Acte II (fin)
Scène V
FÉLIX – LA COMTESSE – LISE
LA COMTESSE
Bonjour monsieur, sommes-nous bien dans l’atelier du maître Félix Lecléantaud ?
FÉLIX
En effet.
LA COMTESSE
Et vous êtes le maître Félix Lecléantaud ?
FÉLIX
En personne, et pour vous servir.
LA COMTESSE
Regarde, Lise, c’est la première fois que tu pénètres dans l’atelier d’un peintre célèbre. Tu dois être émue.
LISE
Oui, maman.
LA COMTESSE
Mais, pardonnez-moi, j’ai manqué à la plus élémentaire des politesses. J’ai omis de me présenter. Je suis la comtesse Dorothée de Villampuy.
FÉLIX
Enchanté.
LA COMTESSE
Et voici ma fille Lise.
FÉLIX
Enchanté de même. Vous êtes ravissante. Ne rougissez pas, je le pense réellement.
LA COMTESSE
Est-ce que toutes vos œuvres sont exposées ici ?
FÉLIX
Seulement les plus récentes. Les autres me seront livrées cette semaine. Déplacer des œuvres d’art est une tâche bien délicate. Imaginez que ces bouviers de déménageurs m’en abîment une.
LA COMTESSE
Il ne vaut mieux pas l’imaginer.
(regardant le portrait)
Regarde, Lise, comme c’est charmant ! On dirait que ce vieil homme est vivant.
LISE
J’ai l’impression qu’il me dévisage. J’en aurai presque peur.
LA COMTESSE
Ne dis donc pas de sottises, ma fille… C’est vrai, moi aussi, j’ai l’impression qu’il me fixe du regard. Quel artiste à Paris serait capable de créer cet être aux yeux remplis de vie, si ce n’est Dieu lui-même ?
FÉLIX
Oh ! N’exagérons rien, chère madame. Je ne suis qu’un homme.
LA COMTESSE
Crois-en mon avis de connaisseur, ma fille, ce tableau siégera un jour au Musée du Louvre. Monsieur Jacques Landrieux a flairé le génie, et c’est un spécialiste en matière de beaux-arts. As-tu lu ce qu’il a écrit : « nos beautés seront sûres de se voir rendues dans toute leur grâce exquise. » Et tu fais partie de ces grâces exquises, ma chérie.
LISE
Voyons, maman !
LA COMTESSE
Cher maître, сe serais pour moi un honneur et une joie si vous vouliez bien faire le portrait de Lise. Votre prix sera le mien.
FÉLIX
Ce n’est pas l’argent qui me motive. Je devrais dire mille francs, mais comme vous m’êtes agréable et que mademoiselle est charmante, convenons de neuf cents.
LA COMTESSE
C’est entendu. Quand voulez-vous que nous commencions ?
FÉLIX
Maintenant, si vous voulez.
LA COMTESSE
Te sens-tu prête, ma chérie ?
LISE
C’est que… je ne suis pas vêtue ni coiffée comme il faut.
FÉLIX
Ne vous en inquiétez pas. Pour faire votre portrait, je n’ai besoin que de votre visage. Mon inspiration pourvoira à ce qui l’entoure.
LISE
Alors, allons-y.
(Lise prend la pose. Félix commence à peindre.)
LA COMTESSE
Surtout, mettez bien en valeur la finesse de ses traits.
FÉLIX
Oui, madame.
LA COMTESSE
Et surtout, faites ressortir la couleur de ses yeux.
FÉLIX
Vous pouvez me faire confiance ; je suis tout au service de ces jolis yeux là.
LA COMTESSE
Mais qu’est-ce que vous faites ?
FÉLIX
Quelque chose vous chagrine ?
LA COMTESSE
Cette espèce de jaune que vous lui collez sur la joue, ça ne va pas du tout !
FÉLIX
Rassurez-vous, madame, c’est juste une harmonie d’ombre et de lumière pour valoriser la clarté de son teint. Vous verrez, le résultat sera surprenant.
LA COMTESSE
Mais pour le moment, elle porte un air ictérique. Ça ne lui ressemble pas.
FÉLIX
Si vous voulez un portait à la fois beau et ressemblant, cela risque d’être difficile.
LA COMTESSE
Comment ?
LISE
Pardon ?
FÉLIX
Euh ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. Pardonnez-moi. Vous verrez, ce portrait sera une véritable merveille.
(Félix continue à peindre. On n’entend plus un mot.)
Eh bien ! Le travail a déjà bien progressé. Voyez plutôt. Peut-être voulez-vous prendre une pose.
LISE
Mais, cela fait déjà un bon moment que je prends la pose.
FÉLIX
Je veux dire, vous reposer un peu, vous détendre, prendre un peu l’air et revenir un peu plus tard. Pour la promenade, nous sommes tout près des Champs-Élysées.
