Nouvelles/contes·Prose

Magellan ou le combat pour la joie, par Abigaïl Tolt

Cette nouvelle a gagné la première place de notre concours de nouvelles 2019/2020 sur le thème du « Combat Spirituel ».


« Je vois que vous êtes intelligente, alors je ne vais pas y aller par quatre chemins. »
Le grand bureau blanc qui se tient entre elle et moi me rassure. Qu’est-ce qui lui dit que je suis intelligente ? Est-ce une raison pour manquer de tact ? Sur le bureau, les orchidées mauves détonnent par l’éclat de leur couleur. J’en ai presque mal aux yeux. Tout le reste de la pièce est blanc, lumineux, donnant au temps un aspect presque statique. Tout serait serein, posé, si ce n’est pour elle, qui ne cesse de parler, de gesticuler, faisant vibrer le bureau qui lui, fait onduler les tiges fragiles des orchidées. Mauve. Blanc. Ma tête est vide et aucun mot ne s’ancre suffisamment longtemps pour que je puisse dégager le sens des paroles qui déferlent sur moi.
Une poignée de main, une porte ouverte, un au-revoir et je me retrouve dans le couloir, mon manteau à la main.
De ce rendez-vous chez la psy, il ne me reste que des sensations colorées et une phrase. Mauve. Blanc. Et un « Vous ne savez pas vous battre » lapidaire. Dans le bus du retour, je suis sonnée. Les maisons défilent – feu rouge, vert ou orange. Ma tête, pourtant vide, s’emballe, engendrant un tourbillon de pensées. « Vous êtes intelligente », « vous ne savez pas vous battre. »
Je fulmine contre ces jugements à l’emporte-pièce. Comme la semaine dernière, celle d’avant et celle d’avant encore, je me dis que je devrais changer de psy. Est-ce qu’elle a essayé, elle, de se battre contre ses propres sentiments, contre ses envies, contre ses pensées ? Contre elle-même ? Ma colère gronde et mes poings se serrent dans les poches de mon manteau.
« Je suis intelligente, mais je ne sais pas ». Mon cerveau se fige sur cette apparente contradiction.
A la maison, la porte s’ouvre avant même que je n’ai sorti les clefs de ma poche. Mon petit garçon court se réfugier dans mes bras.
« Eh, t’as vu maman ? crie-t-il en me montrant fièrement son dessin. »
Sur le pas de la porte, il m’explique les fleurs, le soleil, les nuages, le bonhomme sans cheveux.
« Ici c’est toi, c’est maman ! ».
Les mots s’empêtrent dans sa bouche de petit garçon de trois ans. Je rentre dans la maison à sa suite. Je suis exténuée. Ou plutôt, non, je suis lasse, je n’ai envie de rien. Pas envie de manger, de dire, de faire – pas envie d’être non plus. Pas envie d’être la maman câlin qui sait prendre du temps avec son fils, pas non plus envie d’être l’épouse attentionnée qui a préparé un bon repas, ni envie d’être la femme épanouie et dynamique qui adore son boulot. Je veux juste dormir.
Devant la vaisselle qui traîne dans la cuisine et la table à manger où le goûter de quatre heures est encore étalé, je m’effondre en pleurs.
« On n’a pas eu le temps de débarrasser, me crie mon mari de l’autre bout de la maison. »
Ma colère gronde à nouveau et de vieilles blessures de l’enfance refont surface en un éclair.
« Mais on peut le faire ensemble, si tu veux ? »
Je m’apaise. Ces petits gestes du quotidien, faits à deux, nous relient un peu.
« Comment c’était chez la psy ?
– Comment, comment ? Je ne sais pas quoi dire… comme d’hab’… Blanc, mauve et une phrase à l’emporte-pièce.
– Blanc, mauve ok… mais la phrase, c’était quoi ? me dit Romain.
– Que je ne sais pas me battre.
Silence.
– Qu’est-ce que je dois faire de cela ?
– Peut-être qu’elle a dit ça parce que la dernière fois, tu n’as pas su appeler à l’aide à temps ?
