Le premier des trois éléments qui constituent notre vers, c’est, vous le savez, le nombre fixe de syllabes dans chaque espèce de vers. Nous avons, en français, douze espèces de vers, qui mesurent de une à douze syllabes. Notre premier devoir est donc d’apprendre à scander les vers, c’est-à-dire à compter exactement les syllabes des mots qui y figurent, ou qu’on y veut faire entrer.
Qu’y a-t-il là, pensez-vous peut-être, qui se doive apprendre, et quelle erreur pourrions-nous commettre dans ce compte ? Vous allez voir.
Prenons, par exemple, des vers de douze syllabes, — cette strophe de Victor Hugo dans les Quatre Vents de l’Esprit :
Le blâme intérieur, Dieu juste, est le seul blâme.
Les caresses que fait la conscience au cœur
Font saigner notre chair et rayonner notre âme.
Je vous ai donné ces vers pour des vers de douze syllabes. Or, épelez-les, — je ne dis pas scandez-les, voulant justement vous montrer que ce n’est pas la même opération, — et vous n’en trouverez pas un seul qui se contente des douze syllabes : le troisième en a treize, le premier et le quatrième en ont quatorze, le second en a même quinze :
A moins que vous n’épeliez mal et que vous ne comptiez in-té-rieur pour trois syllabes seulement, par une erreur à laquelle vous êtes fort exposé si vous vous en rapportez à la prononciation inexacte du mot dans la conversation courante. Et alors, il resterait encore à ce vers quatorze syllabes écrites, au lieu de douze.
Comment ramènerons-nous donc chacun de ces quatre vers aux douze syllabes annoncées ? En les scandant, c’est-à-dire en comptant toutes les syllabes qui entrent dans la mesure des vers, mais en ne comptant que celles-là. Et, pour ce faire, il suffit de s’en rapporter à la règle, on ne peut plus simple, que voici : Toute syllabe, muette ou sonore, compte dans la mesure du vers. Il n’y a d’exception que : 1o pour la syllabe muette à la fin d’un vers, et, 2o dans le corps du vers pour l’e muet devant un mot commençant par une voyelle ou une h muette, car l’e muet, en ce cas, est élidé.
Reprenons donc notre vers, en laissant à intérieur sa valeur vraie de quatre syllabes, en ne comptant plus la syllabe muette de la fin ni les e muets élidés dans le corps du vers, et la scansion (action de scander) nous donnera exactement les douze syllabes de la mesure :
Vous savez déjà, depuis notre dernier entretien, pourquoi la syllabe muette, placée à la fin du vers, ne compte pas dans la mesure : c’est que la fin du vers est naturellement marquée, pour l’oreille, par la dernière syllabe frappée de l’accent tonique, c’est-à-dire par l’avant dernière syllabe des mots dont la dernière est formée avec un e muet. Et nous reviendrons là-dessus au chapitre de la rime, lorsque nous parlerons des rimes dites féminines.
Je n’ai donc plus, pour aider à l’application de la règle ci-dessus, qu’à vous présenter quelques remarques sur l’élision, remarques auxquelles je rattacherai celle que je vous dois faire au sujet de l’hiatus, puis à vous guider relativement à l’exacte distinction des syllabes, dans les mots où leur compte, comme dans le mot « intérieur », du vers cité plus haut, pourrait faire l’objet d’un doute.
Si donc, dans le corps du vers, un mot se termine par un e muet, et que le mot suivant commence par une voyelle ou une h non aspirée, l’e muet s’élide, c’est-à-dire se confond dans la prononciation avec la première syllabe du mot qui suit, et, par conséquent, ne saurait compter dans la mesure :
Des lieux où l’on la port(e), hôtesse passagère…
Mais l’e muet est celui qui ne peut jamais être frappé de l’accent tonique, et tel n’est point le cas de l’e final dans le pronom le. Cette remarque est nécessaire, car, autrefois, par analogie sans doute avec l’e du mot le, ou élidait l’e de ce pronom, comme dans cet exemple de La Fontaine :
Ce qui, sans doute, se prononçait alors :
Et vous vous rappelez, dans la scène du sonnet du Misanthrope, de Molière, les aménités qu’échangent Alceste et Oronte :
Autre part que chez moi cherchez qui vous encense.
Oronte
Mais, mon petit monsieur, prenez-l(e) un peu moins haut.
Cette élision est devenue, à présent, si choquante, elle est si contraire à nos habitudes, que, plutôt que de la faire, au théâtre, les comédiens ne manquent jamais d’articuler ici un vers de treize syllabes, avec un déplaisant hiatus. Ils ont tort ; mieux vaudrait encore se conformer à la prononciation du temps de Molière, c’est-à-dire manger l’e muet. Mais ceux dont le tort est plus grand, ce sont les poètes qui, au dix-neuvième siècle, par un injustifiable archaïsme, alors que depuis deux cents ans, l’oreille se refusait à cette élision, l’ont encore employée. On la trouve dans Victor Hugo :
Cet homme.
Il est vrai que c’est un vers de son Cromwell, œuvre de jeunesse, et qu’on ne retrouverait plus rien de pareil dans ses œuvres postérieures.
dit encore Alfred de Musset, dans les Marrons du Feu.
Et je relève jusque chez Emile Augier la même élision archaïque. Elle est tout à fait abandonnée maintenant, à juste titre.
Autre remarque. Si l’e muet devant un mot commençant par une h ne s’élide que quand cette h n’est point aspirée, il paraîtra naïf d’ajouter que, dans le cas où l’h est aspirée, l’e muet ne s’élidera point. Pourtant, je vais proposer une exception, ou plutôt, je crois avoir découvert qu’il est un cas, au moins, où, quoique les grammairiens ne nous en aient rien dit, une h ordinairement aspirée peut être considérée comme ne l’étant point : il s’agit de l’adjectif féminin haute. Qu’en principe, l’h de ce mot soit aspirée, cela ne fait aucun doute, comme dans cet exemple, pris dans Tancrède, de Voltaire :
Nous ne prononcerions pas : votr’ haute naissance, pas plus que nous ne lirions : l’arm’ haute, pour l’arme haute. Mais supposons qu’au lieu d’arme il y ait épée, qui compte trois syllabes : é-pé-e. Le vers suivant serait-il faux ?
Oui, si l’on s’en rapporte à la règle. Mille fois non, si l’on s’en rapporte à l’oreille, qui se refuserait absolument à une aspiration après l’e muet d’épée, et qui se révolterait avec raison contre le vers, conforme à la règle de la non-élision devant l’h aspirée, que je rédigerais ainsi :
C’est pourquoi François Coppée, ne tenant pas compte de l’aspiration de l’h, a fort bien fait de ne pas hésiter à écrire, dans l’Épave :
Qui, l’an dernier, pendant la grande maré(e) haute,
En un jour, a broyé vingt barques sur la côte.
Avec ces mots tels que épée et marée, dont les deux dernières syllabes sont formées par la même voyelle e, l’une accentuée, l’autre muette, on eût obtenu, si on eût fait sentir l’aspiration de l’h, cette succession cacophonique de sonorités : é-e-ô. L’oreille a donc invinciblement décidé que l’h de haute serait, par exception, muette, afin que l’élision se pût faire, et sa décision est bonne.
Il est bien entendu que, précédée de tous autres mots, l’h de haute reprendra son aspiration. Songez, dit un personnage de Corneille, dans Nicomède,
Notons, en passant, cette autre singularité : l’h est aspirée dans héros, et l’élision, par conséquent, ne se produit point devant elle ; Victor Hugo :
tandis qu’elle est muette dans héroïne, héroïque, héroïsme, ce qui oblige à l’élision ; Racine, Phèdre :
L’h de Henri est-elle muette ou aspirée ? et, par conséquent, faut-il ou non élider l’e muet devant ce mot ? Les poètes ne sont point d’accord là-dessus.
Si nous nous en rapportions à la vieille chanson populaire, nous éliderions l’e :
Vive ce roi galant ! …
Et La Fontaine aussi l’élide :
Mais nos plus vieux poètes ne l’élident pas et préfèrent aspirer l’h ; François Villon :
Par les mains de maître Henri.
Ronsard :
De Henri notre prince, en jeux voluptueux.
Joachim du Bellay :
Voltaire n’élide pas non plus l’h, dans sa Henriade ; du moins, dans tous les passages qui me sont tombés sous les yeux, il l’aspire, comme en ce vers :
Les dix chants de ce déplorable poème ne suffiraient pas, il est vrai, à faire autorité aux yeux des poètes, s’il n’y avait, pour les incliner du côté de la non-élision de l’e muet, l’exemple de Victor Hugo, lequel, dans son ode sur le Rétablissement de la statue de Henri IV, s’est écrié :
Je me disais : « La Seine arrose encore Ivry,
Et les flots sont passés où, du temps de nos pères,
Se peignaient les traits de Henri. »
Permettez-moi, entre parenthèse, de vous faire remarquer que, si l’autorité de Victor Hugo est immense en matière de métrique, elle l’est beaucoup moins en matière de géographie : la Seine n’a jamais arrosé Ivry-la-Bataille ; et quand notre poète, assis sur le parapet du pont Neuf, croyait voir passer des flots qui avaient traversé le pays où le Béarnais mirait dans l’eau son visage, il se trompait fort : les flots de la rivière d’Eure, modeste affluent de la Seine, ne se mêlent à ceux du fleuve que bien loin en aval de Paris. Mais le grand poète, aussi bien à quatre-vingts ans qu’à dix-sept, âge auquel il écrivait son ode, attachait peu d’importance à ces détails.
