Chapitre XII
Un mystérieux colis
Après tant d’agitation, une douce voix se fit entendre. C’était celle de Fabien qui, selon son habitude, apportait en chantant le courrier du jour : du courrier administratif, de la presse et un petit paquet.
« Je ne fais pourtant de tort à personne
En n’écoutant pas le clairon qui sonne… »
« Ah ! Voilà le postier de service.
– Je viens de croiser le Zébulon à ressort, dit Fabien. Il tirait une de ces bobines !
– Une pieuvre lui a jeté un litre d’encre à la figure, répondit Fabienne avec une extrême satisfaction.
– Il vient de découvrir mon côté félin, ajouta Aïcha : J’ai le poil doux et les griffes acérées.
– Vous avez regimbé contre ce cuistre.
– Un tant soit peu.
– C’est exact. Voyons la presse. »
Le chef prit l’un des journaux et commenta les titres :
« Voilà qui commence bien : Préavis de grève. Grève des cheminots, grève dans le métro, grève dans les transports, grève des hôpitaux, grève des médecins, grève des lycéens, grève des étudiants, grève des enseignants, et pour finir en beauté, grève des C.R.S.
– Devrons-nous prendre leur place pour casser de l’étudiant ? »
Le commissaire semblait ne pas avoir entendu cette remarque de Fabien et continuait à commenter la presse :
« Et que dit le “Figaro” ?
“Les Français sont satisfaits de leur gouvernement.”
Quoi de neuf à l’étranger ?
“Le couronnement de la reine de Syldurie.”
– C’est où, ça, la Syldurie ? » hasarda Fabienne. Car il est généralement admis que les Français ignorent la géographie.
« Quelque part dans les Balkans, répondit Fabien, un peu plus cultivé. Un tout petit pays enclavé entre la Grèce, la Bulgarie et la Turquie.
– À propos de la Turquie, rappela Mansinque, nous avons le feu vert pour arrêter Oseledire.
– Ozdenir.
– C’est ça, Youssouf Ozdenir. Il sera expulsé dans son pays avant la fin de la semaine.
– Et sa femme ? demanda Fabienne.
– Elle ? Elle est née en France, de parents français, si elle veut le rejoindre, elle prend l’avion. On ne va tout de même pas lui offrir le voyage aux frais de Bolloré ! »
Fabienne, assise nonchalamment sur le bureau de son chef, avait repris le journal auquel plus personne ne s’intéressait.
Elle lisait à haute voix :
«“Lynda, seconde fille du roi Waldemar, récemment décédé, est montée sur le trône de Syldurie. La princesse Éva, héritière légitime, ayant été écartée de la royauté, en raison de ses écarts de conduite…”
Sa bobine me rappelle quelqu’un.
– Elle te rappelle Lynda de Syldurie.
– Idiot. »
Le jeune policier se remit à chanter :
« Avec une bêche à l’épaule,
Avec à la lèvre un doux chant…
C’est curieux, comme j’ai cette chanson-là dans la tête, d’un seul coup.
– Tu as toujours une chanson de Brassens dans la tête.
– C’est vrai. Mais pourquoi justement cette chanson-là ? Pourquoi Pauvre Martin ?
– Ce n’est pas sa chanson la plus connue.
– Elle gagnerait à l’être davantage. »
Inconsciemment, Fabienne enchaîna le refrain :
« Pauvre Martin, Pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps…
Des souvenirs se mettent en place, dit-elle. Y aurait-il une relation entre ce visage et cette chanson ?
– Ça y est ! J’y suis ! Lynda ! C’est la fille qui…
– Oui ! bien sûr ! C’est la fille qui…
– Qui grattait la guitare dans le métro.
– Qui chantait Pauvre Martin.
– Qui se payait ta tête.
– Qui t’appelait “gallinacé d’amour.”
– Qui portait une montre “Quartier”.
– Avec QU comme un quartier d’orange. »
Fabien observa attentivement la photographie sur le journal.
« C’est bien elle : le même visage, le même regard.
– Elle est passée par le commissariat cette fille, dit Mansinque. Elle doit avoir un dossier. Quel est son nom ?