– Ce n’est pas que je n’ai pas su. Je n’ai pas voulu…
– Est-ce très différent au final ? »
J’avale mes médicaments machinalement. Bleu, turquoise et rose. Ils sont une grande source de fascination pour mon enfant.
Il est 20h et je m’endors épuisée, avec cette question : qu’est-ce que je sais que je ne veux pas ? Pendant ce temps, mon mari couche notre petit garçon comme c’est le cas depuis cette fameuse soirée d’août 2017. Cette soirée où j’ai su, mais je n’ai pas voulu. Cette soirée, où heureusement, quelqu’un d’autre a su et a voulu à ma place.


Comme tous les matins, j’essaie de suivre rigoureusement ma routine.
« C’est la première clé vers la réussite, avait clamé ma psy. »
Me lever à la première sonnerie du réveil, aérer la chambre, m’habiller – je me sens déjà fatiguée – laver mon visage, me coiffer, mettre la table…
– Toute la journée est encore devant moi : il n’est que 7h…
Mais pour la première fois, une autre pensée me vient : me battre ; savoir et vouloir.
Je réveille mon garçon. Il sent bon l’endormi et la pénombre de sa chambre me fait du bien. Je respire, j’ouvre grand les yeux comme pour absorber toute cette paix, la paix d’une chambre d’enfant le matin tôt, quand les rêves sont sur le point de s’enfuir.
– Raphaël, tu as bien dormi ? Il fait « oui » de la tête.
– Je te sers fort pour te dire que je t’aime. Tu sens comme je te sers fort ? Il fait « oui » de la tête.
Notre table de petit-déjeuner est multicolore. « Micolore » comme dirait Raphaël. Mais sur la table, il y a aussi d’autres couleurs : bleu, turquoise et rose. Des couleurs qui me laissent un goût amer dans la gorge. Je lève les yeux de mon bol de café et je regarde Raphaël engloutir son petit-déjeuner. Romain est déjà parti au travail. Sur mon assiette, il a laissé un mot, comme à son habitude : « je t’aime et je ne suis pas le seul ».
Toute la journée est encore devant moi et c’est à moi de la construire. De la construire pour moi et pour Raphaël. Je n’ai pas d’imagination. Je fais traîner le petit-déjeuner en longueur. C’est une stratégie que j’ai adoptée depuis plusieurs mois : je gagne du temps ou plutôt j’essaie d’en perdre le plus possible. Les repas, la sortie au parc, la sieste, le jeu avec les voitures, le goûter, les puzzles, une histoire, une autre histoire, le gâteau fabriqué ensemble, la pâte à modeler, encore une histoire… la journée passe et je m’ennuie. Je perds du temps pour fuir mon ennui, mon envie de rien, mon dégoût de moi. Et dans cette course au temps, j’essaie de ne pas entendre toutes ces voix qui me disent combien Raphaël est chou, qu’il faut en profiter, qu’il va grandir, que c’est tellement beau, les enfants à cet âge. Je cours, je cours comme pour dépasser le temps, pour le prendre de vitesse. Je cours, je cours à en perdre haleine et plus je cours plus les voix se font fortes, crient, hurlent presque.
« Arrêtez ! ARRÊTEZ ! »
Silence.
Je regarde mon enfant. Ses yeux sont grands ouverts, comme s’il voulait, par son regard, absorber toute la clameur de mon cri. Je regarde autour de moi. Je suis seule, seule avec lui. Je reprends pied. Je m’assois à côté de lui et tente de trouver les mots pour lui expliquer. Mais lui expliquer quoi ? Que je m’ennuie, que la vie ne fait pas sens pour moi telle qu’elle est aujourd’hui ? Telle qu’elle était hier ? Et qu’elle sera probablement demain ?