Je ferme la parenthèse et j’arrive à une remarque dernière.
Il est une très curieuse exception à la règle qui veut que l’e muet s’élide toujours devant une voyelle. Elle concerne deux mots ; l’affirmation oui et l’exclamation comique ouais ! A les entendre prononcer, il semble quelquefois, qu’une h aspirée y précède la voyelle initiale, et cette aspiration facultative permet que les poètes, devant cette voyelle, élident ou n’élident point l’e muet à leur choix.
Devant le mot oui, on a fait élision dans les vers suivants :
Corneille, le Cid :
Molière, Amphitryon :
Hugo, l’Année terrible :
Coppée, le Luthier de Crémone :
Mais on n’a point élidé l’e dans les vers ci-après :
Molière, les Femmes savantes :
Hugo, Ruy Blas :
Il y a des cas où le poète ne saurait hésiter. Connaissez-vous ces jolis vers d’une petite comédie, trop peu connue, du poète des Fables : Clymène, où La Fontaine fait dialoguer Apollon et les neuf Muses ? Le dieu pose à Erato cette question : « Savoir si vous aimez ? » Et la Muse de lui répondre :
Quand on disait que non : qu’on me vienne, aujourd’hui,
Demander : « Aimez-vous ? » Je répondrai que oui.
La non-élision est charmante, et vous n’imaginez pas Erato laissant échapper, en allongeant le vers d’une syllabe, — pour permettre à l’e de s’élider, — ce son bizarre : « Et je répondrai coui ! »
Devant l’exclamation comique ouais ! nous pouvons également élider l’e ou ne pas l’élider, à notre guise. Molière fait tantôt l’un, tantôt l’autre. Il l’élide dans ce vers de Sganarelle :
Il ne l’élide point dans celui-ci, des Femmes savantes :
Mais quand ces rencontres de voyelles : « Je répondrai que oui » ou « Eh ! non, mon père. — Ouais ! » ne forment point une élision, elles forment un hiatus.
L’hiatus, d’un mot latin qui signifie bâillement, est le contraire de l’élision : ce n’est plus la rencontre de deux voyelles qui fusionnent, mais de deux voyelles qui se heurtent.
Il y a un hiatus quand un mot finissant par une voyelle autre que l’e muet se trouve placé devant un mot commençant lui-même par une voyelle, ou dont la première voyelle est précédée d’une h muette. Exemples : le roi est mort ; je serai heureux.
Permis en prose, mais évité autant que possible par les bons prosateurs toutes les fois qu’il est rude à l’oreille, l’hiatus est interdit en poésie, au moins suivant la métrique la plus usitée, celle qui s’est fixée au dix-septième siècle et que presque tous les poètes ont respectée depuis. Je la discuterai, car, sur quelques points, tout le monde reconnaît qu’elle est discutable ; mais je vous l’exposerai d’abord dans sa rigueur entière.
Vous connaissez les deux vers de l’Art Poétique où Boileau formule cette interdiction de l’hiatus :
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée.
J’ai tenu à les transcrire, parce qu’on ne leur a pas assez rendu justice. Cette image de la course n’est pas seulement ingénieuse, elle est précise, elle illustre, pour ainsi dire, avec la plus grande exactitude, la définition de ce phénomène vocal : l’hiatus. Pourquoi, en effet, la dernière voyelle non muette d’un mot doit-elle éviter de se trouver devant la voyelle initiale d’un autre mot ? C’est que la dernière voyelle non muette d’un mot est celle, comme vous le savez, que frappe l’accent tonique, lequel accent tonique consiste en un port de voix qui tend à lancer plus fortement cette voyelle, donc, à la faire courir au-devant du mot suivant. Si c’est une consonne qu’elle rencontre, elle ira sans aucun choc jusqu’au bout de son élan, comme une vague qui se déroule et s’étale sur une plage de sable ; si c’est une voyelle, au contraire, son élan se heurtera en chemin, comme la vague qui va s’abattre contre un rocher à pic. Prononcez : Phylidé s’étonne, ou Phylidé s’avance ; et vous sentez qu’il suffit de cette consonne s, interposée pour amortir tout choc entre la voyelle finale du nom et la première voyelle du mot suivant. Dites, maintenant : PhylidÉ Avance ou PhylidÉ Étonnée, et vous sentirez l’émission de la première voyelle comme arrêtée dans son élan, comme heurtée par l’émission trop immédiate de la seconde.
Le vers étant chargé de donner la plus grande jouissance musicale possible à l’oreille avec le moindre effort, il était donc tout naturel qu’en principe, l’hiatus fût interdit aux poètes, chaque fois, du moins, qu’il diminue réellement, par une exagération de l’effort, cette jouissance musicale. Mais cela a-t-il lieu toutes les fois qu’il y a deux voyelles en présence, l’une à la fin d’un mot, l’autre au commencement du mot suivant ? C’est ce que nous verrons. Quoi qu’il en soit, la prosodie classique semble le croire, puisqu’elle interdit toute rencontre de ce genre, sous les seules réserves suivantes.
Elle admet l’hiatus :
1o Dans le corps des mots, ainsi dans : No-é, Dana-è, Simo-ïs, vi-olence, pi-eux, ou-ïr, cré-ation.
Est-ce tout simplement parce qu’elle ne pouvait priver la poésie d’une foule innombrable de mots ? Non, c’est aussi parce qu’elle sentait que, dans ces mots, la rencontre des voyelles n’était pas seulement sans rudesse, mais pleine d’harmonie. A vrai dire, il n’y a même point là d’hiatus, puisqu’il n’y a point, entre les voyelles, ce choc désagréable en quoi il consiste, mais, au contraire, un glissement très musical de l’une vers l’autre.
Par malheur, la prosodie usuelle n’a pas cherché pourquoi cette succession de voyelles était harmonieuse ; elle ne s’est pas aperçue que, à la différence des rencontres de voyelles entre deux mots, il ne pouvait jamais se trouver ici de voyelle accentuée allant buter contre une voyelle suivante, vu que, dans le corps d’un mot, la première des deux est toujours atone et, par conséquent, non frappée de ce port de voix dont l’interruption produit le choc. Et vous savez bien qu’elle ne peut être qu’atone, puisque la dernière syllabe non muette d’un mot est seule capable de recevoir l’accent tonique. Ainsi, dans No-é, l’o est atone ; et, dans un mot plus long, vi-olence, ce sont même les deux voyelles i et o qui seront atones, l’accent tonique étant reporté plus loin, sur la syllabe len.
J’ai dit que c’était « par malheur » qu’on n’était point remonté au principe. En effet, si on l’eût découvert, on l’eût appliqué à tous les cas analogues, à tous ceux où, au lieu de rencontrer une voyelle tonique, suivie d’une autre voyelle (hiatus véritable, hiatus pour l’oreille), on n’eût rencontré que deux voyelles atones, ou une atone suivie d’une tonique (faux hiatus, hiatus pour l’œil seulement). Et ainsi, de même qu’on admet, en vers, Ili-ade (i atone, a tonique), ou je tu-ais (u atone, ais tonique), on eût admis il y a et tu es, où l’accent porte seulement sur la dernière voyelle, la première étant rendue atone par la prononciation.
2o La métrique traditionnelle permet l’hiatus entre deux vers, même quand le sens est continu :
Racine, Alexandre :
A courir dans l’abîme où Porus s’est plongé.
Hugo, les Contemplations :
Et dont plus d’un essaim me parle à son passage.
Gautier, Émaux et Camées :
C’est le coup de grâce donné
A la génération morte
Par chaque siècle nouveau-né.
Pourquoi cette exception ? Ici encore, les poètes dont l’exemple a fait loi ont suivi leur juste instinct, mais sans chercher la raison de ce qu’ils faisaient, raison si simple et si évidente que, pour l’exprimer, il faut employer des termes que ne désavouerait point le célèbre M. de La Palice. Pour qu’il y ait un heurt entre deux voyelles, il faut qu’elles se touchent, et, pour qu’elles se touchent ; il faut qu’elles ne soient point séparées ! Or, d’un vers à l’autre, il y a toujours une séparation, une pause, si faible qu’on la veuille supposer, par laquelle, en même temps que par la rime, l’unité rythmique essentielle, le vers, est révélée, est affirmée à l’ouïe.
