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Conte de Pâques

Par Pierre Henri-Rousseau
Prémices de ceux qui se sont endormis (réponse au défi #25)

Cette année-là, on n’y croyait plus. Comme chaque année, à vrai dire, depuis des millénaires, des millionnaires même ! Mais ce n’est pas parce qu’un drame revient à échéance régulière qu’il en est atténué. À chaque fois,c’est la même intensité dramatique…

Cette année-là, donc, on n’y croyait plus, malgré l’expérience passée. Le froid persistait, la sève des arbres se réfugiait sous terre. Leurs branches, dénudées et sombres, semblaient mortes. Les oiseaux, silencieux, croyaient se poser sur des cadavres calcinés : eux-mêmes, les arbres, incrédules quant à leur capacité à reprendre vie, n’osaient affirmer le contraire.

L’angoisse se propageait à tous les animaux. Si les plantes demeuraient dans leur étrange mort, cela signifiait la disparition des graines, des fruits, des feuilles tendres, de la nourriture en somme. Ce n’était que branches dégarnies, dressées plus ou moins en l’air, avec un sentiment de détresse poignant. Il restait bien des herbes folles, mais n’étaient-elles pas mortes également ? Certes, certains arbres conservaient leur ramure, tous n’étaient pas des arbres à feuilles caduques (bref, je ne suis pas professeur de biologie, mais conteur de merveilles) Etouffées sous des monceaux de neige glacée ou enrobés de givres, ces ramures ne montraient-elles pas qu’elles souffraient du même mal ?

Même les Hommes, pourtant si sages et intelligents (enfin, selon les plantes et les animaux admiratifs) étaient gagnés par l’inquiétude. Cependant, chez eux, l’anxiété de l’hiver faisait écho à une autre peur, celle de la mort, et à la crainte qu’après elle, comme après l’hiver, la vie ne jaillirait pas à nouveau.

Ainsi gémissait la création. À l’automne, après les premières agressions de froidure, les arbres avaient accueilli le phénomène comme un repos mérité, fiers par ailleurs de déployer de nouvelles couleurs sur leurs frondaisons, plus pastelles mais non moins époustouflantes. Les anciens disaient aux plus jeunes qu’il n’y avait pas à s’inquiéter, que ce n’était qu’un sommeil, qu’ensuite reviendrait le printemps comme l’an passé et celui d’avant, tout seul, comme ça, sans effort. Les animaux, dépendant des plantes, et donc un peu moins rassurés, faisaient des provisions, assez sereinement malgré tout.

Puis la lumière continuait à diminuer, le froid se faisait plus cru, les premiers gels arrivaient, et la sève des arbres, quittant tout à fait la surface, se blottissait sous terre, dans les racines. Les feuilles d’automne tombaient toutes, découvrant des doigts griffus de sorcières, non dénués de poésie par ailleurs, insensibles aux vents d’hiver, et dépouillant de toute couleur flatteuse le visage de beauté que les paysages se plaisent à offrir. Qu’était-ce que le vert ? Qu’était-ce que le jaune ? On perdait la souvenance de ces couleurs. Les sons aussi faisaient l’objet d’une purge. De semaine en semaine, les oiseaux perdaient l’envie puis la technique de chanter, et leur musique était remplacée par le sifflement du blizzard, le rythme de la pluie ou le silence de la neige, tous trois cerbères chargés de surveiller que personne n’enfreignît les lois du royaume hivernal.

Au début, quand l’hiver était installé depuis peu encore, les arbres s’expliquaient en murmures discrets que ce dépouillement de leurs ornements était un bien, qu’il leur fallait s’humilier un peu, plonger leur sève sous l’humus, afin de rejaillir au printemps avec joie et modestie. Mais le temps passait, le blizzard faufilait partout son nez reniflant, vérifiant et imposant la soumission ; les frimas se succédaient, les provisions, l’énergie emmagasinée s’épuisaient ; et de plus en plus souvent, les arbres voyaient avec horreur des hommes rôder dans leur rang, à la recherche de leur chair ligneuse, pour en faire du bois de chauffage, alimenter les flammes du foyer et ainsi réchauffer leur chair à eux et celles de leurs maisonnées. Alors, peu à peu, et comme chaque année, dans la solitude de chaque créature, s’installait le doute, s’estompait l’espérance, s’éteignait l’assurance du retour du printemps… On n’y croyait plus. Ça risquait bien de ne jamais repartir. L’hiver serait éternel.

