Acte premier (suite)
Scène III
FÉLIX – MARTIGNAC
MARTIGNAC
Comment va mon cher disciple ?
FÉLIX
À merveille, mon cher maître, si ce n’est mon estomac qui résonne comme une vieille cloche. Est-ce normal ?
MARTIGNAC
C’est souvent le lot des génies. Alors que les médiocres s’engraissent en se moulant dans les modes de ce siècle, les vrais artistes mendient leur pain et leur soupe. Moi-même, quand j’étais étudiant, j’avais mon hôtel particulier sous le Pont-Neuf. Et puis, j’ai commencé à me faire connaître. Mes plus belles toiles ne m’ont pas rapporté plus de vingt francs chacune, et maintenant, je ne suis guère plus riche. Mais que veux-tu ? Les musiciens et les poètes, d’ailleurs, ne sont pas mieux servis que nous. Ce qu’il te faudrait, c’est trouver un mécène, un baron ou une comtesse, quelqu’un de riche qui s’y connaisse en beaux-arts. Il pourvoirait à tes besoins matériels et tu pourrais te jeter à corps perdu dans les bras de ta muse sans te soucier de la soupe.
FÉLIX
C’est facile à dire ! Pour être connu, il faut avoir un mécène, et pour trouver un mécène, il faut être connu.
MARTIGNAC (regardant le portrait)
Mais quel portrait remarquable ! Comme ses yeux sont vifs. J’ai l’impression qu’il me fixe du regard. Cela me trouble. De plus, il me ressemble un peu, en beaucoup plus âgé. Quand j’aurai quatre-vingts ans, on croira que c’est moi qui ai posé pour toi, car c’est toi qui l’as peint, n’est-ce pas ?
FÉLIX
Euh ! Non. Un certain Lambert, un célèbre inconnu, tout comme moi. Ç’aurait pu être moi. Casimir me l’a bradé pour deux francs.
MARTIGNAC
Ah ! Casimir ! Celui-là, il vend n’importe quoi pour de la peinture. Deux francs ! C’est juste le prix du cadre, et encore ! La dorure est écaillée. Il aurait pu te faire un prix sur le cadre. En dehors de tout cela, qu’est-ce que tu peins de beau, en ce moment ?
FÉLIX
À vrai dire, pas grand-chose. L’inspiration, ça va, ça vient. Ces jours-ci, je me sens trop préoccupé pour créer efficacement. Ce loyer que je ne suis plus en mesure de payer… Je suis dans une phase grecque, mais je n’avance pas beaucoup.
(montrant une toile inachevée)
C’est Psyché. La peinture a bien avancé, mais je n’arrive pas à lui donner un visage. Une jolie femme sans tête. Cela fait déjà trois fois que je barbouille et que je rebarbouille. Rien à faire.
MARTIGNAC
Il faut persévérer, mon ami. Celui qui sème dans les larmes moissonnera dans les chants d’allégresse, et les plus grandes œuvres naissent dans la souffrance. Michel-Ange n’a-t-il pas peint le plafond de la chapelle Sixtine au prix de sa raison ?
FÉLIX
Devrai-je moi aussi finir dans la folie pour devenir un génie ?
MARTIGNAC
Qui sait, mon garçon, qui sait ? Tu ne serais pas le premier. Mais revenons-en à ton art. Tu n’ignores pas que les jeunes sont facilement tentés de suivre les modes de leurs temps. S’il le fallait, que choisirais-tu ? Une célébrité immédiate et éphémère, assortie d’un grand confort financier, ou bien une gloire posthume et séculaire, avec tout le lot de privations qui l’accompagne ?
FÉLIX
J’ai déjà fait mon choix. Un jour, je serai célèbre. Mes tableaux enrichiront les plus grands musées du monde. Mais que de sacrifices ! Devoir choisir entre acheter un tube de gouache ou un malheureux quignon ! Un jour, pourtant, mon talent, enfoui sous la terre, donnera naissance à une plante qui portera des fruits succulents.
MARTIGNAC
Pour qu’un talent porte du fruit, il ne doit pas être enterré.
FÉLIX
Je ne comprends pas.
MARTIGNAC
Sais-tu ce que c’est qu’un talent ?
FÉLIX
C’est une aptitude particulière pour toute sorte de création artistique.
MARTIGNAC
C’est aussi cela. Mais encore ?
FÉLIX
Je donne ma langue au greffier.
MARTIGNAC
Dans les temps anciens, un talent, c’était une barrique remplie de pièces d’or.