Mais, si l’on était remonté jusqu’à ce principe, il aurait fallu, en cette matière encore, l’appliquer à tous les cas analogues, à tous les cas, où, même dans l’intérieur du vers, l’arrêt de la voix entre deux voyelles consécutives est indiqué par le sens de la phrase ou la nécessité du rythme. Alors, l’hiatus — si tant est qu’on puisse lui garder ce nom en pareil cas — ne serait pas seulement acceptable, comme entre deux vers, mais recommandable. Et ainsi nous continuerions d’approuver sans réserve tel vers de Ronsard, celui-ci, par exemple, qui devait révolter Malherbe, que Victor Hugo n’aurait pas osé écrire, et qui doit pourtant toute force expressive aux hiatus qu’il renferme :
Il y en a trois. Le premier n’est qu’une application du principe que j’ai posé à propos des rencontres de voyelles à l’intérieur d’un mot : il n’y a point ici d’hiatus véritable, où étant une voyelle atone, comme elle le serait dans le verbe louer. Mais les deux autres hiatus, voyez leur excellence : ce sont ceux qui, avec les virgules, concourent à opérer nettement cette coupure du vers en quatre tronçons égaux de trois syllabes, coupure par laquelle l’interrogation est rendue si pressante, je dirais presque si dramatique :
Car si, entre d’où viens-tu et à cette heure, il n’y a pas de virgule écrite, instinctivement, après avoir lu les trois premiers membres de phrase sur une inflexion pareille, vous baisserez la voix d’un ton pour prononcer les derniers mots, vous les détacherez, et l’hiatus, qui vous aura aidé à ce détachement, aura ainsi servi, à la fois, le mouvement de la pensée et la musique du rythme.
3o On admet l’hiatus dans les mots composés :
Corneille, le Menteur :
et dans un certain nombre de locutions toutes faites qui, sans être des mots composés, s’en rapprochent sensiblement :
Racine, les Plaideurs :
Je suais sang et eau pour voir si du Japon,
Il viendrait à bon port au fait de son chapon.
La Fontaine, Fables : II, 3 :
On ne saurait manquer, condamnant un pervers.
Tout cela est très louable : c’est l’application inconsciente de ce que j’ai dit au sujet des hiatus à l’intérieur des mots.
4o L’hiatus est permis dans les interjections, répétées ou non, telles que, Ah ! Euh ! Ho…
Molière, l’Étourdi :
Racine, les Plaideurs :
Molière, Dom Garcie de Navarre :
Pourquoi ? Parce que, par cela seul que ces mots sont des interjections, elles sont fatalement détachées. — bien plus, saccadées, — et nous rentrons ainsi dans l’application du principe d’après lequel il ne peut y avoir hiatus quand il y a discontinuité dans la prononciation des voyelles consécutives.
5o Il est permis de placer, devant un mot commençant par une voyelle, un mot terminé par un e muet précédé lui-même d’une voyelle accentuée, bien que, l’e muet s’élidant, il reste deux voyelles fortes en présence. Ainsi, dans ce vers de Boileau :
ou dans ce vers de Racine :
C’est que, loin que les deux voyelles fortes se heurtent, le passage de l’une à l’autre est ici très musicalement ménagé par l’e muet, lequel a prolongé diminuendo la voyelle accentuée qui le précède, et l’a comme fondue ainsi avec la voyelle initiale du mot qui suit. En effet, prononcez « Elégie en longs habits de deuil », puis cette autre phrase où je rapproche à dessein les mêmes voyelles, mais sans l’e muet intermédiaire : « J’ai rougi en la voyant… » et vous jugerez, tout de suite, que c’est seulement dans la seconde phrase qu’il y a, entre la syllabe gi et la syllabe en, cette cassure du son, ce heurt de voyelles qui constitue l’hiatus véritable.
6o On permet l’hiatus, formé par la rencontre d’une voyelle avec un mot commençant par une h aspirée.
Corneille, le Cid :
On ne pouvait faire autrement, à moins que d’effacer de notre langue la notion même de l’h aspirée, opposée à l’h muette. Et c’est par extension qu’on permet, comme nous le savons déjà, l’hiatus devant le mot oui et le mot ouais. Il faut y joindre le mot ouate et le mot onze, où la voyelle initiale offre une réelle aspiration, facultative pour ouate, obligatoire pour onze :
Saint-Amant :
Faire la cour au roi de bronze.
Telles sont les six atténuations apportées par la métrique traditionnelle à son interdiction de l’hiatus. En somme, en cette matière purement musicale, elle semble jusqu’ici, n’avoir consulté, avec grande raison, que le témoignage de l’oreille, tant pour interdire l’hiatus en règle générale, que pour l’autoriser par exception, avec trop de timidité toutefois.
C’est encore l’oreille qu’elle consulte en décrétant que la conjonction et, suivie d’une voyelle ou d’une h muette précédant une voyelle, formera hiatus, parce que le t ne se prononçant point, est comme s’il n’existait pas. On ne pourra donc pas dire : et il vient, sage et heureux ; mais on pourra, bien entendu, tout comme si la conjonction et se composait d’une simple voyelle, l’employer devant un mot commençant par une h aspirée :
Racine :
Mais voici où commencent les grandes contradictions de la prosodie classique.
Si l’oreille seule doit être consultée, pourquoi, dans tous les cas où la consonne intermédiaire ne se prononcera point — et non pas seulement lorsqu’il s’agit du t de la conjonction et — la règle classique n’interdit-elle pas l’hiatus ? Eh bien ! non, elle le permet, et c’est en faisant intervenir très irrationnellement, dans tous les autres cas, le témoignage de l’œil, qui n’a pourtant rien à y voir, puisqu’il ne s’agit ici que d’euphonie.
Et il va suffire d’un z, d’un p, d’un r, d’un f, d’un d ou d’un t interposés — qui ne se prononcent point, qui n’allongent point la voyelle précédente, qui ne se lient point à la suivante, qui n’ont aucune espèce d’action sonore, que l’œil perçoit seul — pour rendre légitimes les vers qui suivent, où, pourtant, l’hiatus est évident à l’oreille :
Racine :
La Fontaine :
Boileau :
Molière :
Hugo :
La Fontaine :
C’est tout à fait illogique. Parmi les hiatus que je viens de citer, il y en a d’agréables et il y en a de déplaisants ; mais la consonne muette interposée n’est pour rien dans cet agrément ou cette déplaisance.
Rien, d’ailleurs, ne montre mieux l’absurdité de l’intervention de l’œil en pareille matière que les moyens employés par les poètes pour éviter, soi-disant, certains hiatus. Tel mot se termine-t-il par une voyelle et veut-on quand même le placer devant une voyelle ? Qu’à cela ne tienne ! On y ajoutera une consonne étrangère à son orthographe ordinaire, et le tour sera joué :
écrira Lamartine.
écrira Victor Hugo.
Pourquoi ce d ? C’est afin de pouvoir dire, comme je ne sais quel personnage de comédie : — Je tourne la loi, donc, je la respecte.
Et il y a pire. Je vous ai cité, au précédent chapitre, ce vers de La Fontaine sur l’inquiétude :
Il n’a pas osé dire : « Des lieux où on la porte… », ce qui eût été plus musical et plus naturel tout ensemble. Et ailleurs :
au lieu de : « Une vache était là, on l’appelle… » Et ce la-lon-la est tout simplement abominable.
Enfin, parce que l’œil n’y perçoit pas deux voyelles consécutives, mais distingue entre elles une consonne, la tradition permet de placer un mot commençant par une voyelle après ce qu’on a justement appelé une voyelle nasale : an, in, on, un, oin, aim… même quand cette rencontre est, de toutes les rencontres possibles, la plus odieuse à l’oreille :
Racine :
Boileau :
Immolent trente mets à leur faim indomptable.
On voit combien la prosodie traditionnelle est, touchant l’hiatus, pleine d’illogismes.
La prosodie traditionnelle, ai-je dit ? Certes, elle justifie, à présent, cette épithète, mais elle ne la méritait pas encore lorsque, tout d’un coup, vers le premier tiers du dix-septième siècle, les poètes se mirent à la suivre, comme d’un commun accord. Elle datait de la veille. Nos poètes médiévaux, qui, d’ailleurs, n’étaient guère artistes, ne l’avaient point connue. Lorsque l’art des vers commença vraiment de se fonder, à la veille de la Renaissance, l’oreille déjà affinée des poètes sentit qu’il ne fallait pas abuser des hiatus ; mais, sans les prodiguer, elle ne les proscrivit point :
Est Flora la belle Romaine ;
Archipiada, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine Germaine ;
Echo, parlant quand bruit on maine
Dessus rivière ou sus estan,
Qui beauté eut trop plus qu’humaine ?
Mais où sont les neiges d’antan !
(François Villon.)
Un peu plus tard, Marot s’en abstient plus que ne s’en est abstenu Villon, quoiqu’il ne s’en refuse point de délicieux :
Et il y en a beaucoup moins encore chez les poètes de la Pléiade. C’est dans un manifeste en prose de leur chef de chœur, de Ronsard, que nous voyons apparaître la première interdiction théorique de l’hiatus. Dans son Abrégé de l’Art Poétique Français, il écrit : « Tu éviteras, autant que la contrainte de ton vers le permettra, les rencontres de voyelles et diphtongues qui ne se mangent point ; car telles occurences de voyelles, sans être élidées, font les vers merveilleusement rudes à notre langue. Exemple : « Votre beauté a envoyé amour. » Ce vers icy te servira de patron pour te garder de tomber en telle aspérité, qui écrase plustôt l’aureille que ne luy donne plaisir. » Vous voyez que ce n’est pas la proscription absolue, et que, dans sa théorie tout comme dans sa pratique, le grand poète s’en remet au seul jugement de l’oreille.
