Cette nouvelle est un extrait de notre recueil de nouvelles gratuit intitulé « Le point commun » que vous pouvez retrouver en cliquant sur l’image :
Ne trouvez-vous pas étrange que tous les humains, de toutes les cultures, de tous les temps, aient cru/aient vécu des réalités n’appartenant pas au monde physique, aient cherché derrière ce qu’ils observaient des êtres obéissants à d’autres lois : dieux, héros, fées, vampires ? Comment entendre cette universalité du surnaturel ?
Les plus fermés d’entre vous répondront que c’était une façon d’expliquer le naturel incompréhensible, que le surnaturel n’est qu’une façon de rendre logique un monde toujours mystérieux. Et ces même gens-là, qui vivent dans une civilisation tellement scientifisée, vont se jeter sur l’horoscope et iront se faire plaisir, ou se faire peur, devant un film de super-héros, ou de zombies…
Non, soyons sérieux quelques minutes, laissons tomber cette science triomphante. L’homme a toujours cru au surnaturel parce que le surnaturel existe. C’est tout. C’est simple. S’il croit à la possibilité de s’affranchir des lois physiques et naturelles, c’est parce qu’il l’a vu faire, il l’a fait.
Je suis arrivé à cette conclusion il y a quelques années déjà, je me souviens parfaitement, je venais de visionner une nuit de Marvel. Il était tôt le matin et, avec quelques amis, nous refaisions nos vies. Nous nous imaginions des pouvoirs. Nous nous faisions héros.
Je ne sais plus lequel fit cette proposition, mais nous nous conviâmes pour le lendemain, pour chercher, à nous tous, aidé de l’inévitable grande toile, les indices qui démontreraient la justesse de ce raisonnement. Les humains avaient toujours cru au surnaturel et y croyaient encore : le surnaturel existait donc et nous en trouverions des exemples. Nous allions prouver l’improuvable !
Nous nous retrouvâmes donc le lendemain à quelques-uns, étudiants attardés, adulescents bien de notre époque, insatisfaits de ce que nous proposaient la société et les lois de la physique. Nous y passâmes la journée, à décortiquer les informations les plus farfelues de la toile et ce n’est qu’au soir que je le vis. Mes yeux fatigués avaient quitté mon écran pour se reposer sur le ciel assombri de cette fin de mai. Par-dessus les toits, là-bas, flottait un homme. Meilleur, même, que Superman, il ne volait pas, bras tendus, il flottait dans l’air, tournant la tête à droite et à gauche, comme s’il cherchait quelque chose ou quelqu’un.
– Superman ! dis-je d’une voix que je pensais forte.
Personne ne leva la tête de son écran, le cas de l’extraterrestre et de ses auteurs avait déjà été abondamment étudié par notre équipe.
– Superman, là, par la fenêtre !
Ma voix blanche finit par leur faire quitter leurs recherches et suivre mon doigt des yeux, mon doigt pointé vers un homme par la fenêtre. Cinq croyants incrédules purent voir l’homme qui flottait être rejoint par un autre homme volant, au jean bleu et au T-shirt vert pomme.
– Green Lantern !
Les deux super héros s’en allaient, volant côte à côte, en dehors de notre regard, vers la rue, derrière. Un regard, une seconde d’hésitation, puis nous nous levâmes tous ensemble d’un seul bond et courûmes vers la porte. Nous qui râlions en général à l’idée de marcher jusqu’au métro, nous nous mîmes à courir dans les couloirs, les escaliers puis la rue. Personne dans le ciel. Des passants passaient, de pauvres humains, même pas « super ». Des gens en terrasse, buvant un verre, d’autres qui rentraient chez eux et, au milieu de la rue, cinq jeunes aux yeux rougis, essoufflés, hallucinés, qui regardaient le ciel.
Ce n’est pas moi qui les vis, cette fois. C’est Jean, mon pote Jean, celui qu’on appellerait plus tard « le fils du Tonnerre », qui abaissa le premier son regard :
– Là !
A une terrasse de café, nos Superman et Green Lantern s’étaient assis en présence d’une jeune femme. Les pieds sur le sol, attendant banalement un verre, rien ne les différenciaient de leurs voisins. Et pourtant, nous les avions vus flotter dans les airs.
