Poésie

Joseph et ses frères

Ces derniers mois, il m’a fallu faire le deuil de la (double) passion qui avait pris la première place dans ma vie ces dernières années. Je n’ai rien vu venir ; je croyais au contraire les difficultés enfin derrière nous mais pourtant du jour au lendemain, « nous » a cessé d’exister. Blessée, je me suis accrochée à une figure biblique ou plutôt deux : Joseph,
– celui qui pardonne à ses frères alors qu’il a le moyen de se venger d’eux,
– celui qui renonce à son honneur par amour pour Marie.

Comme eux, me sentant trahie, je pourrais choisir de détruire. Comme eux, je veux abandonner ma blessure à Dieu et choisir la bienveillance et le pardon… Et me rappeler aussi souvent que nécessaire que j’ai donné mon amour : rien ne me le fera reprendre.

Au fond du trou, je songe à ceux qui m’y ont mis,
Ceux qu’encor ce matin, moi j’appelais « mes frères »,
Que j’aime et qui pourtant me traitent en ennemi.
Qu’ai-je donc fait Seigneur pour causer leur colère ?

Je médite en mon cœur les mots qu’ils m’ont lancés,
Repasse en mon esprit les jours, les mois, les ans
Cherchant à y trouver ce qui les a blessés,
La faute qui me vaut de vivre cet instant.

« Maître-rêveur », c’est là la clef assurément !
Je sais bien qu’on m’en veut de partager mes rêves ;
Mes frères en ont eu bien du ressentiment
Mais cela valait-il pénitence si griève ?

Pensais-je donc à mal ? Ou ai-je aimé trop fort
L’honneur qui m’était fait : ce manteau coloré ?
Ou me reproche-t-on de rapporter leurs torts ?
Naïveté ? Orgueil ? Pourquoi l’ai-je arboré ?

Mais qu’aurais-je du faire : ôter l’habit ? Me taire ?
Mentir, désobéir et à Hébron rester ?
Refuser la mission dont me charge mon père ?
J’ai agi sans malice, avec intégrité.

J’ai cheminé trois jours pour trouver le troupeau ;
Je les aurais laissés si je voulais leur nuire !
Sont-ils jaloux de moi qu’ils en veuillent à ma peau ?
Je n’ai rien fait pour ça ! Ô Dieu, daigne m’instruire !

Voici j’entends leurs pas. On vient me délivrer !
Enfin ils me diront les faits qu’on me reproche,
Le prix de leur pardon et moi je les suivrai :
Nous rentrerons ensemble, enfin devenus proches.

***

Pas une explication. Pas un mot. Rien. Silence.
Ils m’ont livré. Vendu. Condamné sans procès.
Aucun ne m’a laissé présenter de défense ;
Nul ne m’a révélé en quoi j’ai tant blessé.

Ma tête me fait mal de questions sans réponse.
Vingt pièces pour ma vie : serait-ce pour l’argent ?
Juda semblait honteux ; son attitude absconse.
Ils se précipitaient : qu’y avait-il d’urgent ?

Ruben n’était pas là ; m’aurait-il protégé ?
Qu’importe, c’est fini ! Seul le désert m’entend !
Et toi Dieu où es-tu ? M’as-tu aussi piégé
En ne me disant pas que Tu es mécontent ?

Voilà que je blasphème et aggrave mes torts.
Assourdi par l’orgueil ? Aveuglé de candeur ?
Pourquoi n’ai-je pas su… ? J’aurai fait les efforts !
Je me serais soumis ; je ne suis pas frondeur.

Seigneur, si j’avais su, j’aurai plaidé coupable,
Confessé mon péché, recherché Ton pardon…
Mais j’ignore mon crime : serai-je donc capable
De m’aveugler autant ? Dieu, je me pensais bon…

Reverrais-je mon père et Benjamin mon frère ?
Me faut-il expier une faute inconnue,
Être esclave, humilié, tombé plus bas que terre,
Pour retrouver Ta grâce et mon pays perdu ?

Que ferai-je en Égypte ? Durant combien de mois ?
Ou sera-ce des ans ? Je repense à mes songes :
C’est moi qui me prosterne ; on domine sur moi !
On m’a tant jalousé… Tout ça pour des mensonges !

***

Au désert , j’ai crié : « Seigneur Dieu, où es-Tu ? ».
De la fosse (à Dothan) à la prison royale,
J’ai cherché Ta présence et toujours Tu t’es tu…
Je crie encore à Toi : délivre-moi du mal !

J’ai fait Ta volonté et me suis cru béni :
Potiphar prospérait, me faisait confiance…
Me voilà enfermé : innocent mais puni ;
Oui, mon intégrité cause ma déchéance.