– Tu t’en souviens, toi ?
– Sichoucha ? Chouchachi ?
– Un nom en train de marchandise. Vous allez le trouver, commissaire, au kilomètre. »
Le commissaire Mansinque fouilla longuement dans un classeur métallique, et dit enfin, l’air satisfait :
« Ah ! Voilà ! J’ai trouvé : Randrianadramanitrafazanarakoto-mananasoandrofoaralerison.
– La même chose commençant par un S. Vous devez bien avoir ça en boutique !
– Attendez… cette fois j’y suis : Soussaschnick-Sassou-schnikof, Lynda, avec un Y.
– C’est elle.
– Elle nous a dit qu’elle était princesse.
– Je m’en souviens, rappela Fabien. Je lui ai même répondu : “Et moi je suis Sarkozy.”
– Elle n’avait donc pas menti.
– Qu’est-elle devenue ? »
Le commissaire consulta le dossier de Lynda, qui n’était pas si épais.
« Expulsée vers la Syldurie, via Sofia, le 18 juin 2007.
– J’ai passé les menottes à une reine. Vous rendez-vous compte ? Ça vous marque une vie de policier.
– Et moi j’ai bien failli lui éclater le crâne en deux. Tu t’imagines ? La Syldurie aurait eu une reine bicéphale. »
Mansinque réfléchit :
« C’est mauvais pour la diplomatie, tout ça ! La France va devoir présenter des excuses officielles à la Syldurie.
– Et ce n’est pas cela qui va nous propulser dans les hautes sphères de la police, ajouta malicieusement Fabienne.
– Ne vous inquiétez pas pour ça, répondit son chef, se voulant rassurant. Ce n’est pas notre affaire. C’est celle de Nicolas, et je ne porte pas peine pour lui. »
Cette question étant débattue, il ouvrit deux lettres portant l’en-tête du Ministère de l’Intérieur.
« Eh bien ! Nous allons pouvoir nous occuper !
– Quoi de neuf ?
– Les ordres d’expulsions sont arrivés. Ozdenir, dont nous venons de parler. Diallo, la mère et le fils. Au fait. Avez-vous du nouveau concernant Bendjellabah et Djembé ? Évidemment non ?
– Ils filent comme des anguilles.
– Dépêchez-vous de régler le problème. Yssouvrez a le Krakatoa sous les fesses. N’ayez pas peur de les amocher un petit peu, cela fait partie des ordres. Au fait, monsieur Dufour, votre petite expérience ? Satisfaisante ?
« Tout à fait. D’ailleurs, j’en prends à témoin mademoiselle Belkadri, qui a participé au projet. »
Aïcha prit la parole :
« C’est une initiative excellente. Il fallait tout de même oser organiser une partie de football avec les jeunes du quartier. Les garçons étaient détendus. Ils avaient besoin de cette image du flic sympa. Il leur fallait ce contact convivial. Ils ont appris que vous savez être humains, que vous êtes capables de comprendre leurs intérêts et même de comprendre leurs problèmes. Croyez-moi, commissaire, la police du Dix-huitième a vu juste. Il y a des barrières qui peuvent tomber : celle de la haine, de l’incompréhension, du mépris et de l’exclusion. Certains coups de ballon deviennent des coups de bélier. Ces jeunes gens ne sont pas tous des brutes. Si vous les méprisez, ils vous mépriseront, si vous les haïssez, ils vous haïront, mais si vous les respectez, ils vous respecteront.
– Très bien, reprit le commissaire. Il y a aussi un paquet dans le courrier : “Monsieur Fabien. Police du dix-huitième arrondissement. Paris, France.” Vous recevez du courrier personnel au commissariat, vous ? C’est contraire au règlement.
– Je n’y peux rien. Ce n’est pas moi qui me le suis envoyé.
– C’est exact. »
Fabien inspecta le colis qui lui avait été remis.
« Regardez ! Les beaux timbres ! »
En effet, l’emballage de papier kraft était orné de timbres de collection, bien séparés par un espace d’un demi-centimètre, et oblitérés manuellement de manière à n’encrer qu’un quart de chacun d’eux, un autre timbre à date, bien droit et entièrement lisible, à l’extérieur du bloc de timbres, permettait de lire l’origine exacte et la date de l’envoi. Voilà un postier qui connaît bien son métier !