LISE
Oh ! oui maman ! Les Champs-Élysées. J’ai tellement envie de visiter toutes ces boutiques !
LA COMTESSE
Tu vas encore me faire dépenser des fortunes en robes et en chapeaux. Eh bien soit ! Allons aux Champs-Élysées. À très bientôt, cher maître.
LISE
Au revoir, maître.
FÉLIX
Au plaisir.
(Sortent la comtesse et Lise.)
Scène VI
FÉLIX
Quel mignon modèle que voilà ! J’espère bien la convaincre de continuer à poser pour moi, et dans une tenue un peu moins puritaine, si vous voyez ce que je veux dire. Non, sa maman ne voudra pas. N’y pensons plus. Je ferais mieux de m’avancer dans mon travail en attendant leur retour. Voyons, pourquoi ai-je mis en place ce grand rectangle ? Ah oui ! La Transfiguration. Par où commencer ? Par le Christ ou par les apôtres ? Plaçons déjà le décor. Non, ça ne vient pas. Je ne peux pas peindre une scène religieuse alors que je ne pense qu’à cette fille. Quoi d’autre ? Ah ! Voilà ! Cette antiquité inachevée… Je sens que je vais faire une merveille. Il y a des jours où l’inspiration déborde. Aujourd’hui, ma muse a un prénom, elle s’appelle Lise.
(Il finit de peindre Psyché. Quand elle est achevée, Lise et sa mère entrent.)
Scène VII
FÉLIX – LA COMTESSE – LISE
LISE
Nous voici de retour, et nous avons fait de bonnes affaires.
LA COMTESSE
Bonnes affaires ! On voit bien, ma fille, que ce n’est pas toi qui tiens la bourse.
LISE
Je suis prête pour reprendre la pause. En aurons-nous encore pour longtemps ?
LA COMTESSE
Pour longtemps ? Mais voyons, ma petite Lise, tu vois bien que le maître a terminé son œuvre pendant que nous courrions les boutiques. Quelle merveilleuse idée de l’avoir peinte vêtue à la grecque ! Ça ne manque pas d’originalité. Je m’attendais à quelque chose de plus banal. À n’en point douter, vous êtes un génie.
FÉLIX
Euh… oui… enfin, non… c’est Psyché. Elle était si belle qu’Aphrodite elle-même en était jalouse, et elle lui a fait des tas de niches.
LISE
Et vous l’avez peinte sous mes propres traits. Je suis bouleversée.
FÉLIX
Comme je l’avais promis, j’ai fait de vous une huile à la fois belle et ressemblante.
LA COMTESSE
Nous étions convenus de neuf cents francs, mais elle vaut beaucoup plus. Je l’emporte pour deux mille francs.
FÉLIX
Non, je suis désolé, pas même pour cinq mille, ni pour dix mille.
LISE
Pourquoi ? Je ne vous comprends plus du tout.
FÉLIX
Nous allons terminer ce portrait que nous avons commencé, si vous le voulez bien, et vous l’emportez ce soir pour le prix convenu de neuf cents francs. En ce qui concerne Psyché, je suis heureux que cette toile vous plaise et vous serez la bienvenue dans mon atelier pour l’admirer aussi souvent que vous voudrez, et mon plus grand plaisir serait de vous voir tous les jours. Cependant, je tiens fermement à ne pas m’en séparer jusqu’à nouvel ordre, et savez-vous pourquoi ?
LISE
Non.
FÉLIX
Lorsqu’on a accroché la Joconde au mur du Musée du Louvre, les admirateurs ont dit : « Mais qui est cette belle femme ? – C’est Mona Lisa ». Elle avait le même prénom que vous, et c’est un bon présage. Lorsque ce chef-d’œuvre aura trouvé sa place dans l’un des plus grands musées du monde, les gens diront : « Mais qui est cette ravissante créature ? – C’est la jeune comtesse Lise de Villandry. »
LA COMTESSE
Villampuy.
LISE
Maître ! Je suis abasourdie. Jamais on ne m’a fait un tel compliment. C’est promis, je viendrai visiter votre atelier tous les jours. Vous serez un nouveau Léonard de Vinci, et je serai votre Mona Lisa.
LA COMTESSE
Ma fille, vous vous emballez un peu vite.
FÉLIX (à part)
Ah ça ! Quand les belles-mères s’en mêlent, il faut qu’elles gâchent toujours tout ! Belle-mère ! Qu’est-ce qui me prend ? Cette jolie petite comtesse est en train de me chavirer les neurones.
(à Lise)
Euh… Bien, reprenons. Regardez-moi bien en face avec cette expression attentive, vos deux mains croisées sur vos genoux, voilà, c’est parfait.