« Alors, par quoi commence-t-on aujourd’hui ? »
Les orchidées sont toujours là et toujours aussi mauves, tranchant avec la blancheur de son bureau. Aujourd’hui, j’aimerais lui parler de son mauvais goût en matière d’agencement des couleurs. Mais je m’entends lui répondre :
« L’autre jour, Raphaël, mon fils, m’a demandé de l’eau à table. Je m’étais déjà levée quatre ou cinq fois pour répondre à ses besoins et quand j’ai apporté l’eau à table, il est entré dans une colère parce que je n’apportais pas l’eau dans la cruche qu’il voulait…
– Comment avez-vous réagi ?
– J’ai essayé de lui expliquer que l’important n’était pas la cruche mais l’eau, que j’étais fatiguée et que je ne souhaitais pas me lever une fois de plus. Et après, j’ai perdu mes moyens. J’ai repensé à des choses d’il y a longtemps, à ces oranges qu’on offrait pour seuls cadeaux à ma maman pour Noël, aux réfugiés de la guerre du Liban qui meurent de soif, aux gens dans la rue qui ont froid… et au fait que moi, j’ai un petit garçon qui fait une colère parce que la cruche qui contient de l’eau potable n’est pas assez belle, pas assez grande, pas assez comme il aimerait… »
Et j’ai versé de l’eau, calmement dans le verre de mon fils. J’ai versé l’eau jusqu’à en faire déborder le verre. L’eau a ruisselé sur la table, et de la table sur les habits de Raphaël et jusque par terre. Et je me suis vue, comme de l’extérieur. Je tenais encore la cruche en main et l’eau continuait d’en couler, comme si ma colère se déversait lentement jusqu’à créer une grande mer. Et puis, j’ai lâché la cruche. Mille morceaux par terre. Mille morceaux brillants qui miroitaient dans l’eau renversée. Et j’étais calme. Raphaël avait les yeux grands ouverts. Peu à peu, ils se sont remplis de larmes.
Silence. Les tiges des orchidées sont immobiles.
« Je m’ennuie vous savez. Ce n’est pas juste passager. C’est l’impression que la vie ne fait pas sens ou plutôt que je ne fais pas sens…
– Depuis quand avez-vous ces impressions ? »
Je plonge en moi-même. Immersion dans le monde coloré de mon enfance où l’odeur acidulée du sumac se mêle à celles de l’ail fraîchement pressé et des aubergines grillées. Le Liban et son littoral bordé de maisons colorées et d’immeubles colossaux s’accrochent à la surface de ma mémoire. Cet étonnant mélange de roches naturelles et de béton léché par l’écume de la mer rappelle à mon souvenir les sons et les odeurs de mon enfance. Rien de ce côté-ci. Je reprends ma respiration : les profondeurs de mon adolescence sont plus sombres, il y a des récifs dangereux et de recoins obscurs. Le retour en France, le lycée, Romain, la naissance de Raphaël…
« Depuis longtemps j’ai cette impression de vivre en apnée et j’attends de pouvoir remonter à la surface. Parfois, je crois que j’ai coulé bien trop profond, bien trop loin. Parfois, j’ai l’impression qu’on m’y retient, comme si une sorte de pieuvre m’y enchaînait.
– C’est pratique de penser ainsi. Ça vous évite l’effort de devoir nager pour remonter… »
Les orchidées se remettent à trembler. Pourquoi, je lui raconte tout ça ? S’imagine-t-elle que je vais pouvoir m’en sortir seule, remonter à la surface seule, me délivrer des tentacules de ma pieuvre toute seule ?
Ma pieuvre… Oui, c’est devenu la mienne. Comme si, en échange du fait qu’elle me retient prisonnière, enfermée dans ma mélancolie, j’avais un peu le droit de la posséder. Une sorte de contrepartie, de contrat tacite entre elle et moi. Petit à petit, j’ai commencé à lui parler, à lui trouver un côté presque attachant. Finalement, je lui ai donné un nom : Magellan.
En réalité, ce n’est pas une pieuvre à proprement parler, c’est un calamar. Un calamar colossal, de ceux qui vivent dans l’océan austral, où il fait si froid et si sombre.