– De quel pays est-ce que ça vient ?
– Je ne sais pas. C’est du cyrillique.
– Faites voir, dit Mansinque. J’ai un peu commencé le russe au lycée.
– Cela remonte loin. »
Le commissaire déchiffra les caractères en tenant le colis à une certaine distance de ses yeux. Quand on est philatéliste, il vaut mieux ne pas être presbyte.
« Voyons : С.И.Л.Д.У.Р.И.Я : СИЛДУРИЯ. La Syldurie, dont nous parlions justement.
– Qui peut bien m’écrire de Syldurie ? »
Le paquet contenait une lettre et un livre, soigneusement calé dans des boules de journaux, eux aussi en cyrillique. Le jeune homme l’ouvre et commence à lire avec étonnement.
« – Lynda.
– Pas possible ! Lynda de Syldurie !
– Décidément, cette fille n’a pas fini de nous étonner.
– C’est exact.
“Mon cher Fabien…”
– Voilà qui commence bien ! s’indigna Fabienne. Vous alliez à l’école ensemble ? »
– “Mon cher Fabien,
J’ai beaucoup pensé à toi depuis notre fameuse rencontre sur un quai de la station Barbès-Rochechouart. Grâce à ton intervention, j’ai pu retourner dans mon pays sans bourse délier alors que je n’avais plus un centime en poche…”
– Et en plus elle te tutoie !
“…plus un centime en poche.
Il m’est arrivé une aventure extraordinaire depuis notre rencontre. Tu as évidemment lu les journaux qui me comparent à Cendrillon et à qui sais-je encore. Mais ce prétendu conte de fées n’a pas vraiment d’importance. Une rencontre merveilleuse a bouleversé ma vie et a fait de moi une nouvelle Lynda. Tu ne me reconnaîtrais plus. J’ai découvert un livre merveilleux qui m’a délivré le message de celui qui m’a aimé dans ma rébellion et ma misère. Je t’offre un exemplaire de ce précieux volume. Donne-toi la peine de le lire, commence par l’Évangile de Jean. Si ton cœur recherche sincèrement la vie et la paix, tu pourras aussi rencontrer Jésus-Christ, qui a sacrifié sa vie pour toi.
Bonne lecture, à bientôt, mon petit gallinacé.’’
– Octopodidé, ma chère, dit Fabienne agacée, octopodidé.
–“Post scriptum : Gros bisous à Fabienne.”
– Ah ! Tout de même, elle pense à moi !
– Elle n’est pas un peu illuminée, cette fille ? » demanda Mansinque, sceptique.
L’irruption du divisionnaire dans le bureau coupa court à toute réflexion :
« Mansinque ! Qu’est-ce que j’apprends ? Ce n’est pas un commissariat ici, c’est un cirque.
– Qu’est-ce qui justifie ces vociférations ?
– Où est passé Dufour, pour commencer ?
– Mais je suis ici, devant vous.
– Oui, bon ! D’abord je commence à en avoir assez de vous, de votre incapacité, de vos rêveries, de vos poésies et de vos chansons.
– C’est pourtant beau, la chanson francophone.
“Je ne fais pourtant de tort à personne
En laissant courir les voleurs de pommes.”
– Alors là ! C’est trop ! Je vous parle de votre métier, et vous voilà reparti à me brassensiner les oreilles. “Laisser courir les voleurs de pommes !” C’est votre portrait tout craché, ça ! Je comprends que vous aimez tant cette chanson. D’ailleurs je ne veux plus vous entendre chanter. Vous avez autre chose à faire. Encore moins chanter Ferrat le communiste, Ferré l’anarchiste, et Brassens ! Quel exemple pour la République !
‑ Savez-vous que le frère de Brassens était chef de musique dans l’armée de terre ?
– Peut-être, mais lui passait son temps à fustiger les gendarmes.
– Ce n’est pas notre problème, nous sommes des policiers.
