Félix le peintre·Théâtre

Félix le Peintre (1)

Drame en cinq actes
d’après une nouvelle de Nikolaï Vassilievitch Gogol

Personnages :

Félix Lecléantaud : le disciple
Paul Martignac : le maître
Nicolas : concierge
Duvivier : le propriétaire
Un huissier
Jacques Landrieux
 : journaliste
La comtesse de Villampuy
Lise
 : sa fille
Le général Dourquinat
La Marquise de la Tronche-Bobine
Eugène Duquatrain
 : poète
Auguste Siladorey : chef d’orchestre.
Camille Corot (1796-1875)[1]

La scène est à Paris, l’action commence en 1840.

Illustration : l’Église de Marissel, par Camille Corot.

« Seigneur, je savais que tu es un homme dur, qui moissonnes où tu n’as pas semé, et qui amasses où tu n’as pas vanné ; j’ai eu peur, et je suis allé cacher ton talent dans la terre ; voici, prends ce qui est à toi. »
Matthieu 25.24/25

Cette pièce est inspirée d’une nouvelle de Nikolaï Gogol : le Portrait. L’histoire se passe à Saint-Pétersbourg, et le personnage principal se nomme Tchertkov. Plutôt que planter mon décor en Russie et garder le nom des protagonistes tels que Gogol nous les a donnés, j’ai finalement choisi de transposer le récit dans un contexte parisien.

L’histoire, en elle-même, n’a rien de spirituel, mais elle peut le devenir. Par ailleurs, en matière de spiritualité, Gogol a mangé un peu à tous les râteliers sans jamais rencontrer Dieu.


[1] L’auteur s’est octroyé quelques libertés concernant la biographie de Camille Corot (pour le faire entrer dans le cadre).

ACTE PREMIER – La misère

La chambre de Félix, à Montmartre. Elle lui sert aussi d’atelier. C’est une mansarde mal éclairée, pauvrement meublée, mais il y règne un désordre artistique.

Scène Première

NICOLAS

(La pièce est vide. On frappe plusieurs fois à la porte. Nicolas se décide à entrer.)

La bête a quitté son antre. Comme d’habitude, il flâne à travers Montmartre. Il cherche l’inspiration au beau milieu de la place du Tertre, parmi tous les barbouilleurs de son espèce. Et s’il se mettait à travailler, au lieu d’étaler de la peinture sur la toile comme de la confiture sur du pain, il pourrait payer son loyer. Et si du moins la peinture était comestible comme la confiture et si la toile l’était comme le pain, ce pauvre garçon mangerait à sa faim. Comment va-t-il se tirer d’affaire ce mois-ci ? Crédit par-ci, crédit par-là ! « Accordez-moi une semaine, le temps de me retourner. » Duvivier n’accorde plus rien du tout. Depuis le temps que ce Raphaël à la manque le fait patienter, il a fini par perdre patience.

Ah ! Comment le lui dire ? 

(Il prend un tableau.)

C’est moi qui ai servi de modèle pour celui-ci. C’est qu’il ne se défend pas mal, le bougre. C’est ressemblant, on ne peut pas dire le contraire. Et puis, cette expression du visage, ce sourire, c’est tout moi quand je suis de bonne humeur. Il faut croire qu’il a du talent, mais le talent ne se mange pas.

« Tu verras, qu’il me dit toujours, dans cent ans, je serai célèbre. – Dans cent ans, je ne verrai rien du tout ! que je lui réponds, et en attendant tu as trois loyers de retard ».

Après tout, c’est peut-être un génie, ou alors c’est un fou. Qui saurait la différence ? Les grands artistes ont tous un petit grain dans la tête.

Ah ! J’entends ce vieil escalier qui grince. Est-ce notre Titien qui rentre ?

(Entre Félix, tenant un tableau enveloppé dans un drap.)

Scène II

NICOLAS – FÉLIX

FÉLIX

Eh bien ! Nicolas, je vois que tu entres chez moi comme dans un moulin !

NICOLAS

Excuse-moi, Félix, je ne savais pas si tu étais là, j’ai frappé et je suis entré. Je voulais te dire…

FÉLIX

Ce n’est pas grave, finalement, toi aussi, tu es ici chez toi.

(Tout en parlant, Félix déballe le tableau.)

NICOLAS

Quelle croûte ! Qui est-ce qui m’a peint cette horreur ? Pas toi, j’espère !

FÉLIX

Tu n’y connais rien à la peinture, à part celle des murs et des plafonds. Non ce n’est pas mon œuvre, c’est celle d’un génie injustement méconnu. Regarde un peu les traits de ce visage, et ces yeux… On dirait bien que cet homme est vivant.