Chaque fois que je replonge plus profondément, que la tristesse me saisit et que ses tentacules se referment sur moi un peu plus, je me dis que Magellan est de retour et qu’il m’emmène plus bas, là où personne ne pourra plus m’atteindre.
Pour combattre mon ennui, je me suis documentée sur ces animaux des profondeurs abyssales. J’ai rempli mon cerveau d’une multitude d’informations fascinantes sur les céphalopodes et les mollusques, sur l’Antarctique et les explorations polaires, sur Magellan et la route des épices, sur la météorologie, les courants marins et le vortex polaire. Plus je me nourrissais, plus mon calamar me donnait du mou.
Je me sentais bien.
« Vous vous sentiez juste bien ? »
La voix de ma psy me ramène à la réalité. Je ne suis pas là pour discuter des récentes découvertes en matière de calamars.
« Je me sentais bien. Oui. Et un peu coupable aussi…
– Vous pouvez développer ? »
Plus je me documente sur les calamars, moins je passe de temps avec mon fils, moins je m’occupe de la maison, moins je suis présente. Ma culpabilité se compte en nombre de miettes qui traînent sur le tapis du salon, à l’épaisseur de la couche de poussière, au nombre de fois où Raphaël m’appelle avant que je ne lui réponde, à mon mari qui me trouve distante.
« Je vous laisse une question avant de partir : est-ce bien vous que vous nourrissez ? »


Autour de la table, tout est serein ce soir. Romain se risque à poser la question qu’il semble ruminer depuis quelques minutes.
« C’est quoi la phrase du jour de la psy ?
– Je lui ai parlé de Magellan. »
Magellan, c’est aussi un nom de code entre Romain et moi. Cela me permet de dire en trois syllabes ce qu’avant j’exprimais en une demi-heure. C’est aussi une manière d’épargner Raphaël et de mettre à distance les émotions quand ce n’est ni le moment ni le lieu.
« Qu’est-ce qu’elle a dit ?
– Je ne suis pas allée jusqu’à lui dire que je lui avais trouvé un nom. Déjà qu’elle me prend un peu pour une originale, là ça aurait été le summum ! Elle m’a dit que c’était une façon de me déresponsabiliser. En un mot : il est bien pratique ce Magellan !
« Elle a peut-être raison ? Qu’est-ce que tu en penses ? »
Désemparée par la question, je réagis au quart de tour.
« Je pense que ce n’est pas toute seule que je pourrais m’en sortir… Qu’est-ce que vous croyez tous ? Que c’est facile ?
– Je suis là avec toi, chuchote Romain, et Raphaël aussi. On est là. Bien-sûr, on ne comprend pas tout. Mais on veut avancer avec toi. On est une équipe, rappelle-toi. »
Je retiens mes larmes.
Raphaël raconte ses exploits de la journée tout en mangeant sa fondue au chocolat. Il a beaucoup de joie à tremper ses fruits dans le chocolat puis dans les copeaux de noix de coco. Le manteau noir se couvre de neige. Subitement, j’ai froid.
« J’ai croisé Magda aujourd’hui, me dit Romain après un moment, elle pense beaucoup à toi. Ça fait longtemps que tu ne l’as pas revue ?
– Oui, c’est vrai. Tu sais, c’est difficile pour moi de revoir les gens de l’Église. Qu’aurais-je à leur dire ? Je ne veux pas de conseils supplémentaires… je me sens épuisée.
– Magda est différente, tu sais combien elle est bienveillante. Je t’encourage à l’appeler un de ces jours. Allez, va te reposer, je vais débarrasser la table. »


Magda loge dans une maison à l’autre bout de la ville. Cette ville que j’habite depuis mon retour du Liban, il y a 15 ans. Je suis passée d’un village du Moyen Orient en bord de mer, à cette grande ville un peu terne. Surtout en hiver.
En marchant dans les rues mouillées par la pluie, je me rappelle avoir entendu une petite fille interviewée à la radio. Elle parlait de ses vacances et de ses impressions quand elle arrive dans cette grande ville d’Europe. Elle est comment la ville ? « Allongée, elle est allongée ». Je souris intérieurement ; je sais que j’aurais très bien pu faire cette réponse.