– J’apprends aussi que vous lisez Boris Vian.
– Et alors ! C’est interdit ?
– Boris Vian, l’antimilitariste !
– “Monsieur le Président, je vous fais une lettre …”
– Et vous savez ce qu’il a dit, Boris Vian ?
– “Que vous lirez peut-être, si vous avez le temps…”
– Boris Vian, il a dit : “Je conchie l’armée dans son intégralité.”
– Si ça lui fait plaisir ! Cela ne nous concerne pas, nous sommes la police.
– Ne jouez pas au plus bête avec moi. Je vais faire du ménage dans votre bibliothèque, moi, vous allez voir !
– Mais de quel droit ? C’est l’inquisition ici ?
– Nous en reparlerons. J’apprends des choses sur vous. À quoi est-ce qu’on vous paye ? À faire le clown ?
– Je ne comprends pas votre allusion.
– Je vais être plus clair : vous n’êtes pas payé pour montrer vos guiboles et taper dans un ballon.
– Ah ! Vous parlez de cette fameuse partie de football. Un moment inoubliable, n’est-ce pas ?
– Mais à quoi est-ce qu’on vous paye ?
– C’était en dehors du temps de service.
– C’est exact.
– La question n’est pas là. Vous avez couvert la police de ridicule.
– Parce que j’ai montré mes genoux ? Le président a bien montré les siens !
– La police n’a pas à faire le guignol avec les racailles du quartier.
– C’était un bon moyen d’approcher leurs problèmes. Le sport apaise les esprits et calme les querelles.
– Ce n’est pas le travail de la police. Vous n’êtes pas des travailleurs sociaux. Le rôle de la police, c’est l’investigation, l’interpellation, la lutte contre la délinquance. Et à ce propos, n’oubliez pas : je veux Bendjellabah et Djembé avant ce soir pieds et mains liés, et amochés. À bon entendeur ! »
Paul Yssouvrez quitta les lieux aussi rapidement qu’il était apparu.
« Quel crétin ! » soupira la jeune Maghrébine.
Chapitre XIII
Les Diallo
Nous pénétrons maintenant au 12, rue de la Goutte d’or, un immeuble parisien qui eut autrefois son charme et son confort, mais qui, au fil des générations, s’est laissé dégrader dans l’indifférence des autorités de la ville. Il y a bien longtemps que la bourgeoisie bien pensante avait déserté cette construction vétuste. Entrons. Tout y est gris. À l’entrée, quelques boîtes aux lettres, toutes défoncées, forcées au tournevis, portant des noms à moitié effacés et surchargés. Un compteur électrique d’où pendent des fils parfois dénudés. Un escalier de bois usé, une rampe noire qui retient les mains collées. Gravissons les deux premiers étages. Plusieurs portes nous attendent sur le palier étroit et sombre. Une odeur de cuisine africaine s’échappe des appartements. Vous souvenez-vous ? Cette fameuse odeur qui incom-modait tant monsieur Chirac. Une étiquette sous le vétuste bouton de sonnette, presque lisible : Diallo. Derrière cette porte, un minuscule appartement à la décoration afro-orientale. Juste un petit séjour, une chambre assez grande pour un lit, une cuisine, une salle de bain avec une baignoire au fond jaune dans laquelle on ne peut tenir qu’assis. Le lieu d’aisance indispensable se trouve dans l’escalier, entre deux étages. C’est dans ce misérable logement que vit notre jeune ami Moussa, seul avec sa mère, Yakouba, jambe plâtrée, s’appuyant sur deux cannes anglaises.
« Tu as toujours mal à la jambe ?
– Non, c’est passé. J’ai eu très mal quand elle s’est cassée, mais maintenant qu’elle est enfermée dans ce plâtre, elle se recolle lentement. Il me faut de la patience. Ce n’est plus la douleur qui est pénible, c’est l’immobilité. Il y a tant à faire, et je ne peux pas bouger. Heureusement, nous avons des amis qui nous aident : Valérie, ton institutrice, et son mari ; Aïcha, qui se donne tant de mal pour aider les enfants du quartier. Cette jeune fille a beaucoup de courage. Comme je l’admire !
