Justine était une jeune fille plutôt petite, aux cheveux noués en deux courtes tresses. Elle sursauta quand elle s’entendit interpeller.
– Salut ! Est-ce que je peux t’aider ?
C’était une voix jeune, fraîche et pleine de sympathie. Elle releva la tête. Elle aperçut une fillette d’une dizaine d’années, vêtue simplement, au visage fendu d’un large sourire et aux yeux pétillants.
– Oh ! répondit Justine. C’est juste que mon pneu est à plat et je ne suis pas championne pour le regonfler. Je ne sais même pas s’il est crevé ou dégonflé…
– Moi non plus, je ne sais pas faire ça, lui confia Salomé, mais j’ai un copain qui s’y connaît bien. Il est juste là-bas, précisa-t-elle en désignant le talus où se tenaient toujours les autres. Je peux aller le chercher.
– C’est gentil, mais je ne veux pas le déranger. Je demanderai à grand-papa quand il aura fini de couper le bois.
– Je suis sûre qu’il sera content de t’aider. Xavier ! cria-t-elle, viens vite !
Quelques instants plus tard, Xavier examinait la roue de son vélo. Il l’avait reconnu. Il était certain que c’était le sien. Exactement les mêmes griffures. Et surtout le ruban adhésif d’électricien enroulé autour de la pompe. Ce type de ruban avait l’avantage de se coller, décoller et recoller facilement. Il l’avait choisi noir pour la discrétion et il était utile pour réparer toutes sortes de petites cassures. Il se demandait encore comment il allait en parler à Justine. Depuis qu’il avait prié, dimanche soir, il ne ressentait plus de colère. Et depuis qu’il avait surpris cette conversation, il avait pitié d’elle. Sa cousine était tellement prétentieuse et la traitait avec un tel dédain ! Il en bouillonnait d’indignation. S’il récupérait son vélo et que la cousine apprenne que Justine l’avait volé, elle la mépriserait encore plus et cette idée lui faisait de la peine. D’un autre côté, il tenait beaucoup à son vélo et avait très envie de le reprendre. Il ne se sentait pas prêt, comme Dapozzo, à le lui offrir. Seigneur, que dois-je faire ? pria-t-il silencieusement. Guide tout, je t’en prie, c’est toi qui connais la bonne solution ! Justine lui apporta le baquet d’eau qu’il lui avait demandé. Il avait déjà démonté la roue, ôté le pneu et sorti la chambre à air. Il la fit passer dans l’eau, portion après portion. Justine et Salomé le regardaient intéressées.
– Ah ! Ça fait des bulles ! s’exclama Xavier. C’est là qu’il y a un trou.
– C’est ingénieux, remarqua Justine. À cause de l’eau, l’air qui s’échappe du trou forme de petites bulles et comme ça, on sait où il est ! Je suis contente d’avoir appris ça. C’est la première fois que je fais une crevaison.
– Tu ne fais pas souvent du vélo ? l’interrogea-t-il.
– Non, pas très, avoua-t-elle. Mais samedi matin j’ai fait un tour. Tout avait l’air en ordre !
– C’est une crevaison lente, expliqua Xavier. Une épine s’est probablement fichée dans le pneu et a perforé la chambre à air. Mais l’air ne s’en est échappé que lentement. Tu peux prendre le pneu et passer tes doigts à l’intérieur jusqu’à ce que tu sentes l’épine.
Justine hocha la tête et prit le pneu. Tandis qu’elle en auscultait l’intérieur, elle lui demanda :
– Et maintenant, il faut coller une espèce de tacon sur le trou ? Où est-ce que je peux en trouver un ?
– Une rustine. Il y en a dans cette pochette, sous la selle.
Il l’ouvrit, en sortit un étui qu’il ouvrit également.
– C’est une trousse de secours pour vélo ! s’exclama Salomé.
– J’ai de la chance que la rustine s’y trouvait bien, comme tu le pensais, remarqua Justine.
– Je savais qu’il y en avait, précisa machinalement Xavier en poursuivant son travail.
