Défis d'écriture, concours, jeux·Participations

Le manteau

D’un pas pesant et fatigué, il remonte péniblement le petit sentier qui le conduit à la porte de son chalet. L’ascension lui semble particulièrement malaisée ce soir et la lueur tremblotante de son petit falot ne l’éclaire guère. Il frappe de ses pieds le seuil de la vétuste porte de chêne pour décoller la neige qui s’agglutine sur ses bottes. Il pénètre enfin dans la sombre demeure silencieuse. Le feu est éteint depuis belle lurette. Il accroche sa pelisse trempée d’humidité au porte-manteau. Elle lui semble bien plus lourde que d’habitude. Il tente de chasser cette désagréable impression en redressant ses frêles épaules. Cette veste est chargée d’histoires, il ne peut le nier. Elle fait partie de son héritage.

Autrefois chaude et seyante, elle s’est transformée au fil des ans en un vieux manteau informe, fragile, rapiécé de tous côtés. Les boutons arrachés ont été remplacés par d’autres qui leur ressemblent, les mailles qui s’effilochaient ont été raccommodées en vain, les déchirures des poches, camouflées avec des pièces rapportées. Tenter de faire du neuf avec du vieux n’a été qu’un long échec constant.

Les épaules du vieil homme se voûtent à nouveau. Des flammes dansent à présent dans l’âtre. La pièce se réchauffe lentement. Le vieillard a rapproché son fauteuil de la cheminée. Une douce torpeur l’envahit.

Son regard se pose à nouveau sur son paletot. N’était-il pas le reflet de toute sa vie ? Ne résumait-il pas à lui seul tous ses efforts déployés pour sauver les apparences ? Cacher ses blessures, ses fêlures, ses faiblesses, ses actes empreints de violence et de vengeance ; c’était sa hantise permanente. Personne ne devait savoir. Il avait dépensé beaucoup d’énergie à se reconstruire mais toujours à nouveau ses vieux démons resurgissaient à l’improviste : impossible de se débarrasser de ses travers. Telle une boue indélébile, ils résistaient à tous les lavages. Ne parvenant pas à se dévêtir de son lourd passé, il s’était résigné, avec le temps, à porter son manteau de peine, tout en masquant son désarroi. Mais ce soir, rempli d’une grande lassitude, il aspire tout particulièrement à vivre quelque chose de neuf. Il ne discerne pas vraiment les contours de ses désirs, d’ailleurs qu’a-t-il encore à espérer à son âge ?

Le vieil homme s’est assoupi. Il rêve. Il a changé de saison. Le printemps, modéliste hors pair, a troqué ses hardes poussiéreuses contre un vêtement léger, aérien. Il se sent rajeunir, il a vingt ans, il est beau, il se sent pousser des ailes. Quelqu’un, un homme de lumière, a posé la signature du renouveau sur sa vie. Le vieillard ne le connaît pas, il ne l’a jamais vu mais se souvient d’avoir entendu parler de lui. Au loin un être maléfique s’enfuit, comme si quelqu’un l’avait battu à plate couture. Cet être par contre, d’une noirceur immonde, il l’identifie sans peine ; c’est le tailleur de ses malheurs. Il est à l’origine de toutes ses misères. C’est lui qui, accompagné de ses couturiers de l’enfer, venait régulièrement le harceler, le culpabiliser, le tourmenter, lui rappeler son passé, l’empêcher de retrouver sa liberté.

Soudain, le vieillard se trouve mêlé à une foule dense, très excitée. Elle se presse autour d’un homme, le bouscule, l’injurie, le frappe, le maltraite. Qu’a-t-il donc fait pour être traité de la sorte, qui est-il ? Tout-à-coup, le cœur du montagnard vient à manquer ; il a reconnu l’être de lumière. Il ploie sous le poids d’une croix et porte le lourd manteau d’hiver du vieil homme. L’être lumineux se retourne et croise son regard. L’amour qu’il lit dans ses yeux le transperce jusqu’au plus profond de son âme.

Le vieil homme s’ébroue et revient à la réalité. Son cœur bat encore à tout rompre. Il sait ce qu’il lui reste à faire. Il est temps de mettre fin aux mensonges, de cesser la comédie, de reconnaître ses torts. Il est temps de pardonner, de se pardonner aussi, de retourner sur les traces de son passé pour réparer ce qui peut l’être encore. Son temps est compté, il le sait bien. Plus que jamais, il est déterminé à vivre la vraie vie, celle qui en vaut vraiment la peine. Il accepte à pleines mains ce cadeau d’amour de l’être de lumière, totalement immérité, il le reconnaît bien. Des paroles du ciel lui reviennent à la mémoire. Il a définitivement changé de saison !

Dans une sombre nuit d’hiver, une lumière d’un éclat singulier a brillé dans un petit chalet perché sur une colline enneigée.

Dans une sombre nuit d’hiver, dans un vieux cœur fatigué, le printemps est né.

Mireille Muller
Extrait de mon livre : « Sur les traces du Poète »


A retrouver sur :
https://acajoucreations.wordpress.com/

Un commentaire sur “Le manteau

Répondre à Coeur_de_mots Annuler la réponse.