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L’ami reconnu

Les rêves morts

Je voudrais pour aimer avoir un cœur nouveau
Qui n’eût jamais connu les heures de détresse,
Un cœur qui n’eût battu qu’au spectacle du beau
Et qui fût vierge encor de toute autre tendresse ;
Mais je porte en moi-même un horrible tombeau,
Où gît un songe mort, loin de la multitude :
J’en ai scellé la porte et seul un noir corbeau
Du sépulcre maudit trouble la solitude !

Cet oiseau de malheur, c’est l’âpre souvenir,
C’est le regret des jours vécus dans la souffrance,
Qui ronge jusqu’aux os mes rêves d’avenir,
Beaux rêves glorieux, morts de désespérance.
Sans cesse l’aile sombre au fond de moi s’ébat,
Son grand vol tournoyant fait comme la rafale,
Qui siffle en accourant vers la fleur qu’elle abat
Et disperse les nids, dans sa course fatale.

Pourtant, d’un port lointain, si le vent, quelquefois,
M’apporte la chanson d’un ami sur la route,
À l’émoi de mon cœur je reconnais sa voix,
Car il cesse de battre, et tout mon être écoute.

Gaëtane de Montreuil

Gaëtane de Montreuil est le pseudonyme de Georgina Bélanger (1867-1951), journaliste et poétesse québécoise d’origine très modeste, qui acquit une certaine notoriété dans son pays d’origine. Le poème que nous reproduisons ci-dessus est le premier d’un recueil d’une soixantaine de pages publié en 1927, intitulé Les Rêves Morts. Ce premier poème est dédié à un ami d’enfance, pour lequel l’autrice conservait un visible attachement.

Du point de vue simplement technique, ses vers sont sans reproche : alexandrins bien césurés et rimes riches ; du point de vue poétique, ils sont particulièrement émouvants ; on y reconnaît bien sûr le ténébreux corbeau d’Edgar Poe, armé de son bec cruel du souvenir. Mais c’est surtout l’aspect métaphysique du poème qui interpelle.

Car qu’est-ce que la poésie dans son essence la plus intime ? C’est l’art d’exprimer avec émotion et beauté l’aspiration fondamentale de l’âme humaine. Mais la poésie n’est pas elle-même la réponse à ce besoin inassouvi, elle n’en est que la prière, l’exaucement vient d’ailleurs : Je voudrais pour aimer avoir un cœur nouveau, ce vers jailli de l’expérience amère de l’écrivaine, en dehors probablement de toute préoccupation religieuse consciente, trouve pourtant sa réponse ultime dans l’Écriture :

Ézéchiel.36.26 :
Je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai en vous un esprit nouveau; j’ôterai de votre corps le coeur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair.

Cet ami de toujours, qui silencieusement, secrètement, l’a toujours accompagnée, et qui, elle le sait sans pouvoir l’expliquer, la comprend exactement, cette présence dont elle peut dire : A l’émoi de mon cœur je reconnais sa voix, ce n’est pas le nom lointain d’un ami d’enfance, c’est le Dieu vivant, à qui elle doit chaque pulsation de son existence, et qui par la bouche de son Fils la presse de le reconnaître :

Matthieu 11.28-29 :
Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos. Prenez mon joug sur vous et recevez mes instructions, car je suis doux et humble de cœur; et vous trouverez du repos pour vos âmes.

Chaque vraie conversion est en réalité non une découverte entièrement nouvelle (car tout homme porte en soi depuis sa naissance l’image irréfragable de Dieu), mais une reconnaissance : c’est le fils égaré qui rentre en lui-même et reconnaît l’amour du Père. C’est pourquoi le dogme calviniste de la totale dépravation de l’homme sonnera toujours un peu faux ; il reste dans chaque âme humaine quelque chose à sauver ; la poésie est justement l’expression de ce quelque chose ; par son incapacité à trouver ce qu’elle cherche, la poésie est une incitation de la conscience du poète à recevoir l’Évangile.

4 commentaires sur “L’ami reconnu

  1. Magnifique poème, merci pour la découverte ! L’explication et la conclusion sont également à méditer. L’idée que la poésie est une « incitation de la conscience du poète à recevoir l’Évangile » est sans doute une vérité assez profonde, que je ressentais intimement sans vraiment la saisir.

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    1. Un commentaire FB sur ce poème me faisait remarquer cette citation appropriée :
      « Le cœur de l’homme n’est pas composé uniquement de mensonges, car il est sage d’une sagesse qui lui vient de Celui qui est très sage, et dont il est l’image. Quoique séparé de Lui depuis longtemps, l’homme n’est pas complètement perdu, ni entièrement changé. […] Il traîne encore des lambeaux de sa grandeur passée. […] Nous continuons de créer de la manière dont nous avons été créés. » (J.R.R TOLKIEN.)

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