Poésie

VIII. De la Césure dans l’Alexandrin

Nous voici arrivés au vers le plus important et le plus usuel, à celui qui, nommé alexandrin, dès le douzième siècle, pour avoir été mis en honneur par Alexandre de Paris ou de Bernay dans son Roman d’Alexandre, est devenu le mètre des sonnets de Ronsard, des tragédies de Corneille et de Racine, des comédies de Molière, des Méditations, de la Légende des Siècles, des Destinées, des Poèmes barbares, de presque tous les chefs-d’œuvre anciens ou récents, dramatiques, épiques ou lyriques, de notre littérature.

Nous ne pouvions, sous le rapport de la césure, ranger l’alexandrin dans aucune des catégories précédentes ; car s’il est, en principe, un vers à césure fixe dans les siècles classiques, il est déjà timidement, dès ce temps-là, le vers à une ou deux césures mobiles qu’il va devenir franchement avec les poètes romantiques. Nous l’étudierons sous ces deux aspects, et nous chercherons, enfin, si son évolution ne doit pas, en bonne logique, aboutir à certaines réformes que le romantisme lui-même n’a pas admises et que réclament les écoles nouvelles.

  1. Alexandrin à Césure fixe

Deux vers de Boileau en donnent, à la fois, le précepte et l’exemple :

Que toujours dans vos vers, | le sens coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, | en marque le repos.
 (L’Art poétique.)

Cet alexandrin-type, à la rigidité duquel les classiques ne se sont pas toujours soumis, présente donc deux caractères :

1o La césure en est unique et fixe ; elle est placée à la sixième syllabe, coupant ainsi le vers en deux parties égales, appelées hémistiches.

2o Ce repos de la voix sur la tonique médiane doit coïncider avec un certain arrêt du sens ; autrement dit, à la sixième syllabe, la césure doit être psychologique en même temps que phonique.

De ce qui précède, il s’ensuit que la sixième syllabe du vers portant la tonique sera : ou la dernière syllabe d’un mot non terminé par un e muet « Que toujours dans vos vers », ou l’avant-dernière d’un mot terminé par cette voyelle muette « Suspende l’hémistiche… » ; mais, alors, il faudra que l’e muet se puisse élider, que, par conséquent, il se trouve lui-même devant une voyelle, « en marque le repos… ». Avec grande raison,

Boileau se serait refusé à écrire :

Suspende l’hémisti | che, marque le repos.

car, avec cette césure dite « enjambante », la syllabe muette n’étant plus supprimée par l’élision, c’est seulement après elle, donc après la septième syllabe, que la voix se serait reposée et que se serait arrêté le sens ; et la division du vers par moitié n’existerait plus. La césure « enjambante » est donc interdite.

Pourvu qu’il se soumette à l’obligation de cette forte tonique médiane, le poète disposera à son gré, à l’intérieur de chaque hémistiche, des accents secondaires, ou accents rythmiques, par le moyen desquels il variera la cadence de ses vers ; toutefois, il ne les fera jamais porter sur la syllabe qui précède l’une des deux toniques obligatoires, — celle de la césure et celle de la rime, — c’est-à-dire qu’il évitera d’accentuer la cinquième ou la onzième syllabe ; car, alors, il y aurait succession de deux accents, d’où cacophonie :

De ce sourcilleux roc l’inébranlable cime.
 (Chapelain, La Pucelle.)

Boileau ignorait la véritable cause de la dureté de ce vers ; mais voulait-il, par dérision, imiter le style rugueux de l’auteur de la Pucelle, que, instinctivement, c’est par des successions de toniques indues qu’il y arrivait :

De mon flamboyant cœur l’âpre état vous savez…
Maudit soit l’auteur dur dont l’âpre et rude verve…
 (Épigrammes.)

Et, d’ailleurs, quand nous rencontrons des vers, de coupe classique ou non, dont la prononciation nous inquiète, nous pouvons être sûrs que c’est parce que le poète a placé des accents rythmiques à la cinquième ou à la onzième syllabe. Ainsi, j’ai relevé, dans l’œuvre posthume de Victor Hugo, Dieu, ces alexandrins :

L’être est un hideux tronc qui porte un divin buste…

Dont un bout est nuit froide et l’autre bout clarté…

Au sommet resplendit l’Olympe, caverne astre

Si Victor Hugo avait révisé ce poème, il aurait certainement modifié de pareils vers, tout comme Corneille corrigea celui-ci, qu’on peut lire dans la première édition d’Horace :

Je suis Romaine, hélas ! puisque mon époux l’est,

qui devint, dans les éditions suivantes :

Je suis Romaine, hélas ! puisque Horace est Romain.

Ce n’est pas qu’on doive proscrire absolument l’accentuation sur la cinquième ou la onzième syllabe.

Elle est admissible :

1o Quand la cinquième ou la onzième syllabe peut, sans dureté pour l’oreille et sans obscurité pour l’esprit, se lier — en perdant son accent propre, en devenant proclitique, — avec la sixième ou la douzième, puisque alors, en somme, il n’y aura plus deux toniques en contact :

Ne verrez-vous point Phèdre avant que de partir ?
 (Racine, Phèdre.)

Qui ne demandent compte à ce malheureux fils
 (Racine, Andromaque.)

Par la loi naturelle du moindre effort, la voix peut, ici, glisser sur « point », en reculant l’accent jusqu’à « Phèdre », et sur la dernière syllabe de « malheureux », en le reculant jusqu’à « fils ». Il n’en résulte, en effet, aucun heurt désagréable pour l’oreille, et l’esprit distingue clairement les deux mots malgré leur fusion. C’est ce qui rend supportable, dans le vers de Victor Hugo cité plus haut, l’hémistiche : « qui porte un divin buste », tandis que l’hémistiche : « L’être est un hideux tronc… » est horrible à prononcer, et que « caverne astre » — qu’on entend comme un seul mot : « cavernastre » — surprend la pensée qui hésite à le décomposer, tout comme « mon époux l’est », de Corneille.

2o Lorsque les deux accents consécutifs sont séparés par un signe de ponctuation, puisque, alors, il n’y a plus choc :

Soit ! Que te faut-il ? Prends, dit l’être avec dédain…
Les yeux de l’éléphant, le cou du taureau, maître.
 (Hugo, la Légende des Siécles)

3o Lorsque cette rencontre des accents force le lecteur à mieux frapper, l’un après l’autre, deux mots qui, pour l’effet intellectuel à produire, doivent être bien détachés, quoique aucune ponctuation ne les sépare. Ainsi, dans ce vers de Racine :

Je n’épargnerai rien dans ma juste colère,
 (Andromaque.)

où le détachement du mot « rien » traduira la dureté, l’inflexibilité de Pyrrhus ; et dans cet autre, du même poète :

Le sang de vos rois crie et n’est point écouté,
 (Athalie.)

où la forte accentuation, bien distincte, des deux mots « rois » et « crie » donnera toute sa force aux objurgations de Joad.

Hors ces trois cas, tenons-nous-en à notre règle, et ne posons d’accents rythmiques que sur l’une des quatre premières syllabes de l’hémistiche.

En général, dans chaque hémistiche, il n’y a qu’un de ces accents mobiles, donc, deux dans chaque vers ; le cas le plus fréquent. Mais ces accents ne sont absolument obligatoires. On peut n’en trouver aucun, comme dans ce vers où, avant le mot de l’hémistiche et celui de la rime, il n’y a que des enclitiques :

Avec Britannicus | je me réconcilie.
 (Racine, Britannicus.)

