Poésie·Réflexions

L’aimer

Mais Jésus, ayant poussé un grand cri, expira.
(Marc 15.37)
Le sépulcre

Joseph et Nicodème, aidés des saintes femmes, Descendent de la croixLe corps de Jésus-Christ, transpercé pour nos âmes, Déchiré sur le bois !
Puis, ils l’emportent tous dans l’antre funéraireCreusé dans le rocher.C’est un tombeau tout neuf où Joseph, comme un frère, A voulu le coucher !
Plié dans un linceul d’aloès et de myrrhe, Ils l’ont tout embaumé…Hélas ! chacun, en pleurs, lentement se retire…Ils l’avaient tant aimé !

Samuel Maillet
(1866-1943)

Hormis Judas, un trait commun unit les apôtres et les disciples de Jésus-Christ dans le récit des Évangiles. Individus de caractères et d’origines sociales très diverses, ils n’avaient sur le Messie que des idées théologiques embryonnaires ; aucun d’entre eux ne se représentait alors Jésus comme la seconde personne de la Trinité incarnée ; même Pierre ne comprend pas encore la portée de cette parole que le Saint Esprit le pousse à prononcer, lorsque Jésus leur demandant : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? », il répond : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » Et cependant du premier des apôtres à la plus obscure des pécheresses repenties, tous ont partagé une commune disposition de cœur relative à Jésus : ils l’ont aimé !

Oh, leur amour n’est en rien un mérite…, et aucun d’eux n’a jamais songé à en tirer gloriole. Ils ont aimé, non un fantôme surgi des élucubrations d’une cervelle scolastique, mais un être de chair et de sang, qu’ils pouvaient voir et toucher. C’est cet amour si pleinement, si noblement humain, qui donne à Joseph d’Arimathée le courage (il en fallait) d’aller demander à Pilate le corps du crucifié ; c’est cet amour qui pousse Nicodème à se compromettre, en participant à la mise au tombeau ; c’est cet amour humain pour Jésus qui fait couler les larmes des yeux de Marie, lorsqu’au matin de la résurrection elle découvre le tombeau vide, et qu’elle ignore où on a mis le corps de son Seigneur.

Or ce point commun incontestable, propre aux amis et aux témoins de Jésus, me pose problème, à moi, né vingt siècles après les faits, qui n’ai jamais vu celui dont les Évangiles me rapportent la vie : comment puis-je être certain que mon amour n’est pas une illusion ?

Car dire que l’amour est souvent illusoire c’est d’une évidence banale. Je lis un roman, par exemple l’Idiot de Dostoïevski. Et voilà que je m’entiche du héros, le prince Mychkine ; il devient pour moi comme réel, son caractère si naïf, si pur, a gagné mon cœur, j’y pense souvent, en un mot je l’aime. Oui, seulement cet être n’existe pas ! et même s’il avait été question d’un personnage historique réel, mort depuis, aucune relation réciproque ne peut m’unir à une simple image évoquée par un livre. Voici donc l’insidieuse question : « Qui me dit qu’en lisant les Évangiles, l’amour que je ressens pour Jésus-Christ, n’est pas du même ordre que celui éprouvé à la lecture d’un autre livre, rapportant la vie d’un autre attachant personnage, et que je n’ai pas plus connu que Jésus ? »

Je pense que cet embarrassant paradoxe, pour le chrétien, trouve sa solution dans deux remarques :

1) Tout d’abord l’amour n’est jamais une complète illusion. Ce qui peut l’être, c’est seulement son objet, comme dans le cas d’un prince Mychkine inexistant. Mais l’amour lui-même est avant tout une capacité, capacité donnée par Dieu à l’homme, parce qu’il l’a créé à son image. Ainsi ce que nous aimons dans le prince Mychkine, ce sont des qualités, des vertus humaines qui répondent à des aspirations que Dieu a réellement placées en nous. Le prince est imaginaire certes, mais pas la nature humaine qu’il symbolise (l’exemple ayant été choisi un peu à dessein, il se trouve d’ailleurs que Dostoïevski s’est inspiré de Jésus pour tracer le portrait de l’Idiot ; l’argument tiendrait pourtant encore avec un héros positif différent). La garantie que l’amour n’est pas une illusion, repose donc en dernier ressort sur la réalité de Dieu lui-même.

2) Il est certain qu’un amour qui ne trouve pas de vis-à-vis, est condamné à rester, sinon illusoire, du moins virtuel. C’est là le principe de tous les romans basés sur le drame d’un amour non partagé (l’exemple-type étant les grandes espérances de Dickens, où l’infortuné Pirip se consume en vain pour un cœur qui l’ignore). Or bien qu’on ne connaisse aujourd’hui la personne de Jésus-Christ, que par un livre, Jésus n’est pas un personnage de roman ! Napoléon non plus, répondent certains, et on peut s’enticher de Napoléon… Soit, mais cet entichement ne peut que rester virtuel, l’empereur restant mort. Tandis que Jésus ressuscité, monté au Ciel, présent par l’Esprit Saint, nous aime, nous, pour de vrai ! Mieux, il nous a aimé le premier, et notre amour pour Lui n’est qu’un faible reflet du sien : Pour nous, nous l’aimons, parce qu’il nous a aimés le premier. (1 Jean.4.19)

Ainsi donc la réalité de la personne de Jésus-Christ et de sa résurrection, fondent inébranlablement mon droit à partager, pendant cette semaine sainte, les émotions de ceux qui l’ont connu sur terre, et qui l’ont aimé. C’est Jésus-Christ lui même qui valide le plus petit timide amour que nous éprouvons pour lui, au récit de ses souffrances et de son triomphe.

tombeau vide
Le tableau est de Giulio Clovio (1498-1578). Samuel Maillet fut pasteur en Algérie.

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