– Mamadou est venu tout à l’heure apporter un peu à manger. Je l’aime bien, Mamadou.
– Mamadou et Mohamed sont bien gentils eux aussi, ils ont un cœur plein d’amour pour nous aider. Malheureusement ils font des choses pas très honnêtes. J’ai peur qu’en étant trop ami avec eux, tu te laisses entraîner dans leur trafic et qu’il t’arrive des ennuis.
– Mais pourquoi est-ce qu’il vend des fausses montres, Mamadou ?
– Il aurait certainement préféré en vendre des vraies. Mais personne ne lui donne du travail. La peur de l’avenir nous pousse parfois à de mauvaises actions.
– Comment est-ce que c’est arrivé ?
– Quoi ?
– Ton accident ?
– Je te l’ai déjà expliqué : je suis tombée de la fenêtre. En voulant fermer les volets, j’ai glissé, et j’ai basculé de l’autre côté.
– Maman, tu ouvres et fermes les volets tous les jours. Pourquoi est-ce que cette fois-ci, tu es tombée dans la rue ? Tu aurais pu te tuer. Je n’ai déjà plus de papa.
– Je me suis pris les pieds dans quelque chose.
– Ça ne s’est pas passé comme ça. D’ailleurs, à l’heure où c’est arrivé, on ne ferme pas les volets. Tu ne me dis pas la vérité parce que tu as peur que je m’inquiète. Tu sais, je n’ai plus peur maintenant. Depuis que les pieuvres sont venues me chercher à l’école et que Madame Ozdenir m’a défendu, je suis devenu courageux.
– C’est vrai. Je vais te dire la vérité. Quand les policiers sont venus te chercher, ils sont venus ici aussi. Alors, j’ai eu très peur. On ne réfléchit pas quand on a peur : j’ai sauté dans la rue. J’aurais pu me tuer, mais le Bon Dieu m’a fait une grâce.
– Mais pourquoi ils en ont après nous, les pieuvres ? On n’a rien fait. On n’a rien volé, on ne met pas le feu aux voitures, on ne vend pas de fausses montres comme Mamadou, ni de faux médicaments comme Mohamed.
– Notre premier crime, c’est d’être noirs. Ensuite, nous n’avons pas une maison décente, nous ne trouvons pas de travail, et surtout, nous n’avons pas de carte d’identité comme tous les Français en ont.
– En somme, nous sommes des étrangers. La France n’aime pas les étrangers.
– La France n’a jamais été un paradis pour nous, mais depuis quelques mois, les dirigeants ont changé, cela devient de plus en plus difficile de vivre ici.
– On veut nous renvoyer au Mali.
– Oui.
– Ce sera dur pour moi, je ne connais que ce quartier ; mais toi, tu y es née, au Mali, Mamadou aussi. Il doit bien vous rester quelques amis là-bas.
– Sans doute, mais au Mali aussi la vie est difficile. Les gens sont très pauvres. Et puis il y a le désert, le Sahara qui envahit le nord du pays. Chaque semaine les dunes recouvrent des cases et des plantations. Les gens sont obligés d’aller habiter plus loin. Si les choses continuent ainsi, le Mali n’existera plus, mais les Maliens existeront toujours. Il faudra bien qu’ils aillent quelque part.
– Pas en France, puisque les Français ne veulent plus d’eux. »
Comme tous les enfants qui aiment tripoter ce qui se décolle et qui s’effrite, Moussa, sans réfléchir, avait pris dans ses doigts quelques morceaux de peinture écaillée sur le mur.
« Ne touche pas à ça, va te laver les mains. Je te l’ai déjà dit : il y a du plomb dans cette vieille peinture. Tu risques d’attraper des maladies.
– Oui maman. »
L’enfant disparut un court instant dans la salle d’eau, puis réapparut. Yakouba disait tristement :
« De toute façon les tuyaux aussi sont en plomb. Il y a du plomb dans l’eau du robinet et nous n’avons pas les moyens d’acheter de l’Évian. Il y a du plomb dans la soupe, du plomb dans le riz, du plomb dans le café et du plomb dans le foutou. Mourir du sida, mourir d’un coup de matraque, mourir défenestré ou mourir de saturnisme, il n’y a rien d’encourageant dans notre avenir. »
Une main frappa la porte.