Et comme toujours, il y a ces voix moqueuses : une ville ça n’est pas allongé, c’est grand, c’est impressionnant, c’est peuplé, bruyant, vaste à la limite, mais pas allongé…
« Allongée, reprend la petite fille, elle est allongée, parce qu’on a beau avancer, regarder loin, en arrière ou en avant, on n’en voit pas le bout… »
Et je me prends à penser que ma maladie, ma mélancolie, mon Magellan est comme ça : allongé… on a beau avancer, regarder loin, en arrière ou en avant, on n’en voit pas le bout.
Tout en marchant, je commence à entrevoir que ce voyage qui débute dans ces rues ternes et qui me conduit devant la porte de Magda, va petit à petit m’emmener hors de cette ville allongée, de cette ville morte, pleine de souvenirs, de cette ville qui pour le moment m’entoure, m’encercle et me donne l’impression de me protéger… De me protéger avec ses murailles épaisses, ses tentacules énormes. De me protéger ? Ou de m’emprisonner ? Pour la première fois, je comprends que l’un ne va pas sans l’autre. Mon bouclier ressemble à une cuirasse qui m’empêche d’avancer et qu’il me faut quitter.
J’ai peur.
Il est presque seize heures quand j’arrive devant la porte de Magda.
En l’apercevant j’essaye de réfréner le mouvement de recul dont je suis saisie. Elle a l’air tellement vieille.
Chez elle, je me sens bien. La lumière est chaude, comme s’il n’y avait pas qu’une seule source mais qu’elle émanait de chaque objet. Je ferme les yeux un instant. Tout est silencieux ou presque : on entend le sifflement discret d’une bouilloire, le battement régulier du balancier d’une horloge, et de temps en temps, le parquet craquer. Tous ces petits bruits insignifiants du quotidien m’assurent qu’ici, tout va bien, que tout est normal, et que je peux avoir confiance. Ici, pas d’orchidées roses ou de bureau blanc. Il n’y a que les traits fatigués mais bienveillants de Magda qui m’invitent à dire ma vie.
Je rembobine : Août 2017, l’hôpital, la panique, la tristesse, le froid, la psy, ses orchidées et ses questions, mes insomnies, les médicaments, Magellan et ses tentacules… et cette phrase qui m’accroche : « vous ne savez pas vous battre ».
« Magda ? »
La vieille dame lève son visage ridé vers le mien et ses yeux me regardent intensément.
« Tu dois savoir te battre, toi ? Comment fait-on ? »
Dehors, il pleut – averse.
Sa voix douce tente de passer par-dessus le bruit de la pluie sur les carreaux.
« Je crois que pour aujourd’hui tu as fait de grands pas : tu as envie d’avancer, c’est juste que tu ne sais pas encore comment. Moi aussi j’ai eu mes Magellan, mes calamars et mes villes fortifiées. Je te raconterai ça quand tu reviendras. En attendant, j’ai quelque chose pour toi. »
Elle ouvre le tiroir d’une commode et me tend une carte.
« Tu as fait beaucoup de recherches sur ton calamar. C’est bien d’avoir le goût du savoir, l’envie de creuser, mais il faut savoir où chercher. Il est temps maintenant de savoir et de vouloir. Tu liras ce verset chez toi et on en reparlera la prochaine fois. »
Le soir est déjà tombé quand je me retrouve dans la rue. Je suis pressée de rentrer, de commencer mes nouvelles recherches, d’avoir à nouveau quelque chose pour tromper mon ennui. Malgré cette excitation, je sens comme une lourdeur en moi. Aurais-je dû partager tout cela avec Magda ? Un verset ? Au fond de moi, je suis un peu déçue. Serait-ce encore un remède de vieille dame ?


J’ouvre l’enveloppe et en retire la carte de Magda.
« Elle se rit de l’avenir. » Proverbes 31.25
Je relis.