Chère Lise… Comment vous dire ? Nous nous connaissons à peine, mais cette rencontre est en train de tout bouleverser. Non seulement mon art, grâce à vous, va prendre une courbe décisive, mais ma vie… toute ma vie… Ô Lise, ma Psyché, je vous aime. Épousez-moi. Si vous acceptez, je serai l’artiste le plus heureux du monde. Si vous refusez, je perdrai la raison, comme Buonarroti, à moins que l’opium et la mort n’abrègent ma souffrance.
LA COMTESSE
On dit que Michelangelo Buonarroti a crucifié son modèle. Tu devrais faire attention, ma fille.
FÉLIX
Vous plaisantez, madame. Je vous signale au passage que cette rumeur concernant Michel-Ange n’a jamais été fondée.
LA COMTESSE
Et j’ajoute que, si vous tombez amoureux de tous vos modèles, vous devez avoir de quoi former un harem.
FÉLIX
Je vous supplie de me croire, madame la Comtesse, c’est la première fois que j’aime ainsi.
LISE
Maman, as-tu pensé à l’honneur d’avoir pour gendre un peintre célèbre.
LA COMTESSE
Et toi, tu l’aimes aussi, bien entendu ?
LISE
Euh… oui… Je crois…
LA COMTESSE
Donc tu n’es pas sûre. Continue à poser pour ton amoureux. Nous aurons le temps d’en reparler à tête reposée. Et puis, ton père a aussi son mot à dire.
(Félix continue à peindre en silence. Entre Martignac, tenant le fameux journal.)
Scène VIII
FÉLIX – LA COMTESSE – LISE – MARTIGNAC
FÉLIX
Mesdames, j’ai l’honneur de vous présenter un grand maître : Paul Martignac. C’est lui qui m’a appris à tenir un pinceau. Madame la comtesse de Montigny…
LA COMTESSE
Villampuy.
FÉLIX
Madame la comtesse de Villampuy, sa fille Lise.
(congratulations)
MARTIGNAC
Je comprends ce qui te rend si fier, avant de passer te voir, je n’avais pas lu cet article de Landrieux. Te voilà parmi les grands. Quelle renommée !
FÉLIX
N’est-ce pas !
MARTIGNAC
« Vous verrez dans son magnifique atelier, au 9, place de l’Étoile, une multitude de portraits dignes des Van Dyck et des Titien. On ne sait trop qu’admirer en eux : la vigueur de la touche, l’éclat de la palette ou la ressemblance avec l’original. Soyez loué, ô peintre ! Bravo, Félix Lecléantaud ! Travaillez à votre gloire et à la nôtre. »
Tu ne trouves pas qu’il en fait un peu trop, Landrieux ? J’espère que tu ne te prends pas encore pour Van Dyck. Tu lui ressembleras peut-être un jour, et c’est la gloire que je te souhaite, mais la route est encore longue.
FÉLIX
J’y aspire.
MARTIGNAC
Je vois que ta Psyché est enfin achevée. Très bien. Tu vois qu’avec un peu de bonne volonté on arrive à quelque chose. Si c’est mademoiselle qui t’a servi de modèle, tu n’as pas de mérite. Maintenant que la route de la gloire t’est ouverte, je m’étonne d’ailleurs que tu persistes à exposer ce torchon de chez Casimir.
LISE
Torchon de chez Casimir ? Je ne comprends pas.
FÉLIX (bas, à Lise)
C’est un code qu’on emploie entre artistes : Casimir, c’est le nom du vieil homme qui a posé pour ce portrait.
LISE
Ah ! Bon ?
FÉLIX (à Martignac)
Ce torchon de chez Casimir, c’est mon talisman. Je lui dois beaucoup plus que tu ne penses et, de toute ma carrière, je ne m’en séparerai jamais.
MARTIGNAC
Comme tu voudras ! Mais, ce que je crains, justement, c’est que ce portait mal fagoté devienne un boulet pour ta carrière. Et n’oublie pas ce que je t’ai toujours enseigné : tu as reçu un talent du Ciel, à toi de le mettre en valeur. Si tu le laisses dormir sous la terre, tu encourras les foudres divines. Ne te laisse pas séduire par la mode et la facilité. Je te quitte sur ces bonnes paroles.
(Il sort.)
LISE
Votre professeur m’a l’air d’un drôle de bonhomme.
FÉLIX
Que voulez-vous ? Mon succès le rend jaloux.
LISE
Ça, ce n’est pas bien.
https://lilianof.com
https://www.thebookedition.com/fr/765_lilianof
https://plumeschretiennes.com/author/lilianof
https://vk.com/lilianof
https://zen.yandex.ru/id/61d0be4baba7c90a92bfb817
© 2022 Lilianof