Et l’on peut n’en trouver qu’un seul, soit au premier, suit au second hémistiche :

Imaginations ! | Célestes vérités !
 (Corneille, Polyeucte.)
Un trou prodigieux | et perpendiculaire !
 (Hugo, la Légende des Siècles)

Admirez, en passant, quel mouvement d’âme cette suppression d’un accent rythmique donne au vers de Polyeucte, et quelle vision pittoresque elle suggère dans celui de la Légende ! Ce sont les trouvailles du génie.

Par contre, on doit éviter de mettre, sans raison, plus d’un accent rythmique à chaque hémistiche ; le vers devient désagréablement saccadé :

Moi-me. Arnauld, ici | qui te prêche en ces rimes…
 (Boileau, Épîtres)

Là je dors, chante, lis, pleure, étudie et pense.
 (André Chénier, Épîtres)

Mais on peut aussi tirer des effets de cette multiplication des accents, et des effets très diversement heureux. Voyez, dans un sonnet de Jules Lemaître, quelle délicieuse nonchalance les deux accents rythmiques du dernier hémistiche achèvent de donner à ce vers, sur la Loire, en soulignant l’effet produit par l’allitération de ces trois mots où glisse la liquide l :

Muette, énigmatique, | et souple et lente, et bleue

Et lisez, par contraste, dans la comédie de Corneille, l’Illusion comique, le couplet où le capitaine Matamore déclare qu’il ne peut mettre l’épée hors du fourreau, parce que, dit-il, les feux jaillissant de la lame,

Auraient, en un moment, embrasé la maison,
Dévoré, tour à tour, ardoises et gouttières,
Faîtes, lattes, chevrons, montants, courbes, filières,
Entretoises, sommiers, colonnes, soliveaux,
Parnes, soles, appuis, jambages, traveteaux,
Portes, grilles, verrous, serrures, tuiles, pierre,
Plomb, fer, plâtre, ciment, peinture, marbre, verre,
Caves, puits, cours, perrons, salles, chambres, greniers… etc.

Je m’arrête, comme essoufflé par ce tourbillon, qui m’entraîne d’un mouvement de plus en plus accéléré, au fur et à mesure que le nombre des accents s’accroît : il n’y en avait que quatre — en comptant les deux toniques obligatoires — dans le quatrième vers ; il y en a cinq dans le cinquième, six dans le sixième, sept dans le septième et le huitième ! ! ! Et tout l’effet comique est dans cette progression.

Un exemple encore, — et je n’en connais pas de plus remarquable, — dans l’avant-dernier des huit vers suivants, dont les sept autres se contentent d’un seul accent rythmique à l’intérieur de chaque hémistiche :

Voilà donc que tu dors sous cette pierre grise
Voilà que tu n’es plus ayant à peine été !
L’astre attire le lys, et te voilà reprise,
O vierge, par l’azur, cette virginité !
Te voilà remontée au firmament sublime,
Échappée aux grands cieux comme la grive aux bois,
Et, flamme, aile, hymne, odeur, | replongée à l’ame
Des rayons, des amours, des parfums et des voix.
 (Hugo, les Contemplations.)

Au premier hémistiche du septième vers, cinq syllabes sur six sont accentuées : d’abord « et », car ce mot, après lequel la virgule marque une respiration, cesse d’être enclitique ; puis la première syllabe de « flamme, aile, hymne », enfin la dernière de « odeur », tonique obligatoire de la césure. Et, loin que nous en souffrions, cette multiplicité des accents est ici une source d’extraordinaires beautés. En effet, entre la virgule qui suit « et » et celle qui suit « odeur », le poète force notre voix et notre pensée à s’arrêter quatre fois sur les quatre substantifs qui symbolisent les vertus de la jeune morte. Et il le faut pour que soient réalisées ses intentions secrètes ; car, que veut-il ? Il veut, au vers suivant, nous rendre sensible le retour, par la mort, de ces quatre vertus terrestres aux célestes essences dont elles émanaient pendant la vie. Et qu’allons-nous voir ? Nous allons voir chacun de ces quatre accents, par une correspondance exacte, donner naissance, pour ainsi dire, à chacune des quatre parties égales du dernier vers, accentué de trois en trois syllabes :

Des rayons, | des amours, | des parfums | et des voix.

Correspondance intellectuelle, cela saute aux yeux, mais aussi correspondance musicale, traduisant, corroborant l’autre, comme celle de quatre notes frappées isolément dans une mesure, qui, à la mesure suivante, deviendraient les génératrices de quatre accords différents et successifs parmi lesquels chacune irait se fondre et se perdre. L’art du vers ne saurait aller plus loin.

J’ai appelé, en commençant, le vers de douze syllabes divisé en 6+6, avec arrêt du sens à la césure, l’alexandrin-type du système classique. C’est, en effet, le modèle sur lequel presque tous les vers de nos poètes étaient construits, jusqu’à l’avènement du romantisme. Les classiques se sont pourtant, comme nous le verrons bientôt, écartés quelquefois de cette coupe ; mais, lors même qu’ils s’y soumettaient le plus rigoureusement, un Corneille ou un Racine n’en trouvaient pas moins le moyen d’introduire les modulations les plus variées dans l’inflexibilité de ces deux mesures égales.

Dans les dix vers suivants, par exemple, d’une si caressante mélodie, les places diverses assignées aux accents rythmiques suffisent à créer huit cadences différentes, quoique toutes soumises au balancement de la césure médiane :

Croyez-moi, chère Esther, | ce sceptre, cet empire, (3+3|2+4)
Et ces profonds respects | que la terreur inspire, (4+2|4+2)
A leur pompeux éclat | mêlent peu de douceur, (4+2|1+5)
Et fatiguent souvent | leur triste possesseur. (3+3|2+4)
Je ne trouve qu’en vous | je ne sais quelle grâce (3+3|3+3)
Qui me charme toujours | et jamais ne me lasse. (3+3|3+3)
De l’aimable vertu | doux et puissants attraits ! (3+3|1+3+2)
Tout respire en Esther | l’innocence et la paix. (3+3|3+3)
Du chagrin le plus noir | elle écarte les ombres, (3+3|3+3)
Et fait des jours sereins | de mes jours les plus sombres. (2+4|3+3)
 (Racine, Esther.)

Et pourquoi, — puisque je ne suis pas ici seulement pour vous enseigner les lois précises de la versification, mais pour vous faire entrevoir, chaque fois que j’en ai l’occasion, les causes plus mystérieuses de la beauté des vers, — pourquoi, dis-je, ne vous ferais-je point remarquer que la suavité de ceux-ci ne tient pas seulement à la savante ondulation des accents mobiles, mais au grand nombre de syllabes muettes non élidées qui s’y trouvent ? Relisez-les à ce point de vue, et vous compterez une douzaine de ces syllabes (sceptre, mêlent, fatiguent, triste, trouve, je ne, quelle, charme, ne me, aimable, écarte, qui, après l’inévitable vigueur de l’accent, font glisser ou expirer les mots en douceur et comme en sourdine.

[Est-il utile de faire ici remarquer, après tous les grammairiens, que ces expressions : « e muet, syllabe muette », sont impropres ? A proprement parler, le seul e véritablement muet, le seul que l’on n’entende point, est celui qui s’élide en rencontrant une autre voyelle.]