Les poètes de l’âge suivant font de même ; et je soumettrai au jugement de votre oreille, à vous, huit vers des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné (1616), dont les quatre premiers sont pleins d’hiatus, dont les quatre derniers n’en renferment aucun, et entre lesquels vous ne trouverez pourtant point, ce me semble, de disparate. C’est Dieu qui parle aux élus :
Vous qui avez pour moi souffert peine et injure,
Qui à ma sèche soif et à mon âpre faim
Donnâtes de bon cœur votre eau et votre pain ;
Venez, race du Ciel, venez, élus du Père ;
Vos péchés sont éteints, le juge est votre frère ;
Venez donc, bienheureux, triompher pour jamais
Au royaume éternel de l’éternelle paix.
L’interdiction de l’hiatus ne date que de Malherbe, lequel, après se l’être encore permis dans une œuvre de sa jeunesse, les Larmes de Saint-Pierre :
Pour ne mourir jamais, meure éternellement.
se refusera ensuite, là-dessus, toute licence, et, « tyran des mots et des syllabes », imposera sur ce point, comme sur plusieurs autres, sa discipline pédantesque à ses contemporains et à ses successeurs. Boileau achèvera de décréter la réforme et personne ne protestera, personne ne cherchera, de tout le siècle, à savoir s’il n’y a pas quelques exagérations et quelques contradictions dans le nouveau code.
Au siècle suivant, en plusieurs passages de sa Correspondance, Voltaire réclame contre la loi trop rigoureuse de l’hiatus, et Marmontel, dans sa Poétique Française, écrit, à ce sujet, des choses excellentes, qui touchent quelquefois au fond de la question. Mais, dans leurs vers, ils ne réagissent ni l’un ni l’autre contre la routine.
André Chénier, métricien si audacieux pourtant sous certains rapports, ici ne s’insurge pas non plus. Alfred de Musset, dans les gamineries les plus osées de sa jeunesse irrévérencieuse, n’a jamais hasardé que deux hiatus, l’un très célèbre dans Namouna et déclaré charmant, d’ailleurs, par toutes les prosodies, où l’on ne manque point de le citer, mais qui, pendant trois quarts de siècle, n’en a pas moins passé pour un trait d’audace extraordinaire :
Comme je t’aimerais demain, si tu vivais !
L’autre, moins connu, dans les Marrons du feu :
Enfin, le grand révolutionnaire, celui qui a renversé presque toutes les règles arbitraires de notre versification pour les remplacer par des règles vraiment fondées, Victor Hugo lui-même, s’est incliné superstitieusement devant la règle de Malherbe et de Boileau touchant l’hiatus. Ne le lui reprochons pas, il ne pouvait tout faire.
J’avais cru cependant le prendre en flagrant délit d’hiatus, dans ce vers de l’Ane, tel que l’impriment plusieurs éditions :
Je me disais : « Victor Hugo n’a pas écrit volontairement ce lui aussi ; mais lui aurait-il échappé si son oreille en avait été offensée ? Non, certes, car il n’y a pas, ici, rencontre d’une voyelle accentuée avec une autre voyelle ; ces deux mots ne forment à la prononciation qu’un seul mot qui aurait trois syllabes, et les deux premières, par conséquent, sont atones, — exactement, comme dans le folle que tu es de Musset, où la dernière syllabe seule, — vers laquelle l’avant-dernière glisse doucement, loin de la heurter, — est frappée de l’accent tonique… » Hélas ! en me reportant à l’édition originale, la seule revue par le poète, j’ai lu le vrai texte :
ce qui n’est plus ni naturel, ni harmonieux ! Mais le tort de la règle classique n’en est que mieux démontré, deux fois : par la déplorable version à laquelle s’était résigné le maître, et par l’involontaire et si heureuse rectification adoptée par les éditeurs subséquents.
Voilà donc cette règle battue en brèche de tous les côtés et bien convaincue d’absurdité en plusieurs de ses dispositions, puisque, fondée sur un juste désir de musique, elle va, dans maintes circonstances, contre son objet, tantôt en permettant des rencontres inharmonieuses de voyelles, tantôt en proscrivant d’autres rencontres qui seraient pleines d’harmonie.
Qu’est-ce qu’une règle ? La mise en formule et la promulgation d’une loi naturelle. Lorsque la formule traduit exactement la loi, la règle est bonne ; elle est mauvaise, comme ici, lorsqu’elle veut tirer de la loi des conséquences qu’elle ne comporte point, ou qu’elle néglige, au contraire, de lui faire sortir tous ses effets. Ainsi est-il arrivé pour l’hiatus.
Tout le long de cette étude, nous avons confronté la loi avec la règle et relevé leurs contradictions. Conformons la règle à la loi, et nous l’aurons rendue inattaquable.
Voici la formule vraie, que reconnaîtront telle tous les métriciens, et aussi, je pense, tous les poètes, même ceux qui, par habitude, respectent encore la règle de Malherbe :
L’hiatus est la rencontre, — quelque consonne que l’œil puisse apercevoir entre elles, — de deux voyelles dont l’une est à la fin d’un mot et l’autre au commencement du mot suivant. — Cette rencontre peut être agréable ou désagréable à l’oreille. Si elle lui est désagréable, elle est interdite ; si elle lui est agréable, elle est permise.
Voilà tout. Et vous savez déjà que la rencontre est agréable ou indifférente, donc permise, toutes les fois qu’elle ne produit point un choc, et que ce choc ne se produit point en certains cas, notamment :
1o Quand la première des deux voyelles n’est pas une tonique. Ainsi rentrent aussitôt dans la langue des vers, par analogie avec ce qui se passe lorsque deux voyelles se rencontrent à l’intérieur d’un mot, toutes les expressions formées avec ces monosyllabes que les grammairiens appellent des proclitiques ou des enclitiques, c’est-à-dire avec ces mots qui, perdant leur accent propre, se lient au mot précédent ou suivant, et en font, pour la prononciation, réellement partie : Tu as, tu es, lui aussi, lui et elle, il y a, etc. Il est extraordinaire, presque incroyable, que ces expressions, et une foule d’autres qui sont, comme elles, parmi les plus courantes et les plus nécessaires du langage, aient pu, pendant trois siècles, se trouver exclues de la poésie, sans aucune espèce de raison valable.
2o Quand les deux voyelles sont, à la lecture, séparées par une pause quelconque, pause que nécessite le sens de la phrase ou le rythme du vers : ainsi, non plus seulement entre deux vers, mais aux césures, qu’elles soient ou non marquées aux yeux par un signe de ponctuation.
J’ajoute que, même dans les deux cas précédents, il faudra encore consulter l’oreille, car elle ne tolérerait point la rencontre de deux voyelles identiques, nasales ou ordinaires, quand même la première ne serait pas accentuée et quand même une pause la séparerait de la suivante. Par exemple, bien que la première voyelle soit atone, il faudrait condamner : « Il vit à Alençon », ou « tu uses », tout comme la « faim indomptable » que Boileau se croyait permise.
Dans la douzième satire du même Boileau, il y a ce vers :
et son ami Brossette rapporte que l’auteur, en le lisant, marquait un long repos à la césure. Eh bien ! malgré la place de l’hiatus à l’hémistiche, malgré la virgule, malgré le repos, même exagéré, du lecteur entre les deux nasales, cet alexandrin reste cacophonique, avec cet hémistiche qui finit dans le nez et cet autre qui commence, à son tour, dans le nez, par un grognement tout pareil.
Écoutez l’oreille, l’oreille seule ! Voilà, en matière d’hiatus, toute la loi et les prophètes.
En réduisant la règle à ces trois mots, ébranlons-nous une des assises de notre versification ? Non pas, nous l’affermissons, en fondant la règle, tout entière et non plus seulement en partie, sur le roc de la loi naturelle.
Donnons-nous plus de facilités aux rimeurs ? Dieu nous en garde ! Nous leur en retirons, au contraire, en leur ôtant la permission paradoxale de se servir de leur œil pour savoir s’il y a ou non un hiatus. Mais, aux vrais poètes, ce sont des ressources nouvelles que nous rendons, en faisant appel à toutes les délicatesses de leur oreille, à elles seules.
Enfin, sous l’empire de la règle vraie, les vers contiendront-ils plus d’hiatus qu’autrefois ? Je ne le crois point, car, si elle en autorise qui étaient interdits depuis Malherbe, elle en interdit au moins autant, qui étaient autorisés. De plus, les poètes se garderont bien d’abuser des hiatus, même de ceux qui, en eux-mêmes, sont de nouveau tenus pour légitimes. Pourquoi ? Par la raison qu’il y a déjà, dans l’intérieur des mots, beaucoup de voyelles consécutives, et que si l’on venait encore à rapprocher trop souvent des voyelles entre un mot et un autre, on enlèverait aux vers cette variété des sons qui est leur grande vertu musicale, variété qui est produite surtout par l’intervention des consonnes, les combinaisons sonores des cinq voyelles entre elles étant en très petit nombre, tandis que les combinaisons de ces voyelles avec les vingt consonnes de l’alphabet sont en nombre immense, en nombre infini.