NICOLAS

C’est incroyable ! J’ai l’impression qu’il me regarde et qu’il sonde le fond de ma conscience. Il me fait peur ce vieux bonhomme.

FÉLIX

Moi aussi, il me gerce le sang. C’est moi qu’il regarde à présent. C’est comme s’il voulait me parler. Qu’a-t-il donc à me dire ? Si je déplace la toile, son regard me suit.

NICOLAS

Ce tableau est ensorcelé, il a été peint par le diable. Ce vieillard, c’est Charon, le batelier maudit. Brûle-moi vite ce barbouillis avant qu’il s’anime pour te conduire en enfer.

FÉLIX

Ne dis pas de sottises. Je ne crois pas aux mythologies gréco-latines. Quant à ce portait qui te suit du regard, sais-tu quel peintre était le seul capable de rendre cette illusion ?

NICOLAS

Rembrandt ?

FÉLIX

Léonard de Vinci. Va donc lui rendre visite au Louvre, et tu verras si sa Mona Lisa ne te regarde pas de la même façon.

NICOLAS

Mais alors, cette toile que j’ai qualifiée d’horreur sans pareille, ce serait un Vinci.

FÉLIX

Qui sait ?

NICOLAS

Et si c’est un Vinci, il vaut une fortune !

FÉLIX

Va savoir.

NICOLAS

Il faudrait en être sûr. Où l’as-tu déniché ?

FÉLIX

Chez Casimir.

NICOLAS

Casimir, le brocanteur de la rue Lepic ?

FÉLIX

C’est cela.

NICOLAS

Il t’a vendu ça combien ?

FÉLIX

Le brigand m’en demandait cinq francs. Mais j’ai protesté. Je lui ai dit : « Deux francs, pas un sou de plus. » Il m’a répondu que c’était à peine le prix du cadre, mais il me l’a cédé.

NICOLAS

Deux francs pour un Vinci, la bonne affaire !

FÉLIX

Ce n’est pas un Vinci, ce serait trop beau ! D’ailleurs, il y a une signature : « Lambert ». Tu le connais ?

NICOLAS

Non. Mais c’est toi le connaisseur, pas moi.

FÉLIX

Moi non plus, ce nom-là ne me dit rien.

NICOLAS

Alors je voudrais que tu m’expliques : tu n’as pas même cinquante centimes pour acheter une miche de pain, et tu trouves deux francs pour t’offrir un portrait qui n’est même pas de Léonard de Vinci.

FÉLIX

Tu ne peux pas comprendre parce que je suis un artiste et que toi tu es concierge. Tu me sers de modèle à l’occasion, mais cela ne fait pas de toi un peintre. Le pain nourrit le corps, mais l’art nourrit l’esprit. C’est là ma faim véritable, et d’ailleurs, Jésus-Christ a dit : « L’homme ne vivra pas de pain seulement. »

NICOLAS

C’est vrai, mais il a ajouté : « mais de toute parole qui sortira de la bouche de Dieu ». La peinture n’a rien à voir dans le contexte.

FÉLIX

C’est dommage que Jésus ne s’occupât pas davantage du sort des artistes.

NICOLAS

Et puisque nous en sommes revenus aux considérations substantielles, j’étais venu te dire que monsieur Duvivier, propriétaire de cet immeuble…

FÉLIX

De ce taudis, tu veux dire.

NICOLAS

Appelle cette maison comme tu veux, donc monsieur Duvivier est passé, je l’ai éconduit poliment, mais il a dit qu’il repasserait en fin d’après-midi.

FÉLIX

Eh bien ! Qu’il repasse, s’il aime repasser ! S’il pouvait repasser ma chemise par la même occasion ! Et qu’est-ce qu’il veut, Duvivier ? Que je lui paie ses retards de loyer, évidemment ! S’il revient, fais-le patienter, comme d’habitude. Dis-lui que je le paierai quand j’aurai vendu une ou deux toiles.

NICOLAS

Tu ne vends jamais rien. Et cette fois-ci, il n’est pas venu seul. Il y avait un huissier avec lui.

FÉLIX

Ah ! Un huissier. C’est plus fâcheux. Bon, merci de m’avoir prévenu. Je verrai ce que je peux faire. Je m’arrangerai bien pour trouver de l’argent. Un huissier ! Il ne nous manquait plus que ça !

NICOLAS

J’entends venir. Tu attendais de la visite ?

FÉLIX

Oui, Paul Martignac, mon maître, et devine de quoi nous allons parler ?

NICOLAS

De peinture.

(Nicolas sort, entre Martignac.)

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