A présent, par contraste, lisons dans le Sertorius, de Corneille, une fière et virile réponse de la reine Viriate. Même régularité de césure, également sauvée de la monotonie par la coupe intérieure des hémistiches ; mais, ici, le poète, ayant à donner une impression d’énergie, loin d’accumuler des syllabes muettes, n’emploie, d’un bout à l’autre du morceau, que des syllabes fortes. En dix-sept vers, nous ne rencontrons que trois fois des mots terminés par une muette non élidée : Rome, au premier et au quinzième vers, garde, au dernier ; partout ailleurs, l’e muet, quand il se présente, est annulé par une élision, de sorte que nous n’entendons plus sonner que des sons éclatants, pleins, robustes :

Et que m’importe à moi | si Rome souffre ou non ? (4+2|2+4)
Quand j’aurai de ses maux | effa l’infamie, (3+3|3+3)
J’en obtiendrai pour fruit | le nom de son amie ! (4+2|2+4)
Je vous verrai, consul, | m’en apporter les lois (4+2|4+2)
Et m’abaisser moi-me | au rang des autres rois ! (4+2|2+4)
Si vous m’aimez, Seigneur, | nos mers et nos montagnes (4+2|2+4)
Doivent borner vos vœux, | ainsi que nos Espagnes. (4+2|2+4)
Nous pouvons nous y faire | un assez beau destin, (3+3|4+2)
Sans chercher d’autre gloire | au pied de l’Aventin. (3+3|2+4)
Affranchissons le Tage | et laissons faire au Tibre. (4+2|4+2)
La liber n’est rien | quand tout le monde est libre ; (4+2|4+2)
Mais il est beau de l’être, | et voir tout l’univers (4+2|2+4)
Soupirer sous le joug | et gémir dans les fers ; (3+3|3+3)
Il est beau d’étaler | cette prérogative (3+3|6)
Aux yeux du Rhône esclave | et de Rome captive ; (4+2|3+3)
Et de voir envier, | aux peuples abattus, (3+3|2+4)
Ce respect que le sort | garde pour les vertus. (3+3|1+5)

Nous avons encore, ici, neuf cadences différentes ; et si c’est moins, en proportion, que dans le passage de Racine, c’est qu’ici le sentiment exige, non plus une caresse nuancée, mais une frappe impérieuse, dont l’impression nous est communiquée, notamment, par le parallélisme des accents d’un vers à l’autre. Ainsi, relisez les vers 3, 4 et 5 : le premier hémistiche de chacun d’eux est accentué à la quatrième syllabe : « J’en obtiendrai pour fruit… Je vous verrai, consul… Et m’abaisser moi-même… » Et, chaque fois, cette quatrième syllabe est la dernière d’un verbe, c’est-à-dire d’un mot qui, par essence, exprime l’action, la volonté, et qui, souligné ainsi trois fois de suite à la même place, par l’accent rythmique, est comme la révélation même de l’âme hautaine et tendue de l’héroïne.

Ce n’est pas tout : une âme de cette sorte, bien cornélienne, a naturellement le goût de ces sentences, de ces formules lapidaires qui semblent accroître encore, par la concentration de la pensée, l’autorité de celui qui parle.

Or, comment ces formules se gravent-elles dans l’esprit ? Par le parallélisme des mots, que corrobore celui des accents :

Affranchissons le Tage | et laissons faire au Tibre.

Symétrie absolue des deux hémistiches : les deux accents rythmiques tombent sur les deux finales sonores des deux verbes, comme les deux accents toniques — celui de la césure et celui de la rime — tombent sur les deux compléments de ces deux verbes. Au vers qui suit, même symétrie, quant à la place des accents :

La liber n’est rien — quand tout le monde est libre,

ce qui fait déjà, quatre fois de suite, sonner la cadence en 4+2. Une cinquième fois, la voici :

Mais il est beau de l’être…

Et l’accent rythmique est magnifiquement placé sur ce mot « beau », déjà rencontré un peu plus haut, et qui traduit si bien toute la superbe de Viriate. Puis, après ce cinquième retour, insistant, obstiné, d’une même cadence, le vers l’abandonne, enfin, dans ce second hémistiche :

… et voir tout l’univers (2+4)

pour achever de se détendre dans la formule (3+3|3+3) :

Soupirer sous le joug et gémir dans les fers,

qui permettra au personnage de mettre en valeur, au moyen de quatre accents également espacés, — les deux rythmiques et les deux toniques, — chacun des quatre mots, méprisants et humbles — « soupirer, joug, gémir, fers » — dans lesquels continuera de se refléter son orgueilleuse attitude.

Je n’en finirais pas, si je voulais montrer toutes les beautés que ces alexandrins tirent de leur accentuation ; ainsi, quand Viriate reprend, en l’accentuant pour la troisième fois, ce mot essentiel, « il est beau », dans ce vers si expressif :

Il est beau d’étaler | cette prérogative,

où la suppression exceptionnelle de tout accent rythmique, au second hémistiche, semble étaler, en effet, ce long mot de « prérogative », mot d’orgueil et d’autorité encore… Mais il faut que je m’arrête.

J’espère que vous aurez bien voulu suivre avec attention, avec patience, cette analyse assez minutieuse. Si vos yeux avaient couru trop vite sur la page, je vous demanderais de la relire, car jamais, sans doute, je ne pourrai vous mettre mieux à même de surprendre un des secrets de l’action des beaux vers. Vous y aurez appris qu’écrire un alexandrin poétique ne consiste pas à aligner une phrase quelconque de douze syllabes, fût-elle exactement coupée à la sixième et ornée, à la douzième, d’une rime sonore ; mais que presque toute sa beauté, tant intellectuelle que musicale, vient de l’art savant, ou, plutôt, du bonheur inspiré avec lequel sont placés sur les mots essentiels, non seulement les deux accents fixes, mais les deux accents mobiles, et avec lequel les syllabes dites muettes sont mêlées aux syllabes à sonorité vigoureuse. Enfin, contre ses détracteurs, vous pourrez conclure que l’alexandrin classique, malgré la fixité de la césure médiane, est déjà un instrument d’une sensibilité, d’une souplesse merveilleuses, qui suffirait encore, entre les mains de qui saurait s’en servir, à la création des chefs-d’œuvre.

[On lit dans l’Esthétique de la langue française, de M. Rémy de Gourmont — et il faut que de pareilles choses soient imprimées pour qu’on croie qu’elles aient pu être écrites — : « Depuis le xviie siècle, la plupart des vers français contenant des e muets sont faux. » Suivent, à l’appui, des citations de Racine où les e muets sont imprimés en italiques, comme ne devant pas être comptés dans la numération des syllabes. L’auteur, qui est bon prince et ne désire pas accabler trop lourdement le poète de Phèdre, ajoute aussitôt que « la faute de l’e muet (sic) est rare dans son œuvre : il voulait douze syllabes et savait les trouver ». Ayant, par ces deux verbes qui trahissent quelque condescendance, délivré 4+4 ce certificat à l’élève Racine, M. de Gourmont cite quelques vers pareillement fautifs, des Contemplations, d’où il ressort, selon lui, que « le vers de dix syllabes se rencontre à chaque instant parmi les alexandrins de Hugo, celui de neuf syllabes ça et là ». Donc, quand M. de Gourmont lit le passage ci-dessus d’Esther il prononce et entend, avec la délicatesse d’oreille d’un vieil habitué des cafés concerts pour qui « C’est dans l’nezqu’ça m’chatouille » est la vraie prononciation de la poésie française :

Je n’trouv’ qu’en vous je n’sais quell’ grâce
Qui m’charm’ toujours et jamais ne m’ lasse.

ce qui fait que, pour lui, le second de ces alexandrins n’a que neuf syllabes, et que le premier n’en a même que huit.