– Et comment tu pouvais savoir ? demanda la jeune fille.
Xavier fixait toujours la chambre à air. Seigneur ! pria-t-il encore dans son cœur. Je n’arrive pas à me taire plus longtemps. Aide-moi à le dire comme il faut !
– Parce que c’est mon vélo, dit-il d’une voix douce qui le surprit lui-même. Il a disparu jeudi matin. J’habite la boulangerie, au centre du village.
Il leva enfin les yeux. Justine était devenue rouge et ne bougeait plus.
– Je… Je suis désolée… balbutia-t-elle. Je voulais juste l’emprunter le temps des vacances…
– Ta cousine est insupportable et je comprends que tu avais envie du vélo, lança Salomé avec sa spontanéité habituelle, mais c’est pas une raison pour le voler ! Tu n’as pensé qu’à toi et pas à Xavier !
Justine baissa la tête.
– Je sais, je suis horriblement désolée !
Justine faisait vraiment peine à voir. Elle ne savait pas trop quelle mouche l’avait piquée. Elle était arrivée au village un peu plus tôt que Garance, sa cousine, et était partie faire un tour à vélo. Elle n’avait cessé de penser aux remarques méprisantes qu’elle devrait encaisser tout au long de sa semaine de vacances. Elle en avait eu mal au ventre. Et soudain, elle avait vu le vélo de Xavier, tellement mieux que le sien, adossé contre le mur, même pas cadenassé. Elle n’avait pas réfléchi. Elle avait posé son vélo contre un lampadaire, avait couru jusqu’à l’autre et était partie avec. Elle s’était promis de le lui rendre avant de rentrer à la maison. Et maintenant toute l’affaire était éventée. Elle allait être obligée de tout avouer à sa cousine, perspective vraiment désagréable. Mais Salomé avait raison. Elle avait agi injustement.
– Je… vais reprendre mon vélo… que j’ai laissé sur la place du village, continua-t-elle tristement. J’espère qu’il y est encore.
– Un vélo noir ? s’enquit Xavier.
Elle acquiesça. Les deux vélos avaient la même couleur et son grand-père n’avait pas remarqué la différence.
– Il y était encore ce matin. Tu as trouvé l’épine ?
Justine opina. Xavier termina les réparations. Il se sentait triste. Il pouvait maintenant rentrer avec son cher vélo. Justine reprendrait le sien. C’était justice. Il ne la dénoncerait même pas à la police. Mais cette justice ne lui plaisait pas. Il repensa à ce qu’il avait entendu à l’église la veille. Être vainqueur du mal par le bien… Tiens, il ne l’avait pas remarqué auparavant. Il ne fallait pas vaincre le mal par la justice, mais par le bien. Est-ce que le bien va plus loin que la justice ? Oui, probablement… L’histoire de Dapozzo lui revint en mémoire et soudain une idée traversa son esprit comme une flèche.
– Tu restes combien de temps en vacances ?
– Jusqu’à jeudi. Nous sommes là pour une semaine.
– Alors je te prête mon vélo jusque-là, décida-t-il. Tu pourras passer le poser à la boulangerie avant de rentrer chez toi.
Il savait qu’il prenait un risque. Justine pouvait ne pas respecter les conditions et emporter le vélo pour de bon. Elle posa sur lui des yeux incrédules.
– Vraiment ?
– Oui.
Un immense sourire éclaira le visage de la jeune fille et des larmes de soulagement mouillèrent ses yeux.
– Merci beaucoup ! Je vais aller rejoindre ma cousine Garance au funiculaire, maintenant. Merci encore ! J’espère… qu’on se reverra.
– À bientôt ! cria Salomé.
– Quelle pimbêche, cette cousine ! s’écria Hugo quand ils furent à nouveau réunis tous les cinq.
Ce n’était peut-être pas très poli, mais ils pensaient tous la même chose. Elle s’était montrée arrogante envers Justine, mais ils s’étaient tous aussi sentis rabaissées. Ils partageaient la condition sociale de Justine, pas celle de sa cousine.
