Prose

Rencontre inopinée

Pendant que le soleil tentait discrètement de réchauffer mon corps, c’est une rencontre fortuite qui me ravissait. Surpris par l’imprévisible présence de ce jeune ragondin, je fus transporté hors du temps, hors de moi-même, hors de toute autre présence. Mes pas cessaient de se relayer. Je m’immobilisais à une distance suffisante pour pouvoir l’observer. J’espérais ! Ne sachant pas grand-chose sur le comportement de cette créature, j’espérais. Je ne pouvais qu’espérer ! Espérer de ne pas lui donner l’envie de me fuir, de nous fuir devrais-je plutôt dire. Car j’étais là, avec ma femme et notre chien, errant, ici et là, le long de la Sambre. C’est d’ailleurs elle qui repérera en premier cet herbivore qui semblait, comme nous, prendre du bon temps.

L’apparition soudaine de ce rongeur éveillait en moi une fascination immanente. Ce n’était ni de l’envoûtement, ni de l’extase, loin de là, mais de l’émerveillement. Cet émerveillement qui bien souvent me débarrasse du poids de l’homme aux responsabilités quotidiennes pour me vêtir de l’homme en apesanteur, celui qui s’abandonne aux apparitions de la vie qui se promène.

Monsieur Ragondin ne semblait pas perturbé dans son repas. Serrés entre ses deux pattes avant, on y voyait successivement une racine et quelques brins d’herbe qu’il déchiquetait à l’aide de ses deux incisives orangées. Je m’attendrissais devant l’animal. Et dans cet élan de tendresse, j’amenais lentement, très lentement pour ne pas l’apeurer, souhaitant immortaliser ces instants magnifiques, j’amenais mon appareil photographique à hauteur de mes yeux. Par ces faibles mots qui s’épanchent, je découvre à l’instant, que mon appareil psychique, lui, brossait dans les profondeurs secrètes de mon âme, un tableau aux sentiments ineffables et inoubliables.

Plus je le regardais, plus je le trouvais beau et attachant. Dans ce mouvement lent et silencieux, je fis un pas vers lui, puis encore un autre et puis encore un autre sans qu’il ne puisse me sembler effrayer par ma tentative d’approche. Me retrouvant ainsi à moins de trois mètres, je m’accroupissais. Je me persuadais que par le calme de mes mouvements temporisés, je lui envoyais un message de paix. La nature humaine démontre si souvent son agressivité, que la création toute entière la craint. Je voulais qu’il me considère comme une espèce non-menaçante à son égard. Lui démontrer qu’il reste des hommes qui considèrent tout autrui comme pouvant apprendre à vivre ensemble.

Tout en continuant sa cueillette, il m’observait autant que je l’observais. Cela va peut-être vous paraître surprenant, mais nos yeux se sont croisés et nous avons échangé un regard intense et respectueux l’un envers l’autre. C’est alors que lui-même, dans un mouvement calme et paisible a fait quelques pas de plus en ma direction. Non pas pour venir me saluer, bien évidemment, mais pour marquer sa confiance en poursuivant ses occupations nutritives. Il avait accepté une distance de proximité qui me donnait la sensation de vivre un moment d’intimité avec lui.

Dans ce court et long moment à la fois, ma vision du monde s’était réduite à ce jeune ragondin s’exposant discrètement en bordure de la Sambre, au fil de Lobbes. Une fois encore, la vie m’offrait un horizon d’émerveillement gigantesque. Quand je vis un moment singulier et unique, le détail de l’existence procure, bien souvent en moi, de l’émerveillement. Certains sont heureux d’avoir un jour croisé et parlé avec une star du showbiz, une star sportive, d’autres sont heureux d’avoir contemplé ou traversé les étoiles du ciel. Moi, ce sont ces petites pépites de vie, apparaissant à mes yeux comme des petites étoiles terrestres, qui m’offrent des instants de bonheur et de grâce. J’étais là, tel le petit prince qui conversait avec le renard, sauf que moi, je n’étais pas dans un conte et qu’un échange de mots, ne pouvait avoir lieu. N’empêche, cela ne m’empêchait pas de comprendre son message à mon égard. Il y a une limite à ne pas franchir. Il m’invitait à respecter la juste distance de proximité qui aurait pu être la première étape de l’apprivoisement, l’étape de la création du lien, comme disait le renard au petit prince. Mais voilà, nous n’étions que de passage. Cette rencontre restera un moment unique de ma vie, une rencontre inopinée sur un chemin que je n’emprunterai pas régulièrement, peut-être plus du tout d’ailleurs. Mais on ne sait jamais, si un jour, je repasse à cet endroit, je veillerai à regarder si monsieur ragondin est là ! Et si j’ai cette chance, je chercherai à savoir s’il se souvient de moi. Peut-être alors qu’il me permettra de m’approcher à nouveau si près de lui.

Alors que nous dansions ensemble depuis un certain temps cette valse des yeux, tout à coup, je le vis s’arrêter, se raidir. Je le vis se redresser. Que s’était-il passé ? Avais-je transgressé les limites et brisé notre harmonie de paix ? Cette paisibilité qui le rendait suffisamment confiant pour accepter que je prenne une dernière photo, venait d’être interrompue. Je compris très vite que le désir ardent de mon chien de s’approcher de nous déclenchait l’émergence d’un sentiment d’insécurité pour lui, comme pour moi. Dès lors, je me relevais, je fis un premier pas en arrière. Puis, toujours lentement, je fis de nouveau un pas en arrière, et encore un, et encore un et encore un… Finalement, je le regardais une dernière fois et je le remerciais avant de reprendre la route. Je repartis avec cette certitude, je venais de vivre un moment d’éternité.

Dimanche 25/02/2024

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