On connaît cette maladie de la vue qui s’appelle le daltonisme : c’est un vice qui empêche de distinguer les couleurs. Et je ne crois pas que, jusqu’à présent, — cela viendra sans doute, — aucune personne atteinte de cette infirmité se soit avisée d’écrire sur la peinture et de disserter sur les nuances du coloris chez Raphaël ou chez Rubens. Mais, s’agit-il de prosodie, on ne se demande point, avant de prendre la plume, si par hasard on ne serait pas atteint, quant à l’ouïe, d’une disgrâce analogue à celle des daltonistes, puisqu’on n’entend pas ce que Racine, Victor Hugo et tous les poètes de tous les siècles ont cru entendre. On ne se dit pas que, en somme, la sensibilité de l’oreille à la poésie n’est pas plus universellement donnée que la sensibilité de l’oreille à la musique, et que le plus honnête homme du monde, — fût-il, comme M. de Gourmont, un écrivain très original et un très érudit philologue, — pourrait ne point posséder ce don naturel et en convenir sans honte. Non pas, on préfère penser que Victor Hugo et Racine, et tous les poètes de tous les temps ont eu l’oreille moins délicate que M. Rémy de Gourmont, — à preuve qu’ils ont fait des milliers de vers faux sans même s’en apercevoir, tandis que lui n’en aurait pas laissé échapper un seul et n’aurait pas hésité, par exemple, à compléter à peu près ainsi les alexandrins écourtés d’Esther :

Vraiment, je ne trouve qu’en vous je ne sais quelle divine grâce
Qui me charme la nuit et le jour et qui jamais ne me lasse,

puisque, les e muets ne se comptant pas, on devrait lire :

Vraiment, je n’trouv’ qu’en vous je n’sais quell’ divin’ grâce
Qui m’charm’ l’a nuit et l’jour et qui jamais ne m’lasse.

Certes, l’opposition des syllabes étouffées et des syllabes éclatantes n’y serait plus, ni les exquises nuances qui différencient la prononciation des divers e muets eux-mêmes, — tantôt complètement appuyés comme dans « je, ne, me », tantôt atténués aussitôt qu’émis, comme dans « trouve » et dans « charme », où l’on entend, selon la si jolie et si juste expression de Voltaire, « un son qui subsiste encore après le mot prononcé, comme un clavecin qui résonne quand les doigts ne frappent plus les touches ». Certes, tout cela supprimé, il ne resterait plus rien de ce qui contribue si fort à rendre la versification française, par la richesse de ses modulations, l’égale, au moins, de la versification latine et de la grecque ; mais, qu’importe, puisque, à ce prix, l’oreille de M. de Gourmont serait satisfaite ?]

  2. Alexandrin à Césures mobiles

Ouvrons une œuvre classique et appliquons-nous à en bien scander les vers selon leur construction grammaticale, sans autre souci que de faire porter les arrêts principaux de la voix sur les syllabes où la pensée elle-même s’arrête le plus naturellement. Presque toujours, la voix et la pensée s’arrêteront ensemble à l’hémistiche, selon le précepte de Boileau, mais non pas toujours. Çà et là, nous sentirons une résistance à cet accord, nous percevrons une lutte entre deux éléments devenus opposés : d’une part l’instinct de l’oreille, fortifié par l’accoutumance, qui tend à dissocier les mots juste au milieu du vers, selon la loi du moindre effort ; — d’autre part la logique de la pensée, qui demande au contraire le rapprochement de ces mots que voudrait séparer l’oreille. Mais comme la pensée, en définitive, est la créatrice et la souveraine maîtresse du rythme, il faut bien que ce soit l’oreille qui cède et se résigne à une division du vers moins symétrique ou plus complexe que la division en 6+6. Elle ne s’y résigne point d’ailleurs sans plaisir, car elle est récompensée de son léger effort par une jouissance de surprise que ne lui offrait pas au même degré le vers à césure médiane, tout en gardant, grâce à certaines précautions nouvelles, cette sécurité que lui donnait l’alexandrin-type. C’est ainsi que nous voyons apparaître, chez les classiques les plus attachés à la formule régulière, deux formules exceptionnelles :

1o L’alexandrin à césure unique mais mobile, c’est-à-dire variable quant à sa place et coupant le vers en deux parties inégales : c’est le dimètre irrégulier ;

2o L’alexandrin à deux césures mobiles, le divisant en trois parties tantôt égales, tantôt inégales : c’est le trimètre ou ternaire.

Les dimètres irréguliers sont assez rares, aussi bien chez les modernes que chez les classiques, et cela se conçoit ; l’une des deux parties du vers ayant plus de six syllabes, il faut que les mots qui la composent soient ou bien longs, ou bien étroitement rapprochés par le sens, pour que la voix, qui éprouverait le besoin de s’arrêter en route, n’en trouve pas l’occasion. Voici pourtant quelques exemples d’alexandrins de cette sorte, qui ne peuvent être coupés ni en deux parties égales ni en trois parties, mais seulement en deux parties inégales telles que je les indique :

 Il en use, ma foi,
Le plus honnêtement du monde | avecque moi. (8+4)
 (Molière, le Misanthrope.)

Je l’écoute longtemps dormir, | et me rendors ! (8+4)
 (Lamartine, Jocelyn.)

Et le noir tremblement de l’ombre | nous contemple. (9+3)
 (Hugo, Torquemada.)

Vous retrouvez là ce que je vous ai montré plus haut dans certains vers de dix syllabes : un affaiblissement de la tonique fixe, réduite à ne plus porter qu’un accent secondaire, par suite de sa non-coïncidence avec la césure psychologique, et le report de la césure proprement dite à la place où l’arrêt du sens amènera la tonique la plus forte :

Et le noir tremblement | de l’ombre || nous contemple.

Mais nous étudierons de plus près ce phénomène en nous occupant de l’alexandrin à deux césures mobiles, du ternaire.

Le ternaire le plus fréquent chez les classiques est celui qui offre trois divisions égales, en 4+4+4, coupe qui, après celle en 6+6, s’impose plus facilement que toute autre à l’oreille :

Tu sentiras | combien pesante | est ma colère.
 (Ronsard, les Amours.)

Facile au vice, | il hait les vieux | et les dédaigne.
 (Mathurin Régnier, Satires.)

Toujours aimer, | toujours souffrir, | toujours mourir.
 (Corneille, Suréna.)

Il ne finisse | ainsi qu’Auguste | a commencé.
 (Racine, Britannicus.)

Découragés | de mettre au jour | des malheureux.
 (La Fontaine, Fables.)

Il fera voir | si c’est matière | à raillerie.
 (Molière, le Dépit Amoureux.)

Sophocle enfin | donnant l’essor | à son génie.
 (Boileau, l’Art poétique.)

Et je n’ai pas choisi des vers qui, avec un peu de bonne volonté, pourraient être scandés en 6+6, mais de ceux qu’il est impossible de ne pas césurer en 4+4+4. Quant aux ternaires à divisions inégales, nous en rencontrons aussi presque toutes les formules chez les poètes du xviie siècle, et en voici d’incontestables, de Molière :

Permettez-moi, | Monsieur Trissotin, | de vous dire. (4+5+3)
 (Les Femmes savantes.)

Un bruit, | un triquetrac de pieds | insupportable. (2+6+4)
 (L’Étourdi.)

Mon amour | ne se peut concevoir, | et jamais… (3+6+3)
 (Le Misanthrope.)

De Racine :

Ma foi, | j’étais un franc portier | de comédie. (2+6+4)
 (Les Plaideurs.)

Iphigénie | avait retiré | dans son sein… (4+5+3)
 (Iphigénie.)

Votre amour | ne peut-il paraî | tre qu’au Sénat ? (3+5+4)
 (Bérénice.)

De La Fontaine :

L’endroit | parut suspect aux voleurs, | de façon… (2+7+3)
Disant ces mots, | il fait connaissance | avec elle. (4+5+3)
 (Fables.)

De Boileau :

Derrière el | le faisait lire : | Argumentabor. (3+4+5)
 (Satires.)

Un sage ami, | toujours rigoureux, | inflexible. (4+5+3)
 (L’Art poétique.)