Proverbes 31… et je pense en moi-même au portrait que dresse ce poème : celui de cette femme dite parfaite, bienheureuse, sage. Et je suis déçue.
Je relis à nouveau le verset : elle se rit de l’avenir.
L’avenir…
Je n’arrive même pas à envisager la prochaine heure. Le bruit que fait Raphaël en tapant sur son xylophone m’est insupportable. Il chante à tue-tête depuis un quart d’heure. Les mots se suivent les uns après les autres sans réel sens. Il ne fait que répéter ce qu’il a entendu dans la journée ; c’est sa collection du moment, sa récolte du jour.
« Echelle, riz, potage, pâte, cailloux, dodu… »
Il s’arrête sur ce mot, entendu chez le boucher, ce matin. Et le répète inlassablement, comme pour bien en saisir les contours : dodu, dooooodu, dodu…
Je quitte la pièce pour m’allonger dans le canapé du salon. Je ferme les yeux et respire pendant que le semi-silence s’installe. De loin, je l’entends encore faire ses gammes sur son xylophone et égrener son collier de mots.
Je me suis endormie.
« Oui, maman, le boucher donne une saucisse bientôt ? »
Raphaël vient de me réveiller avec une de ses questions existentielles. Dans cet espèce de demi-sommeil, je marmonne quelque chose, tente de me retourner pour continuer de dormir mais Raphaël a autre chose en tête.
J’ai l’impression d’être une maman opossum qui balade tous ses bébés sur son dos à longueur de journée… Je suis épuisée.
Au dîner, je partage cette impression avec Romain.
« Il ne faut peut-être pas exagérer ! La maman opossum transporte une dizaine d’enfants à la fois alors que nous, nous n’en avons qu’un…
– N’empêche que c’est mon ressenti. Je n’ai pas la patience d’une maman opossum. Je fais avec ce que je suis.. »
Le repas se termine dans le silence. Celui des adultes parce que Raphaël, lui, s’est remis à chanter.
L’avenir. En rire ? Quand moi je ne sais que pleurer sur mon passé et que je ne rêve que d’un non-présent ?
L’avenir… ce qui est à venir. Qu’y-a-t-il qui soit à venir que je ne redoute pas ?
Je suis celle qui se morfond sur son passé quand celle que tout le monde loue comme étant la femme parfaite, se rit de l’avenir.
Ma colère refait surface comme un sous-marin. Des vagues d’eau salée surgissent, éclaboussant tout autour de moi. Un tsunami fait rage dans ma tête.
Je ne veux pas être cette femme. Je veux qu’on me laisse tranquille, qu’on arrête de vouloir me changer, de me vouloir parfaite !
Ma colère grossit devant ce mensonge. Si ! Au fond, j’aimerais pouvoir être libérée de mon calamar colossal, aimer le présent et me rire des jours à venir. J’aimerais être comme elle – libre de rire. Mais je ne veux pas le chemin qui se dessine devant moi.
Je veux le résultat sans la marche. La belle vue sur la montagne sans l’effort de la montée, la victoire sans la course…


« Tu sais Magda, je n’ai pas eu le cœur d’ouvrir ma Bible. Je n’y perçois plus que des critiques, des textes moralisateurs… je me sens jugée. »
Je regarde Maga, j’attends les reproches.
Ils ne viennent pas. Alors je me risque à lui dire :
« J’ai lu le verset qui était écrit sur la carte que tu m’as donnée. Mais je ne suis pas allée plus loin. Je n’ai pas envie de parler de l’avenir…
– De quoi as-tu envie de parler ?
– De Magellan. J’aimerais que tu comprennes à quel point c’est dur, à quel point il m’emmène loin, trop loin, à quel point je perds pied et que parfois, je me dis que les profondeurs abyssales de l’océan glacé valent mieux que cette vie sur terre.
– Tu veux parler de la mort ? Tu peux le dire, tu sais. Ici, rien n’est tabou.
– Oui… la mort ou peut-être simplement la non-existence.