« La police ! dit Yakouba.
– Les pieuvres ! dit Moussa.
– Yakouba, ouvre-moi, s’il te plaît, c’est Valérie. »
Le petit garçon était toujours heureux d’entendre cette voix.
« C’est ma maîtresse d’école. »
Il alla ouvrir et se jeta dans les bras de Valérie avant qu’elle ait pu entrer.
« Comment vas-tu, mon petit Moussa ? Est-ce que tu t’es remis de tes émotions ?
– J’essaie de ne plus y penser, mais j’y pense toujours. Mais vous-même, est-ce que ça va mieux ? Vous aviez reçu des coups.
– Je me rétablis tout doucement, je prends des comprimés contre la douleur. Mais une agression laisse toujours des traces dans l’esprit.
– Ils vont revenir, n’est-ce pas ? Ils vont nous forcer à retourner au Mali, un pays qui ne va plus exister parce que le désert dévore les maisons.
– Je ne sais pas, mon chéri. Il faut s’y préparer. C’est très beau l’Afrique, tu sais ? Et puis il y a des animaux qui vivent en liberté : des gazelles, des antilopes, des girafes.
– Des éléphants ?
– Des éléphants aussi, et des zèbres, et des hippopotames.
– C’est chouette ! J’ai envie d’y aller, en Afrique.
– Et toi, Yakouba ? Cette jambe ?
– Parfois elle me fait encore mal. C’est l’os qui se remet en place. Et puis, dans quelques jours, on m’enlève ce maudit plâtre. Il me faudra encore deux bons mois de rééducation et je pourrais courir, moi aussi, comme une gazelle.
– En attendant, j’espère que tu ne te prendras plus pour un écureuil volant.
– Mais toi-même, Valérie, tu m’as l’air soucieuse.
– Je voulais que tu sois la première à le savoir : Youssouf est parti.
– Ils l’ont embarqué ?
– Maintenant, il doit survoler la Roumanie. La police est arrivée de bon matin. À peine le temps de s’habiller, pas le temps de boire un café. Ils l’ont mis dans le panier à salade, comme un malfaiteur. Pourquoi nous ? Nous étions si heureux !
– Que vas-tu faire maintenant ?
– Me battre. Jusqu’à ce que mon mari revienne, qu’on lui donne le droit d’exister, qu’on nous accorde celui de nous aimer en paix.
– Mais sur quels critères décident-ils de ceux qui doivent partir ou de ceux qui peuvent rester ?
– À croire qu’ils le jouent aux dés !
– Pourtant, Youssouf a fondé un foyer en France. Il a appris le français, il s’est intégré à votre culture.
– Les juges ne comprennent pas qu’une femme cultivée comme moi ait pu épouser un maçon. Selon eux, c’est un mariage combiné pour lui permettre de séjourner en France. Mais j’ai le droit d’aimer un maçon. Est-il écrit dans la Constitution qu’une institutrice doive épouser un institu-teur ? L’amour à des raisons qui échappent au raisonne-ment. »
On frappe encore à la porte.
« La police ! dit Yakouba.
– Les flics ! dit Valérie.
– Les pieuvres ! dit Moussa.
– N’ayez pas peur, c’est moi, Aïcha. »
Moussa alla ouvrir, la jeune fille fut accueillie.
« Bonjour tout le monde. Bonjour Valérie. Mais qu’est-ce qui ne va pas ? Tu as l’air triste.
– Youssouf a été expulsé.
– Pauvre amie, je ne te laisserai pas tomber, j’irai voir le juge.
– Je te remercie, Aïcha, j’ai bien peur qu’il soit trop tard.
– Sois persuadée que je ferai tout mon possible pour t’aider. Je me battrai à tes côtés.
– Tu es vraiment une bonne amie pour accepter de partager mes difficultés. »
Aïcha regarda autour d’elle.
« Mohamed et Mamadou ne sont pas là ? Je devais les rencontrer ici.