Et ainsi, l’oreille, dont la seule jouissance aura déterminé les hiatus permis, sera la première à en limiter l’emploi, dans l’intérêt supérieur de cette même jouissance.
L’oreille, toujours l’oreille, et rien qu’elle.
Vous savez que la syllabe formée par l’e muet final d’un mot peut, en deux cas, n’entrer point dans la mesure du vers : lorsqu’elle se trouve à la fin du vers ou que, dans l’intérieur de ce vers, elle s’élide. Comme à cette seule exception près toute syllabe doit être comptée, il nous reste à savoir distinguer très exactement les syllabes de chaque mot, à ne point nous tromper sur leur nombre véritable.
Qu’est-ce qu’une syllabe ? — Le son produit par une seule émission de voix.
Il ne saurait y avoir plus d’une émission de voix, donc, plus d’une syllabe, chaque fois qu’une voyelle se présente seule ou accompagnée uniquement de consonnes : plus a une syllabe, jar-din en a deux, o-pé-ra en a trois. Point de doute possible. Mais il y a, dans notre langue, un assez grand nombre de mots où se rencontrent deux, trois ou même quatre voyelles de suite. Or, dans ces mots-là, tantôt les voyelles se détachent pour former des syllabes distinctes ; exemples : acti-on, j’oubli-ais, mots qui ont trois syllabes, et non deux ; tantôt elles se prononcent en une seule émission de voix et forment, par conséquent, une seule syllabe, appelée diphtongue ; exemples : en–nui, bien, au–mône.
Dans le premier cas, — dissociation des voyelles, — les grammairiens disent qu’il y a diérèse ; et, dans le second, — réunion des voyelles en une diphtongue, — qu’il y a synérèse.
Quand y a-t-il diérèse ? Quand y a-t-il synérèse ? La plupart du temps, on ne saurait hésiter, et il ne viendrait à personne l’idée de compter Dieu pour deux syllabes, ou ennui pour trois, quoique, dans l’émission de voix unique, l’oreille perçoive successivement, mais dans une succession très rapide, les voyelles formant la diphtongue de ces mots. Pas d’hésitation non plus pour ce que j’appellerai les fausses diphtongues, celles où les voyelles consécutives donnent un son évidemment unique, comme l’a et l’u qui forment la première syllabe de aumône et dont le son équivaut à celui d’un o long.
Mais il y a des groupes de voyelles dont la numération syllabique peut donner lieu à quelque incertitude, et je ne m’occuperai que de ceux-là, en étudiant successivement les groupes de voyelles terminés par e muet, et ceux où il n’entre point d’e muet.
Quand ces réunions de voyelles se trouvent à l’intérieur d’un mot, l’e muet n’y forme point syllabe, mais il se confond avec la voyelle ou le groupe de voyelles qui le précède pour former diphtongue. Du reste, comment le compterait-on, quand, ainsi placé, il ne donne aucun son distinct qui soit perceptible à l’oreille ?
Corneille, Héraclius :
C’est le même son simple, que si l’on orthographiait désavoûrait, orthographe que, d’ailleurs, l’Académie autorise, comme elle permet, par exemple, d’écrire dévoûment au lieu de dévouement, la présence de l’e muet n’ayant jamais eu d’autre effet que d’allonger l’u qui précède. Même quand l’orthographe de ces sortes de mots n’a pas été facultativement modifiée, il faut faire abstraction de cet e muet intérieur ; ainsi, dans soierie, féerie, tuerie, je prierai, tu envieras, il saluerait.
Une seule exception, lorsque, dans ces réunions de voyelles à l’intérieur d’un mot, l’e muet est précédé d’un y. Alors, il y a dédoublement, diérèse. C’est ce qui arrive dans l’orthographe, à peu près tombée en désuétude, des mots tels que payement, ils payeront, je payerais, qu’il faudra compter de trois syllabes :
Agrippa d’Aubigné, les Tragiques :
De ce que vous péchez !
Molière, l’Étourdi :
Qu’après vous pay-e-rez, si cela l’accommode.
Tandis que l’on comptera pour deux syllabes ces mêmes mots orthographiés avec un i au lieu d’un y :
Hugo, Hernani :
Racine, Britannicus :
Que tout autre que lui me paie-rait de sa vie.
Voyons, maintenant, ce qui se passe lorsque le groupe de voyelles terminé par un e muet se trouve à la fin d’un mot, autrement dit lorsque l’e muet vient après une syllabe frappée de l’accent tonique. Alors, l’e muet ne peut plus former diphtongue avec la voyelle ou les voyelles qui précèdent : il forme, à lui seul, une syllabe. Mais cette syllabe a ceci de particulier qu’elle ne peut pas non plus compter dans le nombre des syllabes d’un vers, parce que la prononciation qui appuierait sur elle, qui la ferait sonner, serait contraire à toutes les habitudes de l’oreille française.
Supposez, que changeant deux mots à un vers de La Fontaine, j’écrive :
Je devrais prononcer, pour que le vers eût ses douze syllabes :
et vous ne pourriez le souffrir.
Que va donc devenir cet e, qui ne peut ni compter dans la mesure, ni se confondre avec la voyelle précédente ? Il doit : ou bien se trouver devant un mot commençant par une voyelle, et alors s’élider, — et La Fontaine écrira :
ou bien se trouver à la fin d’un vers :
dira le même poète. Vous savez que la dernière syllabe qui compte dans un vers est la dernière syllabe accentuée, l’avant-dernière d’un mot qui finit par une syllabe muette ; l’e muet, ici, ne nous embarrassera donc plus, car il ne jouera plus que son rôle délicat et voilé, qui consiste à prolonger discrètement et diminuendo le son de la voyelle accentuée qui le précède.
Ne devant point se trouver dans l’intérieur du vers, devant un mot commençant par une consonne, mais pouvant se trouver à la fin du vers, l’e muet ne sera donc jamais exposé à être trop ou trop peu prononcé, et ainsi nous devrons reconnaître que la règle qui a prévalu sur cette matière est une des plus exquisement musicales de notre prosodie.
Nous n’y sommes point arrivés du premier coup. Faute d’avoir trouvé cette solution, nos premiers poètes-artistes, au quinzième et au seizième siècle, ont tâtonné quelque temps. Charles d’Orléans, Villon, Marot, dont l’oreille était trop subtile déjà pour supprimer l’e muet de ces sortes de mots dans le compte des syllabes, préféraient le compter et le faire, par conséquent, sonner comme une syllabe à son plein :
Charles d’Orléans, Rondels :
Portent, en livré-e jolie,
Gouttes d’argent, d’orfèvrerie…
Marot, Épîtres :
Ronsard hésite entre deux systèmes : ou bien il fait comme eux, et il écrit :
Ou alors, sentant bien que c’est beaucoup plus appuyer qu’on ne le peut légitimement sur une voyelle muette, et ne voulant pas non plus qu’une syllabe ne soit point prononcée, du moment qu’elle est écrite, il s’avise de supprimer l’e muet et de le remplacer par une apostrophe :
Mais ce complet arrêt du son n’étant pas non plus conforme aux exigences de l’oreille, Ronsard, la plupart du temps, évite d’instinct la fâcheuse alternative d’avoir à faire sonner trop ou trop peu ces e muets et il prévient la règle moderne, d’une si heureuse conciliation, soit en les élidant dans le corps des vers, soit en les plaçant à la fin :
La giroflé(e) et les œillets,
Et le bel émail qui varie
L’honneur gemmé d’une prairie…
(Les Odes, liv. V.)
Désormais, cette pratique aura force de loi. Molière lui-même, le plus libre des versificateurs, parmi les poètes du dix-septième siècle, n’y déroge que trois ou quatre fois, et ce n’est guère que dans ses premières pièces : par cette synérèse, unique dans son œuvre :
(Les Fâcheux.)
et par ces diérèses :
(L’Étourdi.)
Dessus la sensitive.
(Le Dépit amoureux.)
simples négligences, dans lesquelles il ne retombe point. Ce serait pure barbarie que d’y retomber comme le font, depuis quelques années, un certain nombre de poètes, presque tous d’origine étrangère, et, par conséquent, fort excusables, sinon de vouloir en remontrer à tous les grands artistes en vers de notre race, du moins de ne posséder point toutes les délicatesses de l’oreille française.
Certaines synérèses sont exceptionnellement permises : celles des mots composés tels que prie-Dieu, à tue-tête. Sont-ce bien même des exceptions ? Non, car si prie et tue ne comptent ici que pour une syllabe, c’est que ces groupes de voyelles sont, en réalité, à l’intérieur et non à la fin d’un mot et que, par conséquent, les voyelles qui précèdent l’e muet ne sont pas frappées de l’accent tonique, lequel porte seulement sur Dieu et sur tête. Voyez comme nous revenons toujours, et comme sans le savoir, à cette question de l’accent tonique, qui domine et gouverne toute notre prosodie !