Sur quoi, dans l’abandon de la césure médiane, se fonde ici la sécurité de l’oreille, en lui donnant la sensation immédiate d’un vers ? — Sur deux éléments :

1o une double césure mobile, compensant la césure fixe disparue ; 2o une syllabe forte à l’hémistiche » la rappelant :

Les deux césures du ternaire ont ceci de particulier que, contrairement à la règle qui régissait la césure médiane, il leur est permis d’être enjambantes, c’est-à-dire que, quand elles se produisent sur la tonique d’un mot terminé par une syllabe muette, elles peuvent engager cette syllabe muette dans la partie suivante du vers, sans qu’elle soit obligée de s’y élider.

Ainsi, dans un alexandrin à césure médiane, Racine n’aurait pas pu écrire :

Oui, je viens dans son tem | ple prier l’Éternel,

au lieu de

Oui, je viens dans son templ(e) | adorer l’Éternel.
 (Athalie.)

tandis qu’il écrit, avec une césure enjambante, ce ternaire :

Roi sans gloi | re, j’irais vieillir | dans ma famille,
 (Iphigénie.)

ou cet autre, dont les césures enjambent toutes deux :

Jamais fem | me ne fut plus di | gne de pitié.
 (Phèdre.)

Et les Romantiques ont, bien entendu, confirmé ce droit :

Ils se bat | tent, combat terri | ble ! corps à corps.
 (Hugo, la Légende des Siècles.)

Ces sortes de césures, certes, sont un peu moins franches, un peu moins nettes que celles qui se produisent après un mot dont la dernière syllabe est tonique ; mais elles fournissent quand même au rythme deux points d’appui principaux à l’intérieur des vers, au lieu d’un seul, et cela est suffisant.

De plus, ai-je dit, les classiques ont cru devoir assurer mieux la sécurité de l’oreille en maintenant, à la place de l’ancienne césure, à l’hémistiche, une syllabe forte. Donc, la sixième syllabe sera toujours chez eux la dernière d’un mot, ou l’avant-dernière, si ce mot se termine par une muette, mais alors cette muette devra s’élider, tout comme si le vers n’était pas un ternaire :

Quelquefois, | elle appelle (e) Oreste | à son secours.
 (Racine, Andromaque)

Et comme les proclitiques ou enclitiques sont atones, on n’en trouvera jamais non plus à l’hémistiche. En somme, les classiques croient devoir laisser ici un jalon, destiné à nous empêcher de perdre de vue ce qui reste toujours pour eux l’étalon de mesure, l’alexandrin en 6+6.

Voyons maintenant ce qu’est devenu le ternaire depuis les temps classiques. La vérité m’oblige à dire que chez les Romantiques, il est resté, dans sa structure, ce qu’il était au siècle de Racine, à peu de chose près. Victor Hugo, le plus hardi des innovateurs, a employé quelques coupes nouvelles, mais presque toutes celles dont il use constamment se retrouvent, ne fût-ce qu’une fois, dans Racine, dans Molière ou dans La Fontaine. Je vous montrerai, plus loin, que le poète d’Hernani a bien été le grand réformateur de l’alexandrin qu’il a cru être ; mais il ne l’a pas été tout à fait de la façon qu’il a cru.

J’ai disloqué | ce grand niais | d’alexandrin,

proclame-t-il dans les Contemplations, en un vers exactement coupé, d’ailleurs, comme celui-ci, de Boileau, dans le Lutrin :

Le sacristain | bouillant de zèle | et de courage.

Non, il exagère. Il a continué d’assouplir l’alexandrin par un plus savant et plus fréquent usage des césures mobiles, mais, fort heureusement, il ne l’a point disloqué ; il ne lui a fait perdre aucun de ses points d’appui rythmiques ; il en a même soigneusement conservé un qui n’est peut-être point indispensable au ternaire : ce jalon de la syllabe forte à l’hémistiche, dont je vous parlais tout à l’heure. Dans tous ses vers à double césure, vous le retrouverez, que ce soient des ternaires à divisions égales, en 4+4+4, tels que ceux-ci :

On s’adorait | d’un bout à l’au | tre de la vie.
 (La Légende des Siècles.)

Empreint son ongle | au flanc de l’homme | épouvanté.
 (L’Année terrible.)

Il faut donner | un peu de joie | aux créatures.
 (Ruy Blas.)

ou que ce soient des ternaires à divisions inégales, comme les suivants :

Tudor | fait un pendant monstrueux | à Valois. (2+7+3)
 (L’Ane.)

Frissonnan | tes, passer les aigles | enflammées. (3+5+4)
 (Les Châtiments.)

Trembler | la certitude humaine | au fond des cœurs. (2+6+4)
 (Les Voix intérieures.)

La mélodie | encor quelques instants | se traîne. (4+6+2)
 (La Légende des Siècles.)

Sur ce point, son attachement aux habitudes classiques était tel qu’il s’indignait — raconte un témoin, Émile Deschanel — quand on lui citait des vers de l’école parnassienne où un pronom possessif ou un article tombait à l’hémistiche. Il exigeait qu’il y eût toujours, à cet endroit du ternaire, un mot qui, dans un vers à césure médiane, eût été capable de déterminer la césure. Il réprouvait donc des vers de cette sorte :

Dans chacu | ne de vos exécra | bles minutes.
 (Leconte de Lisle, Poèmes tragiques.)

L’habilleuse — avec des épin | gles dans la bouche.
 (François Coppée, Olivier.)

Cette condamnation n’était pas très conséquente, car, si lui-même n’avait jamais mis à cette place des monosyllabes enclitiques ou proclitiques par nature, il en avait mis souvent qui devenaient tels — donc atones — par l’emploi qu’il en faisait :

On ne sait pas | à quel dénouement | on assiste…
Et le sommeil | de tous les tombeaux, | et la paix…
 (La Légende des Siècles.)

Ces vers méritent absolument la même réprobation — ou la même approbation — que les précédents. Faut-il les condamner ou les absoudre ? La réponse dépend de celle que nous allons donner à cette autre question : Est-il vrai que, pour que l’oreille jouisse pleinement et sans effort d’un vers trimètre, il faut qu’elle y entende encore sonner, atténuée, la cadence de l’alexandrin à césure médiane ?

Et je réponds sans hésiter : Non, cela n’est point vrai, ou, plutôt, cela n’est plus vrai, après l’avoir été. L’oreille française ne pouvait s’habituer tout de suite, en effet, à ces cadences moins simples que celles de l’alexandrin à césure médiane : il fallait que les poètes l’y accoutumassent petit à petit en n’introduisant d’abord ces ternaires dans la trame de leur œuvre qu’avec beaucoup de discrétion quant à la fréquence et quelque timidité quant à la coupe même. C’est ainsi que les ternaires, assez rares, de Racine, sont presque toujours écrits de façon à pouvoir être, à la grande rigueur, scandés en 6+6. Reprenons le vers de Britannicus :

Toujours punir, toujours trembler dans vos projets.

Il est bien certain que nous sommes sollicités par la logique, de le couper en trois tronçons égaux ; mais il n’en est pas moins vrai qu’un artifice de diction — qui consistera à détacher le second « toujours » en le disant avec plus de force, dans le haut de la voix, puis à redescendre sur le mot « trembler » — permettra de donner encore ici, sans trop d’invraisemblance, l’illusion de l’alexandrin-type. La transition sera ainsi ménagée.