– Ce n’est pas tout à fait pareil. Mais passons. Parle-moi de ton Magellan. »
A nouveau, je me sens bien. Mon attention est focalisée, je m’emballe, je parle vite.
J’explique combien cette créature est fascinante et mystérieuse à la fois. J’explique que les scientifiques n’ont jamais pu voir un spécimen adulte mâle, car il ne vit que dans les plus lointaines profondeurs de l’océan, que leurs recherches n’ont mis à jour cet animal qu’à partir des restes retrouvés dans les estomacs des baleines et des orques. J’explique que récemment, une jeune femelle a été pêchée dans la mer de Ross. Le poisson qu’elle tenait fermement dans ses tentacules venait d’avaler l’hameçon d’une ligne de pêche. J’explique les découvertes permises grâce à cette pêche miraculeuse : cet énorme calamar de plus de 10 mètres possède deux tentacules et huit bras gigantesques qui forment une couronne autour de son bec. A l’approche d’une proie, il déploie ses tentacules, attrape le pauvre poisson, l’enserre de ses 8 bras et le grignote tranquillement à l’aide de son bec.
Je parle de sa force, de sa queue majestueuse, de ses dents et crochets situés sur les ventouses de ses tentacules. Je parle de ses yeux énormes – les plus grands du règne animal, de la taille d’un ballon de foot. J’explique qu’il possède un photophore oculaire lui permettant de générer suffisamment de lumière pour éclairer ses proies lors des attaques. J’explique, j’explique, j’explique.
J’explique que ma tristesse, ma mélancolie, ma dépression – comme l’appelle ma psy – est comme cet animal étrange et fascinant. Par moment, il se rétracte dans les abysses et ne donne plus signe de vie. Puis la faim se fait à nouveau sentir et il retourne chasser. J’explique que je me sens impuissante devant lui, comme ces poissons qui ne le voient même pas surgir devant eux. Comme eux, la tristesse m’attrape, m’encercle, m’enserre. J’ai l’impression qu’avec son bec, il m’aspire – aspire ce qui reste de vie, d’énergie en moi. Il me vide…
Il n’y a pas d’issue. Il n’y a pas de bateau de pêche qui, comme dans la mer de Ross, pourrait me faire remonter à la surface, attraper mon calamar et en finir une fois pour toutes. Il n’y en a pas…
Magda sourit.
« Tu l’aimes bien ce calamar…
L’odeur de la tisane de camomille remplit le salon de Magda. Sur les murs, de gigantesques masques d’Afrique semblent nous écouter.
– Parle-moi du bateau de pêche. Que sais-tu sur lui ?
– Pas grand ’chose. Je crois que c’était un bateau russe… c’est tout ce que je sais.
– Tu vois, me dis doucement Magda. Tu attends un bateau, un bateau-sauveur et pourtant ce sur quoi tu fixes tes yeux, ton attention et ton cœur, c’est Magellan. Tu regardes du mauvais côté… C’est bien de connaître ses ennemis, ses adversaires et ses détracteurs mais avant tout, il te faut chercher à connaître ce bateau de pêche qui te fera remonter à la surface… »
Tu as eu du mal à plonger tes yeux dans ce verset parce que Magellan ne t’offre pas d’avenir. Le bateau de pêche t’en donnera un.
Quand tu seras rentrée chez toi, relis ce verset, concentre toi sur ce bateau de pêche : qui est-il ? Que t’offre-t-il ? Comment monter à bord ? Tourne tes yeux vers la surface de l’eau et non plus vers les profondeurs obscures de l’océan.
Silence. Les larmes coulent sur mes joues. Les grands yeux des masques africains me regardent toujours, mais sans que cela ne me dérange. Ils sont comme Magda – mystérieusement doux.
Magda reprend doucement :
« Ce ne sera pas facile… Magellan t’offre aussi beaucoup de choses auxquelles il te faudra renoncer si tu veux pouvoir revoir le soleil… »
Le silence s’installe pendant que sèchent mes yeux humides.