Ils ne nous avaient pas vus, trois bières leur avaient été servies et ils discutaient. La jeune femme avait un papier et un stylo, elle prenait des notes. La scène était bien banale, mais, soudain, le surnaturel refit une apparition sous la forme d’un verre. La jeune femme prit une gorgée de sa bière sans que ses mains ne quittent la table. La pinte volait dans les airs à son tour, de la table vers sa bouche, puis de sa bouche vers la table. De la télékinésie ! Elle était télékinésiste… Et nous étions les seuls à l’avoir vu. Les seuls à l’avoir vu et si peu discrètement !
– Le verre !
Un cri, deux mots, cinq bouches. Et tout le monde qui nous regarda, et les trois super héros qui se retournèrent vers nous. Et tout le monde qui suivit notre regard vers trois jeunes gens normaux qui discutaient normalement autour de trois verres de bière posés normalement sur la table d’un bar normal. Très vite, chacun retourna à son verre, à sa discussion, à sa marche. Sauf les trois qui ne nous avaient pas quitté des yeux. Nous les avions découverts. Nous savions. Ils savaient que nous savions. Je m’attendais à mourir, d’une minute à l’autre, le cœur serré à mort par la télékinesiste, ou alors à les voir disparaitre dans un nuage.
Parmi toutes les réactions surnaturelles qu’ils auraient pu avoir, ils choisirent la plus naturelle. Superman rajouta une table, Green Lantern chercha cinq chaises supplémentaires, et, après avoir rangé ses notes et son stylo dans un sac à main, la jeune femme nous invita à nous assoir avec eux.
Nous n’avions pas vraiment le choix, ils avaient certainement le pouvoir de nous tuer. Nous nous assîmes.
– Arnaud, fit Superman.
– Moi c’est Isaac, répondit Green Lantern.
– Et moi Maria, reprit la télékinésiste. Vous prenez une bière ?
Comment dire non à une personne qui a la capacité de vous envoyer son verre à la tête sans même sortir les mains de ses poches ? Nous hochâmes prudemment la tête. Maria héla le serveur et lui demanda cinq demis.
– Et vous, c’est quoi votre nom ?
Nous ânonnâmes nos prénoms, tremblant.
– Pas très à l’aise, hein ! Pas d’inquiétudes, nous n’avons jamais mangé personne, pas même Superman, enfin je veux dire Arnaud, qui mange tant !
Un silence, encore, puis Isaac prit la parole.
– Depuis quand nous suivez-vous ? Vous avez vu le verre voler. Autre chose aussi ?
Encore une fois, nous répondîmes d’une seule voix, une voix peu assurée :
– Non, rien d’autre…
Isaac sourit.
– Comment ça ? Vous ne nous avez pas vu voler, Arnaud et moi ? Vous n’avez pas vu Arnaud soulever une voiture ?
Il faisait tout pour paraître sympathique et détendu, mais aucun d’entre nous n’avait osé toucher sa bière. Les autres tables, les passants, le monde paraissait si loin, si physiquement loin, comme si nos tables avaient pris de la hauteur. Les visages des trois super-héros brillaient.
– On les emmène plus haut ? demanda Superman à Isaac.
– Ne trouves-tu pas ça un peu violent ? Il me semble qu’ils ont assez peur comme ça…
Effectivement, j’étais loin d’être rassuré par cette proposition.
– Je vous laisse leur raconter vos histoires, il faut que j’y aille. On se retrouve mercredi ?, dit Maria-la-télékinésiste en se levant.
– Vous partez en mission ? osa Jean.
Elle rit.
– Non, je rentre me coucher, je travaille tôt demain.
Elle ajouta, simplement, comme pour éviter une question supplémentaire « – Je suis infirmière. » puis quitta notre table. Elle s’éloigna, à pied, presque normale. Presque, parce qu’elle brillait encore étrangement, comme si le soleil la préférait au reste du monde.
Un piège, c’était probablement un piège. La femme était partie, les deux hommes allaient nous menacer. Ce « Je suis infirmière » était un code. Une télékinésiste faisant ce métier normal ! J’étais sûr de les avoir percés à jour, mais ce savoir ne me servait à rien. J’étais bloqué, comme mes compagnons. Superman était face à nous. Superman, oui, puisque même sa compagne l’avait appelé comme cela. Nous n’avions toujours pas touché nos bières.