Au fond, ce n’était pas si faux, il règnerait ad mortem aeternam s’il n’y avait chaque année un miracle.

Mais cette année-là, on n’y croyait encore moins. Ou alors c’est qu’on avait oublié à quel point l’hiver est une épreuve. La torpeur s’était abattue de tout son poids sur la nature. Les jours de soleil, de redoux, n’y changeaient rien. La sève demeurait tapie au fond des racines, prostrée.

Trois jours auparavant avait eu lieu un de ces redoux, avec un peu de soleil et une désertion du vent dans l’air. La veille, une froide et triste pluie était tombée. Or ce jour-là, quand vint le matin – un matin gris et banal d’hiver – un étonnement se répandit. Là, sur le flanc de la petite butte qui est entre le bosquet d’épineux et la petite colline, contre le muret de pierres sèches, au bout de l’une des branches d’un arbre chétif et timide, dégarni et à l’écorce sombre : oui, au bout de cette branche, resplendissait un bouquet de fleurs fraîches aux pétales immaculés, scintillant comme une traînée de petites étoiles. Elles se tenaient là, innocentes, sur la branche de cet humble arbre dépourvu de la moindre feuille verte.

— Voyez-vous, là-bas ? se murmurait-on de racines en racines…

— Quoi donc ? Ce n’est pas possible, cet arbre n’était-il pas mort ?

— Il faut croire que non, à l’évidence…

— Comme ses fleurs sont belles et pures !

— Ce ne sont pas des fleurs, c’est de la neige.

— De la neige ? Vous croyez ?

— Bien sûr, vous voyez bien que cet arbre n’a pas de feuilles, c’est l’hiver, et du blanc sur une branche nue, qu’est-ce, sinon de la neige ?

— Mais si c’était de la neige, il y en aurait aussi sur nos branches, au sol, sur les cailloux, ailleurs, partout…

— Mais oui, et au moins sur l’arbre entier ! Avez-vous jamais vu de la neige tomber seulement sur une branche, au détriment des autres, et uniquement sur un arbre et pas un mètre à côté ? » « En tout cas, qu’il est beau, que sa floraison est cristalline, il n’a pas attendu que ses feuilles poussent !

L’amandier, resté seul à veiller, venait de fleurir.

Le lendemain, toutes les branches du petit arbre étaient couvertes de fleurs. Le surlendemain, trois ou quatre de ses compagnons déployaient la même blancheur. Et trois jours après, c’était une multitude d’amandiers qui révélaient, disséminés dans la campagne en hibernation, leur présence vivante, et ornaient le paysage de touches argentées, l’éclairaient d’un miroitement de diamants.

C’est alors que, cette même année, passa par là le prophète Jérémie. Il marchait courbé, l’âme inquiète, promenant dans le paysage hivernal ses soucis d’homme de Dieu. Soudain il vit, là, sur le flanc de la petite butte qui est entre le bosquet d’épineux et la petite colline, contre le muret de pierres sèches, le petit arbre aux blancs éclats, dont la branche, la première à s’éveiller, était au sommet de sa floraison. Jérémie fut émerveillé, captivé par cette manifestation de vie si pure. Une joie d’espérance, limpide, monta dans son cœur. Le Seigneur tout-puissant s’adressa à lui :

— Que vois-tu, Jérémie ?

Il répondit :

— Je vois une branche de veilleur, c’est-à-dire d’amandier.

Le Seigneur lui dit :

— Tu as bien vu. Car comme l’arbre « veilleur », je veille sur ma parole pour l’accomplir.

Et Jérémie repartit annoncer aux hommes une bonne nouvelle, une très bonne nouvelle.

Pendant ce temps, encouragés par la hardiesse des amandiers, les arbres venaient de retrouver l’espérance et la joie de vivre. Elle resurgissait avec vigueur dans leur cœur ligneux. Eh oui, c’était possible, puisque les veilleurs étaient là, bel et bien vivants ! Puisqu’ils brandissaient leurs rameaux étoilés, scintillant de candides diamants. Oui, à la vue de leur floraison insolente à l’égard de l’hiver et en dépit de ses rudesses, les arbres furent repris par l’énergie vitale et lancèrent leur sève à l’assaut de leur tronc et de leurs branches. Les plus réactifs furent les arbres fruitiers. Mais chez tous, le mouvement de vie était déclenché. Déjà, l’air s’égayait des premiers pépiements d’oiseaux.

Grâce aux « arbres-veilleurs », le miracle se reproduisait.