– Ils ne devraient pas tarder, répondit Yakouba.
– J’ai tout de même une bonne nouvelle, poursuivit Aïcha : Djamel et Rachid ont été libérés. Cela n’a pas été facile. Le nouveau commissaire divisionnaire est une vraie teigne ! Enfin ! Les garçons sont en liberté. Je leur ai soufflé deux mots dans les bronches. Je crois qu’ils ont compris. Mais ils ont besoin de quelqu’un de sérieux pour les soutenir au quotidien. Yakouba, je peux compter sur ta sagesse de mère pour m’aider à les recadrer.
– Je te remercie pour ta confiance, mais ma mission risque d’être courte. D’ici qu’on nous renvoie au Mali à coups de pied au derrière ! »
La porte, à nouveau, se mit à trembler sous les coups.
« La police ! dit Yakouba.
– Les flics ! dit Valérie.
– Les pieuvres ! dit Moussa.
– Tain ! C’est nous !
– Laissez-nous entrer, les potes. »
Inutile de vous les présenter, ces deux-là !
Yakouba les accueillit par des réprimandes :
« Alors les garnements, où est-ce que vous êtes encore allé traîner ?
– Notre univers est toujours aussi limité, mon pote. Le métro, chez Tati, chez Mac Do.
– Vous avez encore vendu de la drogue.
– Et des fausses montres, ajouta Moussa.
– Pas tant que ça, acquiesça Mohamed. Les affaires ne vont plus aussi bien.
– Et puis on est moins motivés, mon pote.
– Très bien, poursuivit Aïcha, puisque nous sommes entrés dans le vif du sujet, je n’irai pas par trente-six voies. Je me bats comme une panthère à cause de vous, mais j’appré-cierais un peu de collaboration de votre part.
– Quelle collaboration est-ce que tu attends de nous, ma jolie ? Une ristourne sur la marchandise ?
– Parlons-en de ta marchandise ! Je harcèle la police pour la convaincre que les jeunes du quartier sont de braves garçons, qu’ils ont seulement besoin qu’on les recadre et qu’on les écoute. Comment voulez-vous maintenant que je défende des gars comme vous ? Dès que j’ai le dos tourné, vous recommencez votre petit commerce.
– J’aimerais bien t’y voir, Aïcha, répliqua Mamadou. Tu es payée tous les mois, mais nous on vit de montres de contrefaçon. Et puis ce n’est pas méchant, on aide les gens à réaliser leurs rêves. D’ailleurs, on ne fait pas beaucoup de bénéfice. Tout le monde rêve de se payer une montre Cartier, au prix où elles coûtent ! Et nous, on la leur offre ou presque, pour un tout petit billet de rien du tout, ils ont la même montre que les émirs de l’avenue Foch. Il n’y a que l’orthographe qui change un peu. Mais les gens, ils ne savent même plus lire, mon pote. Je suis sûr qu’ils écrivent tous un quartier d’orange avec un C.
– Ce n’est pas une raison. La police vous cherche partout. Et moi je passe mon temps à vous trouver des avocats, vous en aurez besoin. Je ne peux pas non plus vous protéger, j’essaie seulement de faire appel à votre raison, à votre conscience. Car vous en avez une. Elle est enfouie quelque part sous les sacs de cannabis.
– Aïcha a raison. Tain ! J’aimerais bien arrêter tout ça. Avec les gros dinosaures qui contrôlent la drogue, nous finirons assassinés.
– Justement ! Savais-tu qu’assassin vint d’un mot arabe qui signifie “fumeur de haschich” ?
– Non.
– D’autre part, la police de l’arrondissement vient de s’équiper d’un nouveau divisionnaire. Le commissaire Mansinque, c’est un vieux caniche, mais Yssouvrez, c’est un pitbull. Tenez-vous à carreau, s’il vous plaît. Je n’ai jamais vu le père Fouettard apporter des cadeaux. Il fera tout son possible pour vous charger comme un Transall.
– Tain ! Si on pouvait faire autre chose que vendre de la cochonnerie.