– Tu veux expliquer Arnaud ?
– Volontiers, chef.
Et Arnaud-Superman commença à nous dévoiler le grand mystère.
– Nous sommes, vous l’avez compris, des super-héros. Mais, en fait, c’est rien, rien qu’un choix. En fait, tout le monde peut devenir un super-héros. Vous pouvez devenir des super-héros. En fait, on a une sorte de QG, dans un lieu un peu caché du ciel, on vous emmène, si vous voulez… Bref, tous les humains ont une ou des capacités spéciales, des pouvoirs, souvent plusieurs. Voler est une des plus communes. Il leur manque juste de le savoir, de les utiliser, de les entrainer. Après, il y a aussi les supers-vilains, c’est ceux qui utilisent leurs pouvoirs pour eux-mêmes, pour se faire de l’argent, pour être connu ou pour détruire le monde : les voyants, les rebouteux, etc.
– Pourquoi personne ne s’en est-il rendu compte ? risqua Jean, visiblement passionné.
– Personne ? Vous vous en êtes rendu compte ! Vous nous avez vus. Et tout le monde le sait, quelque part, on le met juste dans les films, les BDs, les contes… Et si les gens autour de nous ne nous ont pas vu arriver en volant, s’ils ne voient jamais rien, c’est parce qu’ils ne veulent pas voir… Parce que c’est plus simple de tout comprendre, de tout maitriser, ou, en tout cas, de croire que tout est compréhensible et maitrisable.
– Ce qui montre que les humains se connaissent bien mal… Ou qu’ils ne se souviennent plus de leur premier amour ! Ils ne peuvent pas comprendre ni maitriser grand-chose. A commencer par eux-mêmes ! intervint Isaac.
– Arnaud, tu veux raconter ta propre expérience des pouvoirs ?
– Pardonnez-moi, je suis désolé, je voudrais rester, mais j’ai un rendez-vous très important, je suis déjà en retard… coupa mon pote Arthur. Les gars me raconteront. On peut se revoir ?
– Bien sûr, voici mon numéro. N’hésite pas, appelle moi. Mais pas pendant la journée, je suis en classe.
Isaac tendit à Arthur une carte.
– A bientôt… Flamme.
– A bientôt. Salut Arnaud, salut les gens.
Arthur partit en courant, la carte à la main.
Je dois l’avouer, pendant cette courte conversation, mes yeux n’avaient pas quitté Superman. Quand Isaac avait salué Arthur de cette appellation fantaisiste, Flamme – quiconque connaissait un peu Arthur savait combien il était posé, combien peu il s’embrasait – Superman avait adressé à son pair un sourire de connivence que j’essayais de déchiffrer un moment.
– Vous avez cinq-dix minutes ? Que je vous raconte comment j’ai découvert mes pouvoirs… proposa Superman.
Encore une fois, nous hochâmes la tête, mais, cette fois-ci, plusieurs d’entre nous avions pris notre bière et en buvions : ils avaient laissé partir Arthur, nous étions un peu tranquillisés et de plus en plus intéressés. Voici donc le récit que me fit Superman ce jour-là.
« Je n’avais jamais entendu parler de surnaturel dans mon enfance : pas de culture religieuse, pas de comics, à peine Asterix et le Père Noël. J’étais sportif : je faisais de la compétition. J’essayais d’être le plus fort, je m’entrainais dur. Je pensais que les efforts étaient toujours récompensés, qu’il fallait viser haut, travailler dur et réussir. Je méprisais les faibles. J’avais parfois des réactions dont la violence me choquait moi-même.
Superman s’arrêta un instant, comme absorbé par un souvenir douloureux, puis repris posément :
« A 17 ans, après une bagarre entre copains, je me suis retrouvé avec une jambe cassée. Bien cassée. Fractures multiples. J’étais immobilisé pour deux mois – en plein championnat ! – et le docteur n’était pas sûr que je puisse un jour reprendre la compétition. Je ne l’ai jamais reprise. Sur mon lit de souffrance, j’ai reçu plusieurs visites d’un gars du lycée que je connaissais peu, un intellectuel à lunettes, Jacques. Il était calme, me donnait des nouvelles des camarades, m’encourageait et, souvent, mettait sa main sur ma jambe. Sa présence me faisait du bien sans que je ne comprenne pourquoi. Il me parlait de films, aussi, de comics qu’il me prêtait ensuite. Un jour, je lui ai fait part, en riant, de mon désir d’avoir un « superpouvoir ». Il a ri puis m’a regardé de façon étrangement sérieuse et m’a demandé s’il pouvait revenir le lendemain avec un ami. Le jour suivant, il est arrivé avec le chef. Je veux dire avec Isaac.