C’est en y revenant encore que je voudrais voir permettre, par assimilation au cas précédent, la synérèse dans le mot rue, non pas devant un mot quelconque commençant par une consonne, mais devant le nom de la rue, si c’est par une consonne qu’il commence. Alors, en effet, quoique le trait d’union typographique manque, il y a, entre les deux mots, une telle union psychique et sonore qu’ils n’en font qu’un. Aussi bien que prie dans prie-Dieu, rue, dans rue Vivienne, par exemple, perd son accent tonique. Prononcez ces deux mots et vous entendrez l’unique accent se porter sur la syllabe vien(ne), tandis que vous n’aurez nullement accentué le mot rue. Cette assimilation aux noms composés me semblerait donc très légitime. Si elle était admise, un Alfred de Musset ne serait plus forcé d’écrire :
Vivienne est tout à fait vide, et que la cohue
Est aux Panoramas, ou bien au boulevard…)
(Premières Poésies.)
Et, au lieu de :
(Les Châtiments.)
Victor Hugo écrirait, tout simplement, « de la rue Tiquetonne », évitant ainsi de faire la peu élégante répétition du mot du, et de donner ce nom de Tiquetonne à un ruisseau inconnu des géographes.
En accordant la possibilité de cette synérèse et de quelques autres peut-être, qui ne me viennent point à l’esprit, mais qui seraient fondées sur le même principe, on n’aurait pas ébranlé la règle, mais on l’aurait conformée encore davantage à la loi naturelle du langage dont elle est issue, et ce sont les seules réformes de ce genre qu’on puisse, à mon sens, apporter à la prosodie traditionnelle, qu’elles affermissent, loin qu’elles l’ébranlent.
Jusqu’à présent, nous n’avons rencontré que les groupes de voyelles placés à la fin d’un mot dont l’e muet formait, à lui tout seul, la dernière syllabe. Mais cet e peut être suivi d’une ou de deux consonnes, dans les pluriels tels que : aimé-es, théori-es, envoi-ent, ils irai-ent.
Que se passera-t-il, alors ?
En principe, l’élision de l’e muet étant rendue impossible par l’interposition des consonnes, ces mots ne peuvent être employés dans l’intérieur d’un vers ; ils ne peuvent trouver place qu’à la rime. Ce principe ne souffre pas d’exceptions pour les pluriels des substantifs, des adjectifs et des participes :
Mes chansons par le monde en lambeaux dispersées…
(Hugo, les Feuilles d’Automne.)
Vous comprenez, en effet, qu’on ne pourrait pas non plus, devant une consonne, introduire ces mots par une synérèse, en comptant le mot pensées pour deux syllabes, ou par une diérèse, en le comptant pour trois ; car si j’écrivais, par exemple :
la syllabe muette ne serait plus prononcée du tout. Et si je disais :
alors elle le serait beaucoup trop. Les raisons subsistent donc ici tout entières, qui avaient fait interdire l’emploi de ces mêmes mots au singulier, lorsque l’e muet ne pouvait s’élider.
Quant aux temps et personnes des verbes, où l’e muet précédé de voyelles se trouve suivi d’une ou de deux consonnes, il semblerait bien que l’on n’en dût également permettre l’emploi qu’à la fin du vers, et ainsi fit-on, à de rares exceptions près, chez les poètes du dix-septième siècle et jusque chez les romantiques :
Leur courage renaît, et leurs terreurs s’oublient.
(Corneille, le Cid.)
(Hugo, les Contemplations.)
Mais cette relégation forcée, à la fin des vers, de quelques-unes des formes les plus indispensables et les plus courantes du verbe, c’est-à-dire de ce qui est comme le nerf et l’armature de la langue, avait quelque chose de si incommode que nos classiques mêmes laissèrent quelquefois fléchir la règle ; et l’on en devait arriver, de concession en concession, à considérer l’e muet comme intérieur à un mot et formant, par conséquent, diphtongue avec les voyelles de son groupe :
Racine, Esther :
Que le vent chasse devant lui !
Molière, Psyché :
Dont ils n’aient pris le soin de réparer la perte.
Chénier, Idylles :
Et l’écoutaient en foule et n’osaient respirer.
Hugo, les Feuilles d’Automne :
Leconte de Lisle, Poèmes barbares :
A l’épaule, ou le cerf, ou le lion sanglant.
Et les femmes marchaient, géantes, d’un pas lent,
Sous les vases d’airain, qu’emplit l’eau des citernes,
Graves, et les bras nus, et les mains sur le flanc.
Sully Prudhomme, les Épreuves :
La conquête est donc définitive, et, somme toute, heureuse. Ne nous amènera-t-elle point à permettre aussi la synérèse, et, par conséquent, l’emploi, à l’intérieur des vers, des substantifs et adjectifs ou l’e muet du groupe final de voyelles est suivi d’un s, marque du pluriel ? — Qu’elle nous y amène dans tous les cas, je ne le crois point ; ce serait, je le répète, une barbarie, car elle nous conduirait fatalement à permettre la synérèse dans ces mêmes mots au singulier, et bientôt, peut-être, à supprimer de la musique de notre vers une foule de ces demi-tons, pleins d’exquises ressources, que donne la prononciation, légère mais sensible à l’oreille, des syllabes muettes, pour qui sait lire, non avec la vulgarité de la conversation courante, mais en laissant aux mots toute leur noblesse et leur ampleur originelles, vertus que la poésie a charge de défendre comme éléments de rythme et de beauté.
Est-ce à dire qu’il ne faudra point user d’une certaine tolérance ? Je ne vais pas jusque-là. Par exemple, si la synérèse de tu joues, parce qu’il s’agit d’un verbe, me permet d’écrire le vers suivant :
je ne pourrai guère blâmer Alfred de Musset d’avoir écrit, employant un substantif de même orthographe et de prononciation identique :
Mes cheveux sur mes pieds un à un tomberont,
Que mes joues et mes mains bleuiront comme celles
D’un noyé…
(Poésies nouvelles.)
Encore n’aurait-il certainement pas écrit, mettant le mot à l’hémistiche :
parce que si, à la grande rigueur, on peut excuser le tassement des voyelles de joues à l’intérieur d’un hémistiche, on ne saurait plus l’autoriser à une place où la césure donnerait à la syllabe muette le temps de se faire entendre, et, par suite, d’allonger indûment le vers.
Maintenons donc le principe, avec quelque libéralisme dans l’application, pour les substantifs et les adjectifs, dont l’emploi conforme à la règle ne saurait presque jamais être une gêne véritable ; et ne le laissons fléchir que pour les verbes, où, trop souvent, la règle eût été un sérieux obstacle à l’expression de la pensée. Ainsi, nous aurons, dans l’un et l’autre cas, fait prévaloir la solution qui offrait le moins d’inconvénients, le plus d’avantages.
Dans quels cas ces groupes de voyelles forment-ils une seule syllabe, une diphtongue, par synérèse ? Et dans quels cas forment-ils deux syllabes, par diérèse ? C’est ce qu’aucune règle générale ne peut déterminer. Nous ne pouvons, là-dessus, que nous en rapporter à l’usage, Mais, une dernière fois, entendons-nous bien : il ne s’agit pas de l’usage courant qui tend de plus en plus à déformer la prononciation des mots en les abrégeant, par une sorte de veulerie, de paresse de l’organe, ou, si vous aimez mieux, par le besoin tout utilitaire de s’exprimer vite ; il s’agit de l’usage tel qu’il est relevé dans les œuvres des grands poètes, lesquels, par la délicatesse de leur oreille et par leur unique souci de l’expression idéale, sont et continueront d’être les juges suprêmes et les conservateurs naturels de la beauté sonore du langage.
Passer ici la revue, par ordre alphabétique, de toutes les réunions de voyelles, afin d’examiner leur quantité syllabique véritable, ce serait vous traîner, pendant vingt ou trente pages, dans une énumération dont l’ennui passerait de si loin l’utilité, que vous ne me suivriez probablement pas jusqu’au bout. La plupart du temps, votre instinct, surtout s’il est affiné par la lecture habituelle des poètes, vous avertira du nombre exact des syllabes d’un mot. Hésitez-vous ? Consultez, sur le mot douteux, un bon dictionnaire, où les mots sont décomposés en syllabes au moyen de tirets, et, particulièrement, le grand dictionnaire de Littré, où vous aurez soin de rechercher les exemples en vers, qui s’y mêlent presque toujours aux exemples en prose.
De cette façon, il ne me restera plus à vous parler ici que des mots dont la quantité syllabique pourrait donner lieu à une sérieuse incertitude, soit parce qu’elle a récemment varié ; soit parce que l’usage permet, à volonté, de réunir le groupe de voyelles en une diphtongue ou de le séparer en deux syllabes ; soit parce que, dans certaines réunions de voyelles déterminées, la diérèse ou la synérèse forme une rare exception à un usage presque général ; soit, enfin, parce que j’aurai, à propos de certains mots, à vous montrer quelles raisons euphoniques ou même psychologiques peuvent faire pencher la balance d’un côté plutôt que de l’autre. Et même en restreignant ainsi mon sujet, je n’aurai pas la prétention de tout dire.
Suivons l’ordre de l’alphabet.