Chez Victor Hugo, les ternaires ne seront pas seulement beaucoup plus nombreux, ils seront beaucoup plus rarement réductibles à la coupe 6+6 ; et dans ce vers :

On s’adorait | d’un bout à l’au | tre de la vie…

aucun procédé de diction ne permettra plus d’introduire même un semblant de césure après le mot « bout ». Pourtant, ce mot reste une syllabe sonore ; et ainsi le poète a ménagé une transition nouvelle entre ce ternaire encore un peu honteux, qui n’ose s’avouer tel qu’il se présente, et le ternaire franc qui conviendra que sa double césure est l’équivalent de la césure médiane, dont le souvenir pourra, en conséquence, être effacé. Mais, déjà l’oreille n’entend plus la mesure 6+6 à travers l’autre, et pourtant elle jouit aussi pleinement du vers que s’il avait la césure médiane ; le ternaire est désormais goûté pour sa propre cadence, et il ne reste plus qu’à achever son affranchissement par toutes les concessions légitimer, c’est-à-dire par celles qui n’affaibliront point les deux soutiens nouveaux du rythme, les deux césures mobiles.

On arrivera ainsi, d’abord à permettre de simples enclitiques à la sixième syllabe :

Où l’on jouait | sous la charrette | abandonnée.
 (François Coppée, Olivier.)

Puis, ces enclitiques étant des syllabes atones, il n’y aura plus de raison pour exiger qu’on mette à l’hémistiche une fin de mot ; on pourra tout aussi bien y placer une syllabe intérieure ou initiale :

Serait allée | en Palesti | ne, les pieds nus.
 (Jean Aicard, Othello.)

Autre corollaire : puisqu’il n’y a plus, à la sixième syllabe, cette césure qui n’avait pas le droit d’être enjambante, la septième pourra désormais être une muette non élidée :

Mais n’ayant plus | de branches ver | tes pour grandir.
 (Charles de Pomairols, Pour l’enfant.)

Enfin, la sixième syllabe elle-même pourra être une muette, aucune trace de césure n’étant plus reconnue nécessaire à cette place :

Et tout à coup | l’ombre des feuil | les remuées.
 (Jean Moréas, Cantilènes.)

Et l’évolution du ternaire est ainsi terminée par son affranchissement complet d’avec le binaire à césure médiane.

Maintenant, vous allez relire tous ces vers à la suite l’un de l’autre, dans le même ordre, en accentuant bien les deux toniques formant césure, et vous me direz si vous n’avez point perçu, partout, exactement le même rythme, entendu absolument la même musique, du point de départ au point d’arrivée :

Toujours punir | toujours trembler |dans vos projets…

On s’adorait | d’un bout à l’au | tre de la vie…

Où l’on jouait | sous la charrette | abandonnée

Serait allée | en Palesti | ne, les pieds nus

Mais n’ayant plus | de branches ver | tes pour grandir

Et tout à coup | l’ombre des feuil | les remuées…

Convenons qu’il n’y a pas la moindre différence rythmique entre ces divers trimètres et tenons-les donc tous pour également bons et légitimes.

Au lieu de choisir nos textes parmi les ternaires à divisions égales, en 4+4+4, j’aurais pu vous montrer la même évolution dans n’importe quelle formule trimétrique à divisions inégales. Si je prenais, par exemple, le ternaire en 3+5+4, vous le verriez, partant de ce vers de Racine, où la sixième syllabe reste forte :

L’orgueilleu | se m’attend encore | à ses genoux…
 (Andromaque.)

admettre à l’hémistiche, chez Coppée, un simple mot proclitique :

Quelque cho | se comme une odeur | qui serait blonde ;
 (Intimités.)

chez Henri de Régnier, une syllabe non finale :

Un moulin | qui se sespère | et gesticule ;
 (Sites.)

chez Albert Samain, une syllabe muette :

Et c’était | comme une musi | que qui se fane ;
 (Au Jardin de l’Infante.)

sans que les véritables points d’appui du rythme aient été en rien affaiblis, car les seules toniques entendues seront celles qui déterminent les césures :

L’orgueilleu | se m’attend encore | à ses genoux

Quelque cho | se comme une odeur | qui serait blonde

Un moulin | qui se désespère | et gesticule

Et c’était | comme une musi | que qui se fane…

Mais il ne faut pas les affaiblir, ces points d’appui ; pour que nous jouissions d’un vers en tant que vers, il faut, je le répète, que l’oreille puisse immédiatement le décomposer en ses deux ou en ses trois parties constituantes ; et toute suite de syllabes qui présente, ne fût-ce qu’une seconde, une énigme rythmique, c’est-à-dire qui laisse l’esprit et la voix hésiter un instant sur la place des toniques, n’est pas un vers, encore que le compte des syllabes y soit.

Tel est le cas de cette ligne qu’Henri de Régnier (Poèmes anciens et romanesques), revenu à la notion la plus délicate du rythme, n’écrirait certainement plus aujourd’hui :

Secoua des roses prises parmi la soie.

Aucune division ne s’impose ici à première vue. Alors on cherche. Serait-ce un vers à césure médiane ? Le sens lui-même nous tend un piège pour nous le faire croire, car la césure psychique la plus naturelle est après le mot « roses », mais notre oreille nous empêche d’y tomber, car la sixième syllabe est muette et nous ne pourrions prononcer « secoua des roseu… » Nous sommes donc en présence d’un ternaire, dont la dernière syllabe de « secoua » marquera certainement la première césure. Mais quelle est celle des trois toniques suivantes qui déterminera la seconde ? Ce ne pourra être la finale de « parmi » ; le sens s’oppose à ce que ce mot soit détaché de « la soie ». Le moins contrariant serait de scander ainsi le vers, en 3+4+5 :

Secoua | des roses pri | ses parmi la soie…

Hélas ! nous voilà obligés de prononcer encore « des roseu », sur deux temps égaux en durée et en intensité, car si nous pouvons atténuer la muette de « prises », c’est parce que nous appuyons sur la tonique « pri » ; tandis que nous ne pouvons produire cette compensation phonique en appuyant aussi sur la tonique de « roses », sous peine de donner à ro la même valeur sonore qu’à pri, et alors, de nouveau, la seconde césure est remise en question !

Vous le voyez, c’est bien ici une énigme rythmique, une énigme indéchiffrable ; et par cela même qu’elle nous est proposée, qu’elle fait hésiter notre esprit et notre voix, le plaisir du vers a disparu, il n’y a plus de vers, comme je l’avais dit, comme je viens de le démontrer.

Je pense que vous aurez lu toutes ces citations à voix haute, en appuyant sur les toniques déterminantes des césures. A cette condition seulement vous aurez, sans fatigue, compris le commentaire que j’en ai donné. Cette sorte de lecture est d’autant plus indispensable que, dans la coupe ternaire, c’est une insistance, une intensité, bien plus qu’une interruption du son, qui marque la césure, cette césure ne correspondant pas aussi souvent que dans l’alexandrin binaire à une suspension notable du sens de la phrase. Enfin, vous aurez mieux, ainsi, familiarisé votre oreille avec ces souples cadences de l’alexandrin à césures mobiles qui, au lieu d’être une joie sans cesse renouvelée, seraient une gêne perpétuelle pour les déplorables lecteurs ou récitants — il en y a beaucoup — obstinés à balancer toujours le vers en deux parties égales, quelle que soit sa construction rythmique et logique. A qui lirait bien, je n’aurais pas grand’chose à apprendre. Par cette anatomie de l’alexandrin moderne, j’espère avoir enseigné, indirectement, la façon de le bien lire.

De ce qui précède, nous avons retenu ces deux points :

1o Que, dans l’alexandrin à double césure, il est illogique — et d’ailleurs inutile à la satisfaction de l’oreille — de conserver à la sixième syllabe une trace quelconque de la césure médiane, dûment remplacée par les deux autres ;

2o Que ces deux autres césures doivent être assez fortement marquées pour que l’esprit et l’oreille ne puissent pas hésiter une seconde sur la place qu’elles occupent.