– C’est vrai, on en a une de conscience, et je ne sais pas pourquoi, elle me réveille de plus en plus souvent la nuit.
– Je ne pourrai pas vous empêcher d’aller en prison, toute dette envers la société doit être payée ; mais si vraiment vous faites preuve de contrition…
– Preuve de quoi ? interrompit Mohamed dont le vocabulaire est assez limité.
– Si vous regrettez vos erreurs, si vous renoncez à vos activités malhonnêtes, si vous me laissez vous aider en vue de votre réinsertion, je pourrais convaincre les juges que la méchanceté n’est pas enracinée en vous, que ce sont les tempêtes de la vie qui vous ont entraîné dans la délinquance, et que vous voulez lutter pour en sortir. La justice y sera sensible. Après une peine moins lourde, vous pourrez recommencer une nouvelle vie.
– Tain ! C’est vrai, Aïcha. J’en ai ras la marmite de cette
vie-là.
– Moi aussi mon pote.
– J’en suis heureuse ! Au premier rond-point, tournez à droite, en route sur une voie nouvelle, celle de la réussite. Vous en êtes capables, les gars, j’ai confiance en vous.
– Tu sais depuis quand ?
– Non !
– Depuis que nous avons rencontré cette fille zarbi.
– Oui ! Cette meuf de ouf ! La fille qui… qui… Moi c’est pareil mon pote.
– De quelle fille parlez-vous ?
– Une fille qui chantait un drôle de rap.
– Ouais mon pote ! Ça parlait d’un mec qui creusait la terre avec une bêche.
– Tain ! Elle voyait des girafes dans le métro.
– Je lui ai refilé une de mes tocantes, mon pote.
– Elle a cru que c’était un cadeau. Pas très futée !
– Elle peut-être pas très futée, mais moi pas du tout sympas. Elle a eu des histoires avec les keufs, mon pote.
– Ils l’ont expulsé en Syldavie.
– Bordurie.
– Qu’importe. Elle n’est plus là. Elle me manque. Ça fait un grand trou dans ma vie.
– Dans la mienne aussi, mon pote.
– Elle s’appelait comment déjà ?
– Sonia.
– Non, pas Sonia. Sandra. Non, Lynda. C’est ça, Lynda.
– Tain ! Tu crois qu’on la reverra un jour ?
– Ça m’étonnerait, mon pote. C’est une indésirable de la République, une racaille cataloguée, comme nous, du reste.
– En tout cas, elle nous a marqués. Ce n’était pas une fille comme les autres. Elle ne doit pas venir de la même planète. Cette rencontre a changé quelque chose en nous, elle nous a donné un peu de lumière dans le cœur, une semence d’espoir.
– Ça c’est bien vrai mon pote. »
Il y eut un moment de silence. Tout le monde pensait à Lynda, mais ne disait plus rien. Un « Provocateur républi-cain » traînait sur le canapé usé. Mohamed s’en saisit. Le grand titre capta l’attention des jeunes gens :
« Le couronnement de la reine de Syldurie. »
« Rien à cirer de la Pennsylvanie, mon pote ! Et en France, quoi de nouveau ?
– En France ? Toujours le même souk. La banlieue flambe, le métro est en grève, et le président va s’adresser aux Français sur TF1.
– Alors il ne s’adressera pas à nous, mon pote.
– Tain ! Regarde ça !
– Quoi ?
– La nouvelle reine de Bosnie.
– Eh bien quoi ?
– Regarde sa tête !
– Incroyable, cette ressemblance !
– C’est le sosie de Lynda. »
Aïcha demanda à jeter un coup d’œil sur la photographie.
« C’est une très belle jeune fille, commenta-t-elle.
– Tu comprends qu’elle nous ait fait craquer.
– Lynda, ou la reine de Carélie ?
– Pourquoi pas les deux ? demanda-t-elle avec un sourire malicieux.
– Tu rigoles ?
– Cette Lynda qui vous fait tant tourner la tête est repartie pour la Syldurie, autant que je sache ?
– Tain ! Ma pauvre Aïcha, c’est n’importe quoi !
– Pas la peine d’avoir un bac plus trois péniches, mon pote. »
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