FÉLIX
Puisse le Ciel me donner l’un et l’autre !
MARTIGNAC
Crois-tu en Dieu ?
FÉLIX
Oui… Enfin non… Un peu… Ça dépend. Je vais à l’église de temps en temps, quand il y a un baptême, ou une communion, ou un mariage.
MARTIGNAC
Ou un enterrement. Quand viendra le tien, tu n’auras pas d’excuse pour t’y soustraire.
FÉLIX
C’est malin !
MARTIGNAC
Donc, tu ne connais pas Jésus-Christ.
FÉLIX
Si, un peu, j’allais au catéchisme quand j’étais petit.
MARTIGNAC
Tu ne le connais pas assez pour connaître l’histoire qu’il a racontée au sujet de ces précieux talents.
FÉLIX
Eh bien ! Monsieur le curé, refais-moi mon catéchisme, ça me rappellera mon enfance.
MARTIGNAC
C’est l’histoire d’une barbouze de la finance qui s’en va faire des affaires à New York, ou je ne sais où. Il appelle trois de ses collaborateurs et confie à chacun d’eux une partie de son capital : à l’un cinq talents, à l’autre deux talents, au troisième, un seul talent, mais c’est tout de même beaucoup d’argent. Au bout d’une longue absence, le patron retrouve son bureau, et il demande des comptes à chacun sur sa gestion.
FÉLIX
C’est normal.
MARTIGNAC
Le premier dit : « Voilà, vous m’aviez confié cinq talents, je les ai placés en banque au meilleur taux. Ils ont rapporté gros. – Très bien, dit le patron satisfait. Je te nomme directeur adjoint. » Le second a, lui aussi, placé l’argent intelligemment, et il a reçu une promotion.
FÉLIX
Ça aussi, c’est normal.
MARTIGNAC
Et le troisième, sais-tu ce qui lui est arrivé ?
FÉLIX
Il a boursicoté son talent, il a rapporté de l’argent à son patron, et il s’est trouvé adjoint du sous-directeur.
MARTIGNAC
Eh non ! Celui-là, il a enterré son magot, comme Harpagon, et il l’a restitué tel quel. Et en guise de promotion, il s’est fait virer à grands coups de savate.
FÉLIX
C’est ballot !
MARTIGNAC
Ce que je veux te faire comprendre, c’est que toi aussi, tu as reçu un talent. Ne l’enfouis pas. Il y a tant d’occasions de lui faire perdre sa valeur : l’attrait de l’argent, le succès facile, la recherche de critiques favorables… Mais il va falloir que je te quitte. Nous nous reverrons bientôt et je pourrais observer tes progrès. Travaille bien ta Psyché. Un garçon comme toi, qui sait apprécier les jolies femmes, ne devrait pas tarder à lui trouver un visage.
(Il sort.)
Scène IV
FÉLIX (regardant le tableau)
C’est vrai qu’il a quelques faux airs de Martignac. Ces éclairs dans les yeux, c’est tout lui quand il n’est pas content. « Il n’est pour voir que l’œil du maître. » Quelle idée j’ai eue d’acheter cette croûte !
Bien ! Il ne me reste plus qu’à attendre notre bienveillant propriétaire et son huissier d’injustice. Que vais-je devenir s’ils me mettent dehors ? Allons, ne pleurons pas avant que ça fasse mal ! Ce ne sont pas les ponts qui manquent à Paris. Essayons de nous détendre. Je me sens flapi, tout d’un coup ! Je piquerais bien une petite sieste.
(Il s’étend sur le lit, le tableau est face à lui.)
Ah non ! Si tu me regardes avec ces yeux là, ça ne va vraiment pas le faire !
(Il retourne la toile.)
Allez ! Dodo, toi aussi !
(Félix se recouche et s’endort. Tel une sorte de fantôme, le vieillard du tableau apparaît dans la chambre. Il porte un sac de toile dont il répand le contenu sur le lit. C’est une dizaine de rouleaux. Puis, il les remet dans son sac, sauf un qui a roulé à terre. Il disparaît. Félix ramasse le rouleau oublié.)
Dix mille écus ! Voilà qui fait bien mon affaire par les temps qui courent !
(Il se rendort en tenant le rouleau. Le « fantôme » revient et le lui reprend, puis disparaît de nouveau. Félix se réveille.)
Dix mille écus ! Où sont-ils passés ? Ah ! Ce n’était qu’un rêve. Quel dommage ! Une seule de ces pièces d’or aurait suffi à me tirer d’affaire.
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