Il sourit à l’homme au T-shirt vert, qui lui sourit à son tour. Ces deux-là se connaissaient donc depuis longtemps. Il me regarda et dû voir que j’étais suspendu à ses lèvres, il se hâta de continuer :
« Isaac faisait moins sérieux que Jacques, il était plus âgé que nous : c’était bizarre. On a un peu discuté, de tout, de rien, puis il a dit un truc genre :
– Si tu pouvais avoir un pouvoir, tu voudrais lequel ?
Je lui ai répondu, dans un sourire forcé :
– Marcher, déjà…
– Tu le peux
– Bien sûr, je veux dire remarcher normalement, maintenant !
– Tu le peux.
Parfois, Isaac, il a un regard trop bizarre. Un regard qui m’a donné envie de le croire. J’ai enlevé mon attelle, je me suis levé. Pas de douleur, je sautais sur place. J’étais guéri, complètement. Je m’en souviens comme si c’était hier, je me suis exclamé :
– C’est pas possible, vous avez fait quoi ?
– Moi, rien, m’a répondu Isaac. C’est Jacques, il a le pouvoir de guérir les gens.
Je dois avouer que je ne comprenais pas grand-chose. Isaac me regardait toujours, avec un large sourire.
– Si tu pouvais avoir un superpouvoir, comme Jacques, lequel tu voudrais ?
La réponse que j’ai faite à Isaac m’a étonné moi-même.
– Je voudrais pouvoir guérir les cœurs, mettre la paix là où il y a la haine !
Le sourire d’Isaac a encore grandit et il m’a dit deux choses que je n’oublierai jamais, d’abord :
– C’est notre tâche à tous
Je n’y ai rien compris puis il a appuyé son pouce sur mon menton et il a dit :
– Puisque tu as demandé la réconciliation, tu pourras effectivement réconcilier, former, éduquer et, puisque tu ne l’as pas demandé, tu seras fort, vraiment fort… Superman !
Fort, je croyais l’être, avec toute cette musculation que j’avais endurée, après quelques tests, j’ai compris ce dont Isaac parlait. Je soulevais alors des voitures, et non plus de simples haltères. Mais, surtout, je me suis rendu compte que j’aimais les gens. Tous les gens, dans le métro, au lycée, dans la rue. Je suis devenu moniteur d’escalade dans les banlieues difficiles. Je n’ai pas de mérite, je ne crains rien. J’essaye de les aider à canaliser leur haine, leur violence, leur tristesse, à les détruire. Ma vie a complètement changé. Je suis le plus fort, mais je sais que je n’ai rien fait pour ça. J’ai rencontré aussi plein de super-héros, des amis de Jacques et Isaac. J’ai découvert le QG, je me suis rendu compte que je pouvais voler sur de courtes distances et emmener d’autres au QG en volant. Je suis devenu le Superman des comics que je n’avais pas lus… »
Superman avait terminé son récit, l’air pensif. Je n’étais pas sûr de tout comprendre. C’était la confirmation de notre hypothèse, le peu qui ne m’échappait pas tenait en quelques mots : nous avions trouvé des super-héros, des vrais, et ils disaient que nous pourrions en devenir aussi.
– Vous avez des questions ?
Isaac me regardait. Depuis toujours on lisait mes pensées sur mon visage, alors je les exprimai :
– Au moins deux : la première, c’est pourquoi avez-vous appelé Arthur « Flamme » tout à l’heure et la deuxième : quel est exactement votre pouvoir, à vous ? Et après, j’en ai encore une…
– Bien, on va commencer avec celles-ci. La deuxième, d’abord. Mon pouvoir est aussi peu spectaculaire que pratique pour notre communauté. Je sens le pouvoir de chacun qui veut devenir un des nôtres. Pas à chaque fois, mais souvent. Plus souvent que d’autres. Et, pour répondre à ta deuxième question – on peut se tutoyer ? – ton ami Arthur va avoir un superpouvoir en rapport avec le feu, je suppose, d’où le surnom de Flamme…
– Comment on fait pour devenir un super-héros ? Comment on découvre son pouvoir ? C’est quoi le mien ?