– Je me demande pourquoi elles passent les vacances ensemble, soupira Liliane.
– Il faudrait lui montrer, à cette Garance, que le fric ne fait pas tout, grogna encore Hugo.
– En tout cas, si tu arrives, ça rendrait service à Justine ! rit Salomé.
– Ça serait cool, soupira Xavier. Elle me fait mal au cœur.
– Et un vélo comme celui de Garance, ça fait quoi comme différence ? voulut savoir Patrice.
– Ben… Ça change pas mal. C’est plus efficace et pour la montée et pour la descente, c’est plus léger, plus confortable, plus solide et ça donne plus de liberté. Mais pour le commun des mortels, ça ne sert à rien d’avoir un vélo pareil. Même moi qui fais beaucoup de vélo, je n’ai pas besoin d’un modèle aussi perfectionné.
– Avec un mauvais vélo, tu serais meilleur qu’elle avec son vélo grand luxe ? Patrice poursuivait sa pensée.
– Tout dépend de son niveau. Si elle est vraiment douée bien sûr que non, mais si elle frime, ça se pourrait bien que oui.
Il esquissa un sourire, devinant la pensée de Patrice. Salomé la comprit également.
– On pourrait peut-être aller là-bas, voir comment tu te débrouilles avec le vélo de Justine.
– Mais Garance le reconnaîtra peut-être, s’inquiéta Liliane.
– Oh ! Pas de risque ! s’exclama Xavier. J’ai vu le vélo, c’est un « entrée de gamme » comme il en existe des milliers ! Il y a des tas de gens qui ont le même qu’elle.
– Bon ! se réjouit Salomé. Tous à nos vélos et on fonce là-bas !
– Pas si vite, les freina Xavier, je vais d’abord réviser son vélo, je tiens à ce qu’il fonctionne le mieux possible ! Rendez-vous à 13 h 30. Ça vous va ?
– Au funi ?
– Je passe vous prendre, ça me fera un peu d’entraînement.
Hugo, Salomé, Patrice et Liliane attendaient devant le chalet. À 13 h 30, ils virent arriver Xavier, en danseuse sur le vélo de Justine. Il s’était lui aussi équipé d’un matériel de protection similaire à celui de Garance.
– Et comment va ce vélo ? s’enquit Patrice.
– Les montées sont plus dures, il y a moins de petites vitesses, mais ça ira quand même.
– Si j’ai bien compris, elle préfère les descentes, remarqua Salomé.
– On dirait, oui, confirma Xavier, mais je l’inviterais bien à un défi un peu plus complet. Enfin, on verra.
– J’ai préparé nos vélos, annonça Hugo. Patrice, tu peux prendre celui de papa, j’ai déjà baissé la selle, et Liliane tu iras sur le porte-bagage. Celui de maman est malheureusement trop grand pour toi…
– Parfait, approuva le garçon.
Il fit quelques pas, puis s’arrêta net.
– Oh non ! Je ne peux pas encore refaire du vélo !
Xavier eut l’air malheureux.
– À cause de tes poignets blessés ?
– Oui, approuva Patrice, je dois les ménager encore une semaine.
– Je suis désolé, regretta Xavier. C’est ma faute si tu t’es fait mal. Je n’aurais pas dû t’abandonner attaché à…
– C’est rien, le coupa Patrice. Ses yeux brillaient d’une vraie amitié. Ta conversion est bien plus précieuse que ces bobos.
– Patrice et moi allons à pied, ce n’est pas grave, proposa Liliane.
– J’ai un porte-bagage, indiqua Salomé. Tu peux t’y installer. Quand ça grimpera trop, on mettra pied à terre toutes les deux.
Liliane sourit à sa cousine.
– D’accord ! Mais va pas trop vite, j’ai peur de la vitesse.
– T’en fait pas !
– Et Patrice ? s’inquiéta Xavier.
– À la course ! répondit-il avec entrain. Je prends un peu d’avance, ciao !

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