Oui, vraiment, c’est une grande chose, pour une nation, que d’arriver à avoir une voix articulée, que de produire un homme qui exprimera mélodieusement ce que son cœur à elle pensea. »
Eh bien ! nous aussi nous les avons, nos Homère, nos Dante, nos Pétrarque et nos Shakespeare, qui expriment et qui exaltent « mélodieusement » le génie particulier de notre race, qui sont notre lien national et qui, de plus, par un rare privilège, sont plus qu’aucuns poètes du monde les miroirs de l’homme universel et les annonciateurs de l’humanité future.
Or, quel culte leur vouons-nous ? Hélas ! …
Il n’est pas d’humble « fraülein » qui, en quittant l’Allemagne pour aller servir, n’emporte dans sa malle l’Hermann et Dorothée de Goethe, ou les poésies de Schiller. Il n’est presque pas de maison anglaise où il n’y ait un Shakespeare ; et plus d’une pauvre « miss », venue en France pour élever nos enfants, rouvre chaque soir son Tennyson, et, par les Idylles du Roi ou la Princesse, reste en communication consolante avec l’âme de sa patrie, et avec un peu d’idéal.
Connaissons-nous bien, nous qui avons étudié, qui sommes des savants presque, tout ce que renferme de consolation et de joie, d’héroïsme et d’amour, le trésor de Corneille et de Racine, d’André Chénier, de Lamartine et de Victor Hugo, sans vouloir parler des vivants ? Dans combien de bibliothèques bourgeoises ne chercherait-on pas en vain un Alfred de Musset, un Leconte de Lisle, un Sully Prudhomme ? Il est des villes entières où l’on ne trouverait pas un seul volume des poètes modernes, à côté des vieux classiques jamais rouverts depuis le collège… Quant au peuple, il ne sait même pas les noms des uns ni des autres !
Et pourtant, on lit… Mais que lit-on, pour que l’obscénité monte, pour que la haine grandisse, pour que la volonté se dissolve, pour que la notion de l’amour se déprave, pour que le sens du bien et du mal aille en s’émoussant ?
Nul recours que dans les poètes, en qui, pendant des siècles, se sont concentrées les tendresses, les puretés, les énergies, les espérances de notre race, avec le pouvoir de les répandre, au moindre appel, sur la multitude des âmes.
Eh bien ! cette vertu de concentration et ce pouvoir d’expansion, la Poésie le doit à ces lois magiques, à cet art des vers sans la connaissance duquel les vers ne sont que des lignes inégales et vaguement sonores. Pour qui ne connaît point cet art, les vers semblent même, ô erreur ! avoir entravé la pensée ; pour qui le connaît, au contraire, ils l’ont délivrée, ils ont — et ils le pouvaient seuls — ouvert à son libre vol les perspectives infinies.
Apprenons ensemble l’art des vers. Le chemin que nous aurons à suivre sera quelquefois aride ; mais vous savez, à présent, à quels jardins enchantés il peut nous conduire : partons.