Cependant, l’hiver n’était pas fini. Et il était vexé de l’audace des amandiers qui osaient lui faire l’affront de fleurir, de manière aussi inattendue, au beau milieu de sa suzeraineté. Un soir, quand la nuit tomba, il envoya un vent du nord balayer la campagne et rappeler qu’il était encore le roi. Il sévit durement et pendant plusieurs jours. La température chuta brusquement. Il gela. Les amandiers, veilleurs sur la grève, reçurent l’assaut de plein fouet. La sève, pleine d’eau, fut prise par le gel, elle gonfla, se solidifia. Elle fit éclater leurs fibres. Certains périrent. Le petit arbre, celui qui est sur le flanc de la butte, entre le bosquet d’épineux et la petite colline, contre le muret de pierres sèches, oui celui-là – c’est le passage du conte que je n’aime pas raconter – eh bien oui, il mourut.

Prémices du printemps, premier né d’entre les morts, il était le plus exposé. Sans lui, la nature n’aurait su repartir. Grâce à lui, elle s’était remise à y croire, et tout était reparti. Il s’était sacrifié.

Et les moqueries fusèrent :

— Ben voilà, aux premières caresses du soleil, ça s’excite, puis une petite fraîcheur, et plus personne !

— Quelle stupidité, être aussi imprudent !

— On sait bien que les amandiers sont bêtes, ne dit-on pas bête comme un amandier ?

Pauvre amandier ! Ses fleurs, ses belles fleurs délicates, demeurèrent quelques temps en place, puis tombèrent doucement comme des flocons de neige, tandis que partout ailleurs, l’hiver s’étant définitivement enfui, le printemps s’affichait victorieux dans des frondaisons surabondantes. Tout cela, grâce à lui ! Mais lui n’eut pas le temps de reverdir. Seule son écorce sombre demeura, sous la même apparence que durant l’hiver, mais cette fois sans cacher de vie derrière elle.

Lorsque le dernier pétale s’envola, on remarqua que, suspendue au bout de l’une de ses petites branches, il restait une amande de l’an passé, abritée dans son écale. Quelques semaines plus tard, elle tomba à son tour, dans le creux des cailloux. Encore un peu de temps, et l’humus la recouvrit, formé à partir des feuilles mortes qui venaient se coincer entre les pierres et des morceaux de terre glissant de la butte. Deux ans plus tard, l’amande germa. Un tout petit amandier de seulement deux branches poussa et fit sa première fleur, et avec elle son premier fruit. Les arbres d’alentour, ceux qui sont sages, lui racontèrent le sacrifice de son père, qu’il n’avait pas connu, et du rôle qu’il avait à tenir pour être digne de lui. Puis il grandit, et de ses fruits naquirent encore d’autres veilleurs qui se transmettaient l’importance de leur mission et qui, chaque hiver, redonnait le zèle de la Vie à toute la nature.

Mais mon histoire ne s’arrête pas là.

Le petit amandier, vous l’avez compris, eut de nombreux descendants. Quelques centaines d’années plus tard, l’un d’eux se trouvait entouré d’autres arbres, des oliviers plantés par les hommes. Ceux-là ont de la sagesse, notamment grâce au grand âge qu’ils atteignent souvent. Mais un peu plus loin, d’autres arbres étaient sots. Fréquemment ils abreuvaient l’amandier des habituelles moqueries :

— Ah ah, bête comme un amandier !

— Quand donc celui-ci va-t-il mourir de sa bêtise ?

Certains ajoutaient, avec un semblant de sagesse :

— C’est un manque de prudence plus que de la bêtise…

Mais le fâcheux proverbe persistait : « être bête comme un amandier ».

Or, un jour d’hiver – et c’est la fin de mon histoire – un homme passa. Il s’approcha de l’amandier et se pencha sur lui en silence. Quelques semaines plus tard, fidèle à son aïeul, l’arbre-veilleur fleurissait ; le même homme repassa, et le regardant avec attention, lui murmura :

— Tu es béni, toi l’amandier. Tu m’apportes, à moi qui te donne la vie, réconfort et zèle. Sous peu de jours, j’offrirai ma vie aux hommes, comme ton ancêtre s’est sacrifié. Sous peu de jours, je refleurirai le premier, et j’en entraînerai des multitudes à ma suite.

Pierre Henri-Rousseau
Artiste peintre
Atelier Les toiles du Matin

http://lestoilesdumatin.fr/

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