– Je ne sais pas, il n’y a pas vraiment de méthode universelle. Il faut s’engager à utiliser les pouvoirs pour le bien, de n’en faire aucune utilisation commerciale.
– Il y a un serment à prêter devant un chef ?
– Plutôt un engagement à prendre devant des amis… et dans notre groupe, nous ne sommes pas traditionalistes, pas de capes, pas de sang à verser, juste un engagement public.
– Et pour le pouvoir ?
– Il faudra d’abord que tu passes du temps avec d’autres, que tu vives des missions avec Superman, avec Maria, avec d’autres. Tu recevras le grand pouvoir, le mien, celui de faire naître d’autres super-héros. En tout cas, c’est ce qu’il me semble… et ça dépend aussi de toi, de tes choix !
Quel choc. Quels chocs, encore. Il était tard. Superman et Isaac partirent après nous avoir donné rendez-vous pour le surlendemain. Une réunion de super-héros au QG. Ils viendraient nous chercher à ce même endroit. Il n’y avait pas de dress-code. Ils nous quittèrent en marchant et il fit soudainement sombre.
Nous nous regardâmes. Nous n’osions parler. Nous ne savions que dire. Les tables, revenues au sol, à une distance normal des autres, brillaient encore un peu.
– On peut dire qu’on a été servi question surnaturel ! dis-je, l’air hébété.
Nous ne pouvions pas nous quitter. Nous avons échangé nos impressions, nos étonnements, nos désirs, nos compréhensions, nos incompréhensions, nos hypothèses. Mais je suis long, je m’en rends compte. Pourtant, il faut que je vous raconte encore la soirée du surlendemain.
Nous nous retrouvâmes à quatre, Vincent n’avait pas pu être là, dans cette rue où le surnaturel avait rencontré le banal. Nous étions excités, pas vraiment redescendus encore.
C’est avec un peu de retard qu’arrivèrent Isaac, Arnaud et une femme, la quarantaine, rousse, en tailleur pantalon. Ils sortaient d’une bouche de métro. Il faisait encore clair mais on les voyait briller. Ils discutaient joyeusement en nous rejoignant.
– Bonsoir les amis, fit Isaac, Vincent est encore plus en retard que nous ?
– Non, répondis-je, il ne pouvait pas venir, nous lui raconterons.
– Vous pourrez essayer ! sourit Arnaud. Allons-y, puisque nous n’attendons plus personnes. Faisons un cercle. Prenons-nous par les épaules et n’ayez pas peur. Tout est anormal !
Il souriait toujours. Il souriait beaucoup.
Comme proposé, nous nous mîmes en cercle, les mains sur les épaules des voisins, alternant entre nos deux groupes. Je faisais la jonction, entre mon pote Jean et Isaac. Très rapidement, nos pieds quittèrent le sol et nous nous élevâmes, droits, en cercle, sans qu’aucun de nous ne fasse un mouvement. Lorsqu’en quelques secondes, nous atteignîmes une hauteur d’une trentaine de mètres, je pris peur et fermai les yeux. Pas longtemps. Je les rouvris peu après quand, au même moment, mes pieds touchèrent à nouveau le sol et mes compagnons crièrent d’étonnement.
Nous nous trouvions dans un lieu indescriptible. Indescriptible et que je vais tout de même essayer de vous décrire. Je suis retourné, depuis, de nombreuses fois dans ce fameux QG et, chaque fois, il m’est apparu différent et pourtant semblable, comme un lieu d’enfance quitté depuis longtemps. Je vais essayer de décrire comment il m’est apparu cette première fois.
