Scène VII
MANASSÉ (à part)
Ce moralisateur, à la fin, m’exaspère.
Il devrait s’occuper de ses propres affaires.
JUDITH
Et je te trouve encore avec ce vieux débris
Qui te lave le cœur et te salit l’esprit !
MANASSÉ
Allons ! Ne parlez pas sur ce ton du prophète,
Et pour les cheveux blancs qui garnissent sa tête,
Ayez, ma chère amie, juste un peu de respect !
JUDITH
Je trouve répugnants son air et son aspect.
De sermons, de conseils, d’augures il assomme.
Je ne veux plus te voir parler avec cet homme.
Tu devrais le chasser, je te le dis sans fard.
MANASSÉ
Mon enfant se marie, nous sommes en retard.
JUDITH
Ton Joël attendra. J’ai trois mots à te dire.
Je suis de sombre humeur, n’ai nulle envie de rire.
MANASSÉ
Après le mariage il sera toujours temps
De régler entre nous griefs et différends.
Enfin, que te faut-il pour te rendre agréable ?
JUDITH
Éloigner de ma vue ce bigot détestable.
MANASSÉ
Soit. Je le chasserai. Pourquoi tant le haïr ?
JUDITH
Il a maudit mes dieux. Je ne puis le souffrir.
Je réclame ses os, je réclame sa vie ;
Je veux mort ou vivant cet ignoble Ésaïe.
MANASSÉ
Là ! Comme tu y vas !
JUDITH
Je jure qu’il mourra ;
Mes dieux l’ont décidé, contre eux rien ne pourra.
MANASSÉ
Mais il sert Adonaï.
JUDITH
Et moi des dieux de pierre,
Des dieux que l’on peut voir. Ils sont vrais, j’en suis fière.
Vous, les Juifs, adorez toujours un Dieu caché.
Toujours vous l’invoquez, toujours vous le cherchez.
Nul ne sait d’où il vient, nul ne connaît son âge.
Il montrerait son nez s’il avait du courage.
MANASSÉ
Allons ! Judith !
JUDITH
Un Dieu qu’aucun ne peut toucher,
Un Dieu qui chaque jour accuse de péché,
Un père qui toujours vous refuse la joie !
Dis-moi donc quel bonheur ce Dieu saint vous octroie.
Pour aimer ce Dieu-là il faut être un peu fou.
MANASSÉ
Euh ! Judith ! À la noce on n’attend plus que nous.
JUDITH
D’abord ton Ésaïe qui concentre ma haine,
Je voudrais tout autant te parler de la reine.
MANASSÉ
Quoi ? Faut-il par amour ordonner son trépas ?
JUDITH
Si je te l’ordonnais tu ne le ferais pas
Car ton amour pour moi, hélas ! a ses limites.
Je te veux pour moi seule. Je veux que tu la quittes.
MANASSÉ
Mais Judith…
JUDITH
Je ne veux vivre l’amour à trois.
Faut-il que de ta grue je m’embarrasse, moi ?
Ôte-la de ma vue. Je veux que tu l’exiles
Au milieu du désert, ou très loin, sur une île.
MANASSÉ
Je la répudierai. Tout ce que tu voudras.
JUDITH
Tu dois payer ce prix pour dormir dans mes bras.
Avec cette rivale il faut qu’on en finisse
Mais j’exige de toi un autre sacrifice :
Ce sont mes dieux de bois qu’il te faudra servir ;
Les désirs de Moloch tu devras assouvir.
À l’autel de Baal je veux que tu te voues.
MANASSÉ
C’est fort me demander, Judith, je te l’avoue.
Je ne suis familier de ces cultes pervers.
JUDITH
Tu serviras mes dieux, ou sinon tu me perds.
MANASSÉ
Soit, je les servirai.
JUDITH
Toute la liturgie
Je te ferai connaître ainsi que la magie.
Lire dans les étoiles, interroger les morts,
Prédire le destin dans les tripes d’un porc.
Pour devenir puissant, pour affermir ton règne,
Les arts divinatoires il faut que je t’enseigne,
Ainsi tes ennemis tu sauras déjouer.
Tous les rois de la terre, alors, pour te louer,
Viendront se prosterner, ils te diront : « mon maître »,
Comme un seigneur divin devront te reconnaître.
En plus de mon amour, l’honneur et le pouvoir,
Être adoré des hommes, tu peux tout recevoir.
MANASSÉ
Oh ! Judith ! C’en est fait, à toi je m’abandonne :
Je servirai tes dieux, qu’Adonaï me pardonne.
JUDITH
Te voilà donc à moi, parfaitement soumis
Aux pieds de ta bergère, telle une humble brebis.
Afin de me prouver jusqu’à quel point tu m’aimes,
Es-tu prêt, Manassé, pour l’offrande suprême ?
MANASSÉ
Tout l’or du temple.
JUDITH
Allons ! Que m’importe cet or ?
MANASSÉ
Tous les objets sacrés ! Que lui faut-il encor ?
JUDITH
Ton fils aîné.
MANASSÉ
Joël ? Mais c’est une infamie !
Je ne puis te céder sur ce point, chère amie.
JUDITH
Abandonne, en ce cas, tes rêves de pouvoir
Car un dieu tel que Baal ne se peut décevoir.
MANASSÉ
Judith ! Je t’en supplie ! Pas mon fils ! Pas mon âme !
JUDITH
Tu le sacrifieras, Joël, au sein des flammes.
MANASSÉ
Mon fils ! Mon fils ! Les dieux ne saurais-tu fléchir ?
JUDITH
Je te donne un délai : dix jours, pour réfléchir,
Mais sache que les dieux ordonnent ce supplice ;
Si tu n’obéis pas, crains qu’ils ne te maudissent.
Adieu, mon doux trésor, rejoint les fiancés.
Les faire attendre ainsi pourrait les offenser
Et je ne voudrais point par ma seule présence
Noircir ce mariage et lui plomber l’ambiance.
© 2025 Lilianof