Mais, cela dit, il est grand temps d’ajouter que :

1o S’il nous faut renoncer à poursuivre, à travers un alexandrin bicésuré, le fantôme illusoire de la coupe classique, il n’en reste pas moins vrai que, dans la suite des alexandrins d’un poème, nous poursuivons d’instinct, et continuerons très légitimement de poursuivre la réalisation dominante du vers à césure médiane, qui reste l’alexandrin-type, l’alexandrin idéal, puisque c’est celui qui, par sa symétrie intérieure, s’impose avec le moindre effort à l’oreille ;

2o Si fortement et si clairement marquées que soient les deux césures du trimètre, ce vers ne saurait, par un emploi suivi, nous donner les mêmes satisfactions que l’alexandrin classique. Personne, en effet, n’a jamais songé à écrire une page entière en trimètres à divisions inégales, tous coupés en 3+5+4, par exemple, ou tous en 4+6+2 ; la lecture en serait à la fois pénible et monotone. Quant au ternaire à divisions égales en 4+4+4, nous savons qu’il offre une division presque aussi rapidement perceptible que la coupe binaire en 6+6 ; mais ses trois repos symétriques sont d’une monotonie bien plus grande que celle qu’on a pu reprocher au vers traditionnel. Aussi n’a-t-il été employé avec quelque suite qu’en de rares et courts morceaux écrits à titre de curiosité, par simple amusement, comme le joli sonnet de Claudius Popelin, qui commence ainsi :

Sur l’étang bleu | que vient rider | le vent des soirs
Séléné penche, | avec amour, | sa face blonde,
Et sa clarté, | qui se reflète | au ras de l’onde,
Met un point d’or | au front mouvant | des roseaux noirs.
 (Un Livre de Sonnets.)

Quelques vers de plus et ce serait trop.

L’emploi légitime du trimètre ne saurait donc être que dans son mélange discret avec l’alexandrin à césure médiane, dont il semble qu’il vienne encore souligner la royale prérogative. Nous prenons plaisir, en effet, à une altération accidentelle du rythme le plus simple ; mais est-ce seulement parce qu’elle apporte à l’oreille un élément de nouveauté ? Non : c’est aussi, et plus encore peut-être, parce qu’elle lui fait désirer, et par suite goûter davantage, le retour à la cadence essentielle. Il se passe alors quelque chose d’analogue à ce que, dans un autre ordre de sensations, la rencontre d’un dièse ou d’un bémol procure à l’oreille du musicien, qui jouit de cet écart momentané d’avec la tonalité générale, à la fois par la surprise qu’il apporte et par l’attente qu’il aiguillonne.

Toutefois, ce retour à la cadence essentielle de l’alexandrin ne doit pas se faire trop attendre ; et c’est pourquoi j’ai dit que les ternaires ne pouvaient être mélangés qu’avec discrétion aux alexandrins classiques. L’oreille peut s’imposer, çà et là, le léger effort de décomposer un vers en éléments plus complexes que les deux hémistiches ; mais, si on lui demande de renouveler plusieurs fois de suite, ou trop souvent, cet effort, elle n’est plus, alors, amusée par un accident de route, elle est déroutée. Sur les six vers suivants, tout en rimes féminines, de Paul Verlaine, deux seulement — le quatrième et le cinquième — sont césurés en 6+6. Jugez de l’effet :

Un bouton manque. Un fil dépasse. D’où venue
Cette tache, | ah çà, malvenue ou bienvenue ?
Qui rit et pleure sur le cheviot ou la toile ?
Nœud noué bien ou mal, soulier luisant et terne,
Bref un type à se pendre à la Vieille Lanterne,
Comme à marcher, gai proverbe, à la belle étoile,
 (Parallèlement.)

Ces alexandrins sont d’ailleurs déplorables sous tous les rapports ; mais n’est-ce pas la juste punition des poètes qui manquent au rythme sonore, de manquer presque toujours en même temps, à la syntaxe, à la logique, au bon sens, qui sont, pourrait-on dire, le rythme abstrait de la pensée ? Tout se tient, dans cette harmonie supérieure de la pensée et de la forme qu’est la poésie.

Ah ! si l’introduction définitive des coupes ternaires devait nous conduire à de pareilles incohérences rythmiques, — et c’est à ce résultat que voudraient nous amener certains poètes récents, décidément dénués de toute oreille, — comme nous demanderions vite le retour à la règle de Boileau, plus strictement appliquée encore que par lui-même ! Mais, grâce au ciel, il n’est pas nécessaire ; et les grands poètes du siècle dernier nous enseignent comment il faut que nous usions, sans en abuser, des merveilleuses ressources de cet alexandrin émancipé par la mobilité des césures.

Nous faisons basculer la balance hémistiche,

s’écrie Victor Hugo dans les Contemplations. Mais voyez de quelle façon, presque toute classique, il continue :

 Le vers, qui sur son front
Jadis portait toujours douze plumes en rond,
Et sans cesse sautait sur la double raquette
Qu’on nomme prosodie et qu’on nomme étiquette,
Rompt désormais la règle et trompe le ciseau,
Et s’échappe, | volant qui se change en oiseau,
De la cage césure, et fuit vers la ravine
Et vole dans les cieux, alouette divine.

La « balance-hémistiche » n’a basculé qu’une seule fois, à la place que j’ai marquée (Et s’échappe…) et par quelle grâce imitative ! Jamais, en effet, Victor Hugo lui-même, celui de tous qui a le plus usé de la césure mobile, ne s’émancipe de la suspension de sens à l’hémistiche que si la pensée en doit être mieux servie. Et dans les passages où il a introduit le plus grand nombre de vers à césure non médiane, ils ne dépassent point encore la proportion de un sur trois. Je dis « dans les passages », et non dans les poèmes ; car dans un poème entier cette proportion n’est jamais atteinte. Au reste, chez lui comme chez les autres grands poètes modernes, elle varie selon le genre et le ton de l’œuvre. L’alexandrin asymétrique est précieux pour les récits épiques ou familiers, dans lesquels les faits se mêlent aux sentiments, et les descriptions aux discours ; car il permet au poète d’échapper au vol continu, de marcher quelquefois, de côtoyer au besoin, sans y tomber pourtant, la prose. On le rencontrera donc bien plus souvent dans la Légende des Siècles que dans les Feuilles d’Automne, dans Jocelyn que dans les Méditations, dans les Humbles, de François Coppée, que dans le Bonheur, de Sully Prudhomme. La poésie lyrique aurait presque pu s’en passer, et elle s’en passe le plus souvent, si elle en tire quelquefois de merveilleux effets. Lisez, par exemple, ces trois strophes de Victor Hugo :

Quand nous en irons-nous ou vous êtes, colombes ?
Où sont les enfants morts et les printemps enfuis,
Et tous les chers amours dont nous sommes les tombes,
Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits ?

Vers ce grand ciel clément où sont tous les dictames,
Les aimés, les absents, les êtres purs et doux,
Les baisers des esprits et les regards des âmes,
Quand nous en irons-nous ? Quand nous en irons-nous ?

Quand nous en irons-nous où sont l’aube et la foudre ?
Quand verrons-nous, | déjà libres, | hommes encor,
Notre chair ténébreuse en rayons se dissoudre
Et nos pieds faits de nuit éclore en ailes d’or ?
 (Les Contemplations.)

Jusqu’à l’avant-dernier vers, sur des ailes aux battements de plus en plus larges, mais d’un rythme toujours égal, le poète nous avait fait monter vers le but de son ascension sublime ; mais, arrivé au terme, ayant à nous suggérer la courte lutte — donc la désharmonie momentanée — entre le corps et l’âme, à nous faire sentir le mystérieux passage de la vie à l’immortalité, voilà que tout à coup il rompt la cadence de son vers, le coupe en trois, nous force même, pour la seconde césure, à laisser complètement expirer, devant la virgule, une syllabe muette, « déjà libres », puis à faire l’effort d’une aspiration devant « hommes encor ». Après quoi, la mort vaincue, il nous rend, décuplée par cette courte attente, par ce bref accident rythmique, la joie du grand coup d’aile, avec les alexandrins réguliers par où la strophe s’achève en une transfiguration splendide.