D’abord, la température y est toujours parfaite. Quelle que soit la façon dont on est habillé, on n’y a jamais ni chaud, ni froid. La lumière, ensuite : il y fait… jour. Quelle que soit l’heure à laquelle on a quitté la terre, il y fait jour, bien qu’on n’y voit jamais le soleil. Tous les « objets », toutes les personnes présents dans ce lieu semblent briller, éclairer l’espace, refléter ce soleil qu’on ne voit plus. Je parle de lieu, d’espace par défaut de mots meilleurs : il n’y a ni murs, ni plafond, ni vraiment de sol, d’ailleurs, et pourtant le lieu semble fini, on y ressent une impression de chez-soi, de « home ». Pas de murs et pourtant, quand nous en reparlâmes, deux d’entre nous avaient le souvenir très clair de tableaux suspendus, bien qu’ils ne se souvinssent pas de ce qui y figurait. Pas vraiment de sol, donc : à l’œil, comme de la lumière, comme du marbre réfléchissant doucement la lumière du jour, au pied comme du sable mouillé qui s’enfonce légèrement, aux doigts, une impression d’eau épaisse. Nous reposions sur un sable mouillé, tiède et lumineux.
Huit fauteuils nous attendaient autour d’une longue table basse. Des fauteuils simples, blancs, avec de larges accoudoirs. Une table en bois verni. D’autres meubles, probablement. Sur la table, une grande salade, un bol de vinaigrette – même la vinaigrette diffusait de la lumière ! – huit petites assiettes, des couverts, huit verres. Assise dans un des fauteuils, Maria nous attendait. Elle se leva et fit la bise à chacun d’entre nous. Isaac sortît de son sac deux briques de gazpacho et la femme rousse, qui s’appelait Lise, un gâteau. Nous nous assîmes.
J’ai oublié, je m’en rends compte, de parler de nos tenues. Je ne m’en rendis pas compte immédiatement après avoir ouvert les yeux, mais chacun d’entre nous avait changé de costume pendant le vol. Le jean d’Isaac était devenu d’un noir immaculé, son T-shirt était devenu une chemise blanche bien coupée, il faisait philosophe de salon. Arnaud portait le bermuda à poche et le polo beige d’un Indiana Jones moderne. Maria portait une superbe robe de soirée noire. Lise avait troqué son tailleur contre une jupe d’hiver et haut assorti d’un ton orange vif, sous lesquels elle ne semblait pas étouffer. Jean portait le justaucorps, le collant et la cape du parfait super-héros et ça ne me parût pas déplacé, ça lui allait bien, c’était logique. D’ailleurs personne ne détonnait. Ni Jean en Flash-Gordon, ni Maria en robe de soirée, ni Arnaud en baroudeur, ni Arthur en costard à chemise rouge. Personne. Je reconnus sur moi ma tenue préférée du moment et le fait qu’elle soit alors dans mon panier de linge sale ne me choqua pas. Mais je m’étends, résumons.
Les quatre super-héros se retrouvaient régulièrement, dans ce QG hors du monde, pour passer du temps ensemble, manger, prendre des nouvelles, partager leurs expériences, s’encourager et mettre en place de nouvelles missions. Ils partageaient aussi des nouvelles venues d’autres petits ou gros groupes de super-héros du monde entier.
Ce soir-là, Isaac, surnommé « le chef », nous raconta à son tour son histoire. Une histoire bien différente de celle d’Arnaud. Isaac, en effet, était fils de super-héros. Des super-héros à l’ancienne, pas encore influencés par les comics américains, ils aidaient les humains dans la région de Bordeaux, sans costumes particuliers. Son père avait des capacités prémonitoires et sa mère un pouvoir de conviction. Ils s’étaient spécialisés dans la lutte contre les suicides et les braquages. Isaac était l’aîné, il avait deux frères et deux sœurs. Leurs parents les avaient encouragés, dès leur plus jeune âge, à chercher et développer d’éventuels pouvoirs. C’est comme cela que le jeune Isaac avait quitté le sol pour la première fois à l’âge de 11 ans en jouant en famille. Il nous raconta aussi les difficultés à être moqué par les autres enfants et les enseignants parce qu’il « croyait à la magie », les défauts de protection de ses parents et sa tristesse qu’un de ses frères ait refusé de devenir, à son tour, un super-héros. Il partagea aussi le plaisir qu’il avait, maintenant adulte, à participer à des missions avec ses parents. Son pouvoir aidant, dénicher les pouvoirs chez les autres, il tenait un rôle particulier parmi les super-héros parisiens.