Plus d’une décennie, j’ai secondé mon maître.
J’ai été l’intendant le plus parfait qui soit :
Respecté tous ses biens, honoré tout son être,
Refusé le désir de sa femme pour moi…

J’ai laissé mon habit en fuyant vers la cour :
Il n’y a jamais eu aucune ambiguïté.
Seigneur, Toi Tu le sais : ô viens à mon secours !
Voilà que l’on m’enferme à perpétuité !

Je croyais bien agir en taisant ses œillades
Peut-être aurais-je du dénoncer, condamner ?
Voilà que je m’égare en vaines jérémiades :
Le passé est passé… et moi je suis damné.

Au fond du trou encor, je tente de comprendre.
Je repense à Sichem : mon manteau, l’impuissance…
Les questions sans réponse : orgueil ou innocence ?
Et là : qu’ai-je de trop qu’il faille me reprendre ?

J’ai servi de mon mieux mon Père et mon seigneur ;
J’ai voulu mériter d’avoir eu leur faveur.
Aurais-je du alors montrer moins de ferveur
Pour que les cœurs jaloux en aient moins de rancœur ?

***

Voilà déjà deux ans que l’on m’a enfermé.
Dieu a sauvé ma vie mais je me sens si las…
J’ai cru que l’échanson me tirerait de là :
Il plaiderait pour moi, avait-il affirmé.

Ils avaient fait un rêve avec le panetier ;
Dieu dévoila le songe et m’en fit l’interprète :
Le panetier mourut, pendu au noisetieri;
L’échanson rétabli, put relever la tête.

Pourtant voilà des mois qu’il a gagné la Cour
J’ai certes le respect des chef et détenus
Mais je reste en prison : apprécié mais déchu,
Loué mais oublié, innocent sans recours.

***

On vient de me raser et voici Pharaon.
Il m’a conté son rêve et Dieu l’a révélé :
Sept vaches dévorées et sept épis brûlés ;
Sept années de famine après sept de moissons.

Mon destin s’accomplit. « Qu’Il ajoute » est mon nom :
J’étais comblé de maux, on me comble de biens.
Oui j’ai fructifié dans mon lieu d’affliction :
L’esclave est élevé devant les Égyptiens ;

Mes fils ont effacé mon passé douloureux ;
Des peines endurées, j’ai tiré expérience ;
Par Sa fidélité, j’ai trouvé grâce en Dieu ;
Oui, Il m’a soutenu dans ma grande impuissance.

Soudain pourtant je tremble en découvrant mes frères
Venus de Canaan pour acheter du blé.
Étrangers prosternés la face contre terre,
Ils sont à ma merci : dois-je me dévoiler ?

***

Dieu m’a tiré de l’ombre mais quel but à cela ?
Je pourrais les punir en les privant de pain
Mais pourrais-je laisser leurs fils mourir de faim ?
Est-ce pour les sauver que Dieu m’a placé là ?

Si je leur vends du blé, reviendront-ils ici ?
À moins que je n’enferme un d’entre eux en prison ?
Pour revoir Benjamin, combien il a grandi,
J’épargnerai Ruben mais prendrai Siméon.

Je les éprouverai par des accusations ;
Je sonderai leurs cœurs, saurai s’ils ont changé.
Je les entends déjà se poser des questions
Devant les sacs d’argent remis dans leurs paniers.

***

Le blé est épuisé ; les voilà revenus.
Ils redoutaient le pire or il n’arrive rien.
Ils sont déconcertés : l’argent m’est inconnu ;
On les place par âge au banquet qui est mien…

On les a renvoyés avec le blé acquis,
Et en dissimulant sur Benjamin ma coupe.
Le piège se referme : sauveront-ils leur vie
Ou auront-ils pitié du plus jeune du groupe ?

Juda plaide pour lui : le chouchou de son père ;
Alors je ne tiens plus et je pleure à grand bruit.
Je me révèle à eux et enlace mon frère.
Dieu a changé en bien le mal qu’ils ont commis !

Dix-sept ans ont passé ; mes frères tremblent encore.
Voilà qu’ils m’ont mandé de pardonner leur crime
Craignant que je me venge alors que Père est mort…
Ô Sauveur, montre-leur Ton cœur si magnanime !

Poetyc, poème publié en premier le 11 octobre 2024 sur mon site.

i C’est pour la rime. Ce bois est probablement trop souple et sa présence à l’époque pharaonique est incertaine cf. Victor LORET, La Flore pharaonique, Ernest Leroux, Paris, 1892, p.45.

« Ô Sauveur, montre-leur Ton cœur si magnanime ! » car Christ fut aussi trahi par un intime et pour Lui, impossible de pointer de l’orgueil ou de la naïveté comme cause de l’agacement et du rejet qu’il produisit. Même sa « mauvaise » communication était parfaite : il décevait les attentes certes mais propose tellement plus pour qui veut bien l’entendre et chercher à voir au-delà des apparences : le sauveur dont nous avons tous besoin, et non un gentil Che Guevara hippie.

Et pour découvrir l’autre Joseph, c’est ici : Marie partit enceinte.

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