Sur les mots où entrent des groupes de voyelles commençant par un A ou par un E, je ne vois pas beaucoup de remarques à faire. Il n’est pas nécessaire que je vous dise, par exemple, que AEN est diphtongue dans Caen, ville de France, et dissyllabe dans Ja-ën, ville d’Espagne ; que AO est diphtongue dans Saône et dissyllabe dans caca-o ; que EAU est dissyllabe dans flé-au et diphtongue dans berceau. C’est à quoi, pourtant, les auteurs de prosodies perdent beaucoup de temps et de papier. Je vous mettrai seulement en garde contre une mauvaise épellation, à laquelle vous expose une prononciation défectueuse, mais assez répandue, celle du mot août, lequel est d’une seule syllabe, encore que beaucoup de personnes le prononcent à tort a-oût. Croyons-en l’unanimité des poètes, et d’abord la Cigale de La Fontaine parlant à la Fourmi :
Avant l’août, foi d’animal
Intérêt et principal.
Mais le verbe a-oûter compterait pour trois syllabes, comme il se prononce, de même que le substantif pa-onneau (jeune paon), bien que, dans le mot paon, la réunion des voyelles forme diphtongue.
Les groupes de voyelles commençant par un I donnent lieu à beaucoup plus de remarques intéressantes.
IA forme généralement deux syllabes : pri-a, irrémé-di-able, di-amant ; mais il y a des exceptions, et la synérèse a lieu dans diable :
(Molière, l’Étourdi.)
Dans fiacre :
Où, dans un fiacre promenée…
(Voltaire, Épîtres.)
Dans pléiade :
(Victor Hugo, les Quatre Vents de l’Esprit.)
Dans diacre :
(Victor Hugo, la Légende des Siècles.)
Dans naïade !
Entrer à pas muets sous le roc frais et sombre,
D’où, parmi le cresson et l’humide gravier,
La na-ïade se fraie un oblique sentier.
(André Chénier, Idylles.)
Dans piaffer :
(J.-B. Rousseau.)
Bien que La Fontaine ait dit, dans un de ses contes, mais contrairement à l’usage général :
Cette pi-affe : apportez-y remède.
Le mot enthousiasme était de quatre syllabes au temps de Ronsard :
Il est, aujourd’hui, de cinq, et la diérèse qui l’allonge lui donne une plus parfaite convenance avec la beauté du sentiment qu’il exprime :
(Alfred de Vigny, les Destinées.)
C’est à tort que Lamartine, lui seul, compte fiancé pour deux syllabes, notamment dans la délicieuse chanson trop peu connue, qui se trouve au milieu de l’essai en prose intitulé Des Destinées de la Poésie, en tête des Premières Méditations :
Après des soirs d’amour au pied du sycomore…
Ce mot, comme tous ceux de même étymologie (fi-er, confi-ance, etc.) exige la diérèse :
(Victor Hugo, Hernani.)
Si Alfred de Musset fait dire à l’abbé Desiderio, dans les Marrons du Feu :
Est une oreille fine !
en comptant pia pour une syllabe seulement, c’est que son personnage donne ici une indication musicale en italien, et que telle est, en cette langue, la quantité syllabique ; mais dans le mot français piano, instrument, la diérèse est obligatoire :
(François Coppée, le Reliquaire.)
C’est à tort, cette fois, que le même Alfred de Musset, un grand poète chez qui les négligences prosodiques étaient une affectation, une gaminerie, compte immémorial pour quatre syllabes seulement et impérial pour trois :
Immémorial en a cinq, et impérial en a quatre, chez tous les autres poètes, et l’ampleur du mot en égale ainsi le sens :
Que je t’ai là, chétif et petit dans ma main,
Et que, si je serrais cette main trop loyale,
J’écraserais dans l’œuf ton aigle impéri-ale !
(Victor Hugo, Hernani.)
Enfin, il y a un mot douteux, ou, plutôt, « commun », c’est-à-dire où la quantité syllabique est au gré du poète : le mot liard. Les poètes de la Renaissance le comptaient pour deux syllabes :
(Marot.)
Plus tard, et à présent encore, il est, en général, compté pour une seule :
De peur de perdre un liard souffrir qu’on vous égorge.
(Boileau, Satires.)
Mon buste pour six liards.
(Béranger, Chansons.)
Mais il y a, en revanche, l’exemple contraire dans Victor Hugo, qui revient à l’ancienne séparation des voyelles dans ces vers bien connus d’Aymerillot :
Mais tout le grand ciel bleu n’emplirait pas mon cœur !
(La Légende des Siècles.)
Et il me semble que Victor Hugo a raison, dans cette circonstance, d’opter pour la diérèse, car le petit Aymerillot doit étaler, un peu par ironie, sa maigre fortune, tandis que Théodore de Banville a bien raison de vouloir réduire le liard à sa plus simple expression, à une syllabe unique, dans l’exemple que je veux, à présent, vous soumettre.
C’est en ses Occidentales, où il chante en vers funambulesques la Pauvreté de Rothschild, et l’oppose à sa richesse à lui, poète qui n’a pourtant ni sou ni maille :
Et, sans qu’il y paraisse,
Baiser, pendant trois jours de suite, si je veux,
Le front de la paresse !
Mais lui, Rothschild, hélas ! n’entendant aucun son,
Ne faisant pas de cendre,
Il travaille toujours et ne voit rien que son
Bureau de palissandre…
Tandis que, pour chanter les Chloris, je choisis
Ma cithare ou mon fifre,
Lui, forçat du travail, privé de tous lazzis,
Il met chiffre sur chiffre.
Il fait le compte, ô ciel ! de ses deux milli-ards,
Cette somme en démence,
Et, si le malheureux se trompe de deux liards,
Il faut qu’il recommence !
Voyez comme, à l’étalage emphatique de deux milliards, prolongé par la diérèse, s’opposent comiquement, les deux pauvres liards, tout ratatinés par la synérèse au bout du vers ! Supposez que Banville ait écrit, coupant le mot en deux :
voilà l’opposition fâcheusement atténuée, voilà le parfait accord du mouvement et du mot avec la pensée partiellement détruit, voilà enfin, tout l’esprit lyrique évaporé !
Si j’ai beaucoup insisté sur ce mot, c’est pour vous bien montrer qu’ici comme dans tous les cas où l’on est libre de réunir ou non les voyelles consécutives en une seule syllabe, le parti à prendre peut n’être pas indifférent.
Si nous passons aux groupes de voyelles IE, nous voyons que le mot hier est dans le même cas : monosyllabique ou dissyllabique à volonté. Et cette liberté de scansion est plus précieuse encore que dans le mot liard. Écoutez Victor Hugo chanter, comme avec un lent archet sur un violoncelle :
Nous apportait l’odeur des fleurs qui s’ouvrent tard,
La nuit tombait ; l’oiseau dormait dans l’ombre épaisse ;
Le printemps embaumait moins que votre jeunesse ;
Les astres rayonnaient moins que votre regard.
(Les Contemplations).
Ne sentez-vous pas que cet hi-er, scandé en deux syllabes glissantes et placé au début de l’adorable strophe, commande tout le mouvement de ce qui suit, et que tout le charme du premier vers s’évanouirait si Victor Hugo avait mis, nous obligeant d’abord à une brève et dure poussée de la voix :
Mais, en revanche, veut-il nous brusquer, nous communiquer un mouvement dramatique, il dira en une seule syllabe, dans Ruy Blas :
Hier on m’a volé, moi, sur le pont de Tolède !
Quand il lui aurait été aussi facile de dire :
Mais alors, où serait la saccade, nécessaire ici, du sentiment et de la parole ?
Certains mots de cette famille, au dix-septième siècle encore, admettaient la synérèse, qui ne l’admettent plus, depuis. Ainsi ouvrier, meurtrier, sanglier :
(La Fontaine, Adonis.)
La difficulté de prononciation était grande : Corneille demanda et obtint la disjonction des voyelles dans ces sortes de mots ; et quand Rotrou disait encore :
(Hercule mourant.)
Corneille n’hésitait déjà pas à écrire :
Jamais un meurtri-er en fit-il son refuge ?
(Le Cid.)
L’Académie l’en blâma, mais l’usage en prévalut justement. Et je ne me serais pas arrêté sur ces mots si, dans le Midi, la prononciation usuelle ne tendait encore à la synérèse… Je sais au moins un des sociétaires de la Comédie-Française qui ne s’est point débarrassé de ce défaut.
Même variation pour les formes de verbes en iez, tels que voudriez, rendriez, montriez, où l’on faisait encore, au dix-septième siècle, la synérèse :
(Molière, l’Étourdi.)
Dans tous ces mots — ceux seulement, notons-le bien, où les deux voyelles consécutives sont précédées de deux consonnes différentes, — on compte maintenant, avec diérèse, voudri-ez, rendri-ez, montri-ez…
Quand les deux voyelles sont précédées d’une seule consonne comme dans mouriez, ou de deux consonnes pareilles, comme dans verriez, la synérèse est de règle, aujourd’hui comme autrefois, et l’on compte : mou-riez, ver-riez, etc.
La quantité syllabique de lierre a aussi varié. Au seizième siècle, on disjoignait les voyelles :
(Du Bellay.)
Depuis, elles forment diphtongue :
(Hugo, les Châtiments.)
IEN, monosyllabe, dans bien, mien, tien, sien, rien, combien, chien, chrétien, etc., constitue deux syllabes dans aéri-en, li-en, bohémi-en, indi-en, musici-en.