– Mais tout le monde a un rôle particulier, s’empressa-t-il d’ajouter.
Il était principalement chargé du recrutement et de l’accompagnement des jeunes super-héros. Ceux-ci l’appelaient affectueusement « chef ».
– Je dois avouer que ça me plait peu, je ne suis chef de rien ni de personne. Mais je suis à l’origine de tellement de surnoms pour les autres…
Dans le civil, il était instituteur, ça lui laissait de longues vacances pour préparer les missions et ses compagnons. Il aimait partager, aussi, et il essayait de faire naître chez les enfants dont il avait la charge un appétit pour le surnaturel. Il était à la fois grave et drôle. Il confiait ses détresses, ses joies, ses questions et sa compréhension des choses avec simplicité et pédagogie.
Au fur et à mesure que la soirée avançait, les vêtements changeaient, les lieux aussi. A chaque fois que Maria prenait la parole, sa magnifique robe noire se couvrait de nouveaux brillants, sans que jamais, cela ne fasse trop. Les fauteuils blancs étaient de cuir beige foncé à la fin de la réunion.
Maria s’inquiéta de l’heure, nous décidâmes de clore la soirée. Avant de se quitter, les super-héros avaient l’habitude de renouveler leur engagement. Ils se prirent par la taille, petit groupe de quatre amis, et récitèrent une sorte de prière. Je ne me souviens plus des mots précis de celle-ci – j’avais déjà vécu et enregistré mon compte d’émotions et d’informations – mais il était question d’être vrais les uns envers les autres, de se reprendre, de se servir, de servir tous les humains et en particulier les plus faibles. Ils chantonnèrent un instant puis se séparèrent.
Arnaud et Isaac proposèrent de nous ramener sur terre. J’habitais alors rive gauche. Maria proposa de me raccompagner à part, elle allait par là-bas aussi.
– Tu verras, elle ne vole pas mais c’est fun aussi ! me glissa Arnaud.
Isaac, Arthur, Jean, Emilie et lui disparurent volant à travers le sol. Lise rangeait la vaisselle dans une machine que je n’avais pas vue auparavant.
– On y va ? me demanda Maria.
Je hochai la tête. La télékinésiste ne me faisait plus peur, plus peur du tout. Le voyage non plus. Au contraire, j’étais curieux de savoir comment nous nous déplacerions. Je comptais bien, cette fois-ci, garder les yeux ouverts. Maria me prit le bras, me sourit et nous nous retrouvâmes dans l’entrée de la station de RER Observatoire-Port Royal. J’avais cligné des yeux, je n’avais rien vu. Nous étions debout sous la verrière. Maria me fit la bise, me souhaita une bonne fin de soirée et me quitta d’un simple « Au revoir ». Je la regardais s’éloigner dans la nuit éclairée du boulevard. Dans le civil, elle portait une jolie robe à fleurs…
Je me rends compte que j’ai été un peu long… mais je pourrai l’être encore plus. Si je voulais vous raconter toutes les choses extraordinaires que j’ai vécues depuis ces fameux jours, toutes les super-personnes que j’ai rencontrées, il me faudrait un nouveau disque dur !
J’ai continué à rencontrer des super-héros, j’ai participé à des missions, j’ai appris, à mon tour, à voler, à me rendre au QG, à y préparer des repas. J’essaye de mieux discerner ce qui, dans ma tête, est de l’intelligence et ce qui est du pouvoir, j’essaye d’encourager les autres avec des déclarations sur leurs pouvoirs. J’essaye de servir les super-héros et l’humanité. J’ai beaucoup appris, beaucoup désappris, aussi, beaucoup vécu. Je me suis fiancé à Maria, aussi, nous nous marions dans quelques mois et nous avons prévu de donner au monde plein de nouveaux super-héros.
Avec ce texte, je voulais d’abord vous encourager à regarder plus loin que la réalité que l’on vous a appris à voir. Regarder par la fenêtre avec des yeux curieux et honnêtes et vous verrez peut-être Arnaud, Isaac ou des collègues à nous. Cherchez nous ! Moi, j’habite à Paris… un peu et au QG, beaucoup !
Fin