C’est surtout au théâtre que l’alexandrin brisé a pris une place de plus en plus considérable. Nous savons déjà que Racine l’a introduit dans ses tragédies, où la diction échappe ainsi, le plus souvent, à ce fameux ronron tragique dont les poètes de 1830 n’auraient dû faire le reproche qu’aux médiocres successeurs du maître, aux Crébillon, aux Voltaire, aux

La Harpe, car c’est chez eux, non chez lui, que le vers a fini par s’ankyloser des deux hémistiches, jusqu’au jour où l’auteur d’Hernani et des Burgraves a su lui rendre, en l’augmentant, cette souplesse des articulations si nécessaire à l’allure naturellement cursive du langage dramatique. Toutefois, ici encore, l’alexandrin brisé n’apparaîtra pas partout avec la même fréquence : il abondera dans les dialogues coupés et de pure action ; il sera plus rare dans les tirades de quelque longueur, dans les morceaux d’un caractère analytique ou lyrique, plus rare aussi dans la tragédie ou le drame que dans la comédie ou la farce. Voici, pour la tragédie, un admirable exemple de la façon dont on peut introduire le vers à césures mobiles sans paraître rompre, tout en la variant, la majestueuse cadence de la période. Je le tire des Erinnyes, de Leconte de Lisle. C’est Kassandra qui parle :

Et je prophétisais vainement, | et toujours !
Citadel | les des rois anti | ques, palais, tours !
Cheveux blancs | de mon père auguste | et de ma mère
Sables des bords natals où chantait l’onde amère,
Fleuves, Dieux fraternels, qui, dans vos frais courants,
Apaisiez, vers midi, la soif des bœufs errants,
Et qui, le soir, | d’un flot amoureux | qui soupire,
Berciez le rose essaim des vierges au beau rire !
O vous qui, maintenant, emportez à pleins bords
Chars, casques, boucliers, avec les guerriers morts,
Échevelés, | souillés de fange | et les yeux vides !
Skamandros, Simoïs, aimés des Priamides !
O patrie, Ilios, montagnes et vallons,
Je n’ai pu vous sauver, vous ni moi-même ! Allons !
Puisqu’un souffle fatal m’entraîne et me dévore,
J’irai prophétiser dans la nuit sans aurore ;
A défaut des vivants, les Ombres m’en croiront !
Pâle, ton spectre en main, ta bandelette au front,
J’irai, chez Apollon, ô toi qui m’as aimée !
J’annoncerai ta gloire à leur foule charmée.
Voici le jour, et l’heure, et la hache, et le lieu,
Et mon âme va fuir, toute chaude d’un Dieu !

Sur vingt-deux vers, cinq seulement ne sont point de coupe classique, dont les trois premiers, où le poète, a maintenu un accent secondaire à la sixième syllabe, et reporté plus loin la seconde des deux césures, ou la césure unique. Car on n’en trouvera qu’une, placée à la neuvième syllabe, dans le premier vers, où il a eu soin de mettre une virgule après « vainement », de peur que nous ne scandions en 6+6 :

Et je prophétisais | vainement, et toujours,

ce qui enlèverait aux deux derniers mots beaucoup de la valeur expressive qu’ils ont si on les détache du reste de la phrase.

Les deux suivants sont des ternaires, mais la sixième syllabe y restant tonique, y gardant un accent léger « rois, père », les deux épithètes « antiques » et « auguste » se détachent ainsi des substantifs qu’elles qualifient et prennent, ainsi mises en valeur, le caractère d’épithètes à la façon homérique ou eschylienne que Leconte de Lisle a voulu leur conférer pour les conformer à la couleur générale de son poème.

Et quelle délicieuse détente dans ce ternaire à divisions inégales (4+5+3) où sont multipliés, pour l’alanguir encore, les accents secondaires :

Et qui, le soir, | d’un flot amoureux | qui soupire ! …

Quant au dernier de ces cinq vers à césures mobiles,

Echevelés, | souillés de fange | et les yeux vides…

comme il évoque, par sa coupe en trois parties égales, — qui force l’esprit à s’arrêter trois fois sur trois aspects différents d’une même horreur, — le spectacle affreux qui se présente à l’esprit du personnage ! C’est de très grand art… Puis l’alexandrin classique reprend sa marche vers l’apothéose entrevue par la prophétesse…

La proportion des vers brisés sera, ai-je dit, bien plus forte dans la comédie. Le maître de l’alexandrin comique, c’est, plus encore que Molière, le Racine des Plaideurs. Dans un seul couplet de Chicaneau, je relève :

Voici le fait : | Depuis quinze ou vingt ans en ça,
Au travers d’un mien pré certain ânon passa,
S’y vautra, | non sans faire un notable dommage…
Autre incident : | tandis qu’au procès on travaille…
Le cinquième | ou sixième avril | cinquante six…
Arrêt enfin. | Je perds ma cause | avec dépens…

C’est déjà le vers de Victor Hugo dans Ruy Blas, de Banville dans le Beau Léandre, de Rostand dans Cyrano de Bergerac. En écrivant les Plaideurs, Racine a fait plus qu’annoncer, il a réalisé un instant, deux siècles avant leur entrée définitive dans notre prosodie, toutes les hardiesses du Romantisme. Et nous en trouverons bientôt une preuve nouvelle, puisque nous voici arrivés à l’étude de cette autre conquête, non pas commencée, mais définitivement achevée par les poètes modernes, l’Enjambement.

On peut composer, assurément, des vers plus longs que le vers de douze syllabes, mais on ne l’a jamais fait qu’à titre d’amusement et d’exercice, car, n’étant point divisibles en parties égales, ou faisant trop attendre le retour de la rime, ces vers ne donnent à l’oreille qu’un plaisir bien inférieur à celui que donne l’alexandrin.

On en trouve de treize syllabes dans une chanson de Saint-Amand, où ils sont coupés en 6+7 ;

Ainsi chantaient au cabaret
Le bon gros Saint-Arnand | et le vieux père Faret.

Dans un autre chant bachique de Scarron, ils sont coupés en 5+8

Sobres, loin d’ici ; | loin d’ici, buveurs d’eau bouillie !
Si vous y venez, | vous nous ferez faire folie.

Le rythme serait, ce me semble, plus perceptible avec deux césures fixes au lieu d’une, comme dans ces vers, césurés en 5+3+5, qu’il m’est arrivé d’écrire en adaptant, par jeu, des paroles à un air de ballet de la Korrigane, de Widor, syllabe pour note. C’est le motif musical qui m’a donné ceci :

Regarde là-bas, | c’est Pascou, | le bossu qui passe,
Le boiteux maudit, | le sorcier | qui fait peur aux gens.
Il jette des sorts, | en riant, | à qui le menace,
Et court se damner, | chaque nuit, | chez les Korrigans.

La seule excuse de ces vers, comme des précédents, est de n’avoir d’autre but que celui, bien modeste, de se mouler exactement sur un air donné de musique, et de n’avoir pas la prétention d’être lus autre part que sous les cinq lignes de la portée.

Au-dessus de treize syllabes, les vers seraient d’une scansion plus déplaisante encore. Jugez-en par ces deux vers de quinze syllabes, du vieux Baïf :

Franc de tout vice ne suis ; | mais j’ai mis toujours mon étude
De sauver mon cher honneur | du reproche d’ingratitude…

Tout cela est sans intérêt, et je n’en ai parlé que pour mémoire.

Un commentaire sur “VIII. De la Césure dans l’Alexandrin

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s