Corneille, Cinna :
Hugo, les Voix Intérieures :
Coppée, le Passant :
Toutefois la quantité est commune dans comédien ou comédienne, magicien, ou magicienne :
Pour les gens que voici, qui sont comédi-ens.
(Théodore de Banville, Florise.)
Et Alfred de Musset, au contraire, dans les Stances à la Malibran, scande ainsi :
(Poésies nouvelles.)
Sully Prudhomme dit :
Qu’une magici-enne aux yeux puissants l’enchante.
(Stances et Poèmes.)
Mais Edmond Rostand fait la synérèse :
De sorcier, si par un anneau de magicien…
(La Princesse lointaine.)
La quantité syllabique est douteuse aussi dans le mot ancien et ses dérivés, ou plutôt, si, autrefois, on faisait la diérèse :
(La Fontaine, Fables.)
Il pue étrangement son anci-enneté.
(Molière, les Femmes savantes.)
A présent, ces voyelles forment généralement diphtongue et je ne retrouve guère l’ancienne diérèse que chez Paul Bourget :
Les félicités anci-ennes,
O cœur malade, sont des peines
Dont jamais tu ne guériras. »
(Les Aveux.)
Encore, le même poète se range-t-il, le plus souvent, à la scansion moderne, qui est préférable :
IEUX, monosyllabe dans le pluriel des noms en ieu (cieux, dieux, adieux) ainsi que dans mieux et vieux, est dissyllabe dans les adjectifs tels que glori-eux, graci-eux… Vous savez par cœur la strophe du Lac, de Lamartine :
On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
IO, monosyllabe dans pioche :
(François Coppée.)
est dissyllabe dans les autres cas :
(Corneille, Nicomède.)
(Coppée, le Luthier de Crémone.)
La strophe suivante vous montrera la scansion des mots de cette famille et de quelques autres où se groupent des voyelles :
Les cheveux nou-és d’un li-en de fleurs,
Une I-oni-enne aux belles couleurs
Danse sur la mousse, au son des kithares.
(Leconte de Lisle, Poèmes antiques.)
J’arrive aux mots les plus embarrassants de la langue poétique, aux mots en ION. Les désinences de verbes en ions sont tantôt monosyllabiques, lorsque les voyelles sont précédées d’une seule consonne ou de deux consonnes pareilles, comme dans écou-tions ou pour-rions :
(Jean Lahor, l’Illusion.)
à l’exception de ri-ons et de souri-ons, où l’on fait la diérèse :
(Racine, Esther.)
On fait, au contraire, la diérèse, en règle générale, quand les voyelles sont précédées de deux consonnes différentes, comme dans pri-ons, entri-ons, cri-ons…
(Hugo, les Feuilles d’Automne.)
Mais il y a exception pour les conditionnels, où la terminaison est monosyllabique toujours : prie-rions, ver-rions, au-rions.
(H. Moreau, le Myosotis.)
Toujours, en revanche, on fait la diérèse, pour les formes en ions des verbes dont l’infinitif est en ier : mendi-ons, ou mendie-rions, édifi-ons ou édifie-rions, associ-ons ou associe-rions…
(La Fontaine, Fables.)
Mais quel embarras, la plupart du temps, que d’employer avec grâce, en vers, les mots de cette désinence en ion dans lesquels l’usage poétique exige la diérèse ! Rien de gênant lorsque ces mots sont courts, comme li-on et passi-on :
(Hugo, l’Année terrible.)
L’une emportant son masque et l’autre son couteau,
Comme un essaim chantant d’histri-ons en voyage
Dont le groupe décroît derrière le coteau.
(Hugo, les Rayons et les Ombres.)
(Et vous vous rappelez que le verbe nous passions se scanderait, au contraire, avec synérèse : pas-sions.)
Mais le malheur est que la plupart des substantifs en ion sont parmi les mots les plus longs de la langue, que la diérèse les allonge encore, et que, de la sorte, ils deviennent interminables. Joignez à cela que, dans ces mots très longs, la prononciation courante (jugez-en par ce mot lui-même) supprime toujours la diérèse, tandis que la versification s’obstine à la maintenir, et elle n’a pas tort, en principe. Écoutez Malherbe :
Prends ta foudre, Louis, et va, comme un li-on,
Donner le dernier coup à la dernière tête
De la rébelli-on !
C’est tout simplement, grâce au dernier mot étalé par la diérèse, un des plus pompeux commencements d’ode que je connaisse.
Écoutez Victor Hugo, dans le poème intitulé Abîme, de la seconde Légende des Siècles, où il fait parler ainsi la Voie lactée :
Je suis, dans l’ombre affreuse et sous les sacrés voiles,
La splendide forêt des constellati-ons…
C’est avec ces mots en ion, que la diérèse prolonge, qu’il nous donne cette impression d’infini. Le premier vers, en particulier, — fait presque uniquement d’un de ces mots répété trois fois, — se développe avec une lenteur et une majesté superbes. Essayez maintenant d’employer ce même mot en faisant la synérèse :
et le verbe sautera, galopera, gambadera, gai, rapide — et grotesque.
Grotesque est aussi l’emploi des interminables mots en ion à diérèse obligatoire, dans tel vers de l’école dite du bon sens, où des écrivains de beaucoup d’esprit et même des auteurs dramatiques illustres, mais dénués parfois du sens poétique à un degré inimaginable, faisaient ainsi parler les personnages de leurs comédies :
Pour l’établissement de l’In-qui-si-ti-on ! …
(François Ponsard, l’Honneur et l’Argent.)
Ont aidé ton pauvre oncle à faire son chemin :
Serait-il devenu, d’humble surnuméraire,
Chef de di-vi-si-on au bout de sa carrière,
S’il n’eût toujours mené, grâce à ma ges-ti-on,
Un train d’homme au-dessus de sa po-si-ti-on ?
(Emile Augier, la Jeunesse.)
D’après ce que j’ai dit tout à l’heure, vous apercevez déjà l’une, au moins, des raisons qui font ces vers détestables : c’est que les auteurs ont mis ces mots en ion, non dans un poème lyrique, où la diction large est de rigueur, et où la personne du récitant n’apparaît point aux yeux, mais en des pièces de théâtre où parlent et agissent des personnages faits comme vous et moi, vêtus comme vous et moi, et à qui s’impose, par conséquent, la diction courante et familière, sous peine de paraître aussi ridicules que s’ils prononçaient de tels mots à la façon lyrique dans le commerce ordinaire de la vie.
Je ne voudrais pas étendre indéfiniment cette étude en passant en revue tous les groupes de voyelles : je vous ai dit, au commencement de cette causerie, par quels moyens vous compléteriez les indications que je vous donne. Je ne ferai donc plus que quelques remarques, sur des mots qui me paraissent intéressants.
Poète et poème étaient, jusqu’au dix-septième siècle, indifféremment de deux ou de trois syllabes :
La Fontaine, Fables :
Corneille, l’Illusion comique :
Leur poème récité, partagent leur pratique.
Scarron, Testament :
Deux cents livres de vanité.
Boileau, l’Art poétique :
Depuis, l’usage s’est fixé sur la diérèse :
Musset, Poésies nouvelles :
Hugo, les Contemplations :
Sauf dans l’exclamation Ouais, qui est monosyllabe, les mots en OUA, OUER, OUIR, sont dissyllabes : dénou-a, avou-er, éblou-ir. Mais fouet a une syllabe ou deux à volonté :
André Chénier, Iambes :
Hugo, les Burgraves :
Musset, Poésies nouvelles :
Tandis que les autres mots en ouet et ouette exigent la diérèse :
Lamartine, Premières Méditations :
Hugo, les Contemplations :
Desportes :
Au vent sitôt ne se gira.
Molière a bien dit, dans le Dépit amoureux :
mais cette scansion n’a pas prévalu, et à présent, dans ces sortes de mots, la diérèse est obligatoire.
La quantité syllabique d’écuelle est commune.
Tantôt la synérèse :
Un satyre et ses enfants
Allaient manger leur potage
Et prendre l’é-cuelle aux dents.
(La Fontaine, Fables.)
Tantôt la diérèse :
(Leconte de Lisle, Poèmes barbares.)
Pour le mot duel, on a aussi le choix. Victor Hugo a fait tantôt un monosyllabe :
(Hernani.)
tantôt un dissyllabe :
De Pantin, telles sont les rencontres qu’on a.
Amable, d’un regard charmant, m’assassina.
Du-el, du-o. Sous l’œil paternel des édiles
Il naît, sur le Pont-Neuf, beaucoup de ces idylles.
(Toute la Lyre, dernière série.)
J’ai cité ce passage, parce qu’il rapproche curieusement du-el et du-o, comme pour montrer qu’il y a quelque illogisme à ne point toujours compter duel pour deux syllabes, quand on compte toujours duo pour deux. Et le sens même du mot n’y invite-t-il pas impérieusement ?
Bru-it verbe, est de deux syllabes ; bruit, substantif, d’une seule :
(Hugo, les Contemplations.)
(Racine, Iphigénie.)
Je m’arrête, ne pouvant épuiser la matière.