« Nous avancerons un pas après l’autre. Courage, je suis avec toi. »


Tout est silencieux. Anormalement silencieux.
Et tout est noir aussi. Anormalement noir. D’un noir dont l’opacité n’est pas complète : je discerne des ombres, des contours, des cavités et des anfractuosités.
Je ne sais pas pourquoi je suis là. Je suis là, c’est tout. Dans le noir et le silence.
J’étends ma main pour toucher un mur. Je me cogne. Le mur est plus proche de moi que je ne le pensais. Il est froid. Je retire ma main.
J’essaye d’écarquiller les yeux pour mieux voir. Les mêmes ombres, les mêmes recoins. Je me retourne pour regarder derrière moi. Je n’aperçois rien, tout est uniformément noir. J’avance un pied en direction de l’espace qui m’est offert. J’ai beau ouvrir les yeux, je ne vois plus rien. J’avance, les mains en avant, au cas où je rencontrerais un nouveau mur. J’ai froid. Je ne comprends pas où je suis, ce que j’y fais. Je commence à avoir peur. Et j’avance toujours, mains en avant.
J’ai froid. La présence du mur me paraît maintenant plus rassurante que cet espace infiniment noir devant moi. Je veux revenir en arrière. Je me retourne pour revenir vers le mur. Dans la précipitation, j’ai laissé mes bras retomber le long de mon corps. Je fais un pas dans la direction du mur et le coup que je reçois en plein visage m’assomme presque. Je me laisse glisser à terre. Je pose mes mains devant moi. Le mur… je remonte avec mes mains le long de celui-ci. Il est froid. Mais surtout, il est là. Il est là, tout contre moi, alors que je suis sûre d’avoir marché vers le néant pendant au moins un kilomètre. On dirait que le mur a avancé derrière moi tout ce temps. Le mur me suivait… Un grand frisson me parcourt le dos. Derrière moi le mur, devant moi le néant. Je respire fort, je veux courir et en même temps rester ici. Je porte les mains à mon visage. Elles sont imprégnées d’un liquide visqueux. Je n’y vois rien. Mon nez doit saigner à la suite du choc avec le mur. Je me sens prise au piège, enfermée sans l’être vraiment. J’ai peur. J’ai peur parce qu’il n’y a personne mais à cette seule pensée, je me rends compte que j’aurais bien plus peur de sentir la présence de quelqu’un près de moi. L’évocation de ce quelqu’un m’angoisse. Je me mets à trembler. J’aimerais appeler à l’aide. Qui ? Je crie, je crie de plus en plus fort.
Romain, Romain, Romain
Mais seul l’écho me revient.
Romain, Romain, Romain, ROMAINNNN !
J’ouvre les yeux. Il est là devant moi et me secoue dans tous les sens.
« Réveille-toi, réveille-toi. Ce n’est qu’un cauchemar. C’est fini. C’est fini, tu entends ? »
Je fais « oui » de la tête. Dans la chambre, la lampe de chevet dégage une lumière rassurante. La couette et l’oreiller sont particulièrement doux et la présence à la fois forte et bienveillante de Romain m’apaise. Je suis exténuée. J’ai transpiré.
Dans la douche l’eau chaude m’enveloppe. Je m’accroupis, trop fatiguée pour tenir debout. Et je pleure. Eau douce contre eau salée…


Elle se rit de l’avenir.
Ce que me demande Magda est au-dessus de mes forces. Le souvenir du cauchemar s’accroche à moi et les mêmes frissons me font encore trembler. Romain est parti au travail, en me laissant un mot sur l’assiette : « Dieu est plus puissant que tes rêves ».
Raphaël dort encore et je n’ai pas le courage de le réveiller.
Je n’ai pas envie d’ouvrir ma bible et de me retrouver face à cette femme de Proverbes 31, cette femme active, sans paresse, sage, honorable. J’ai honte de moi… moi qui suis avachie sur le canapé, sans force et sans énergie.
Me battre. Savoir et vouloir.
Mais aujourd’hui, tout ce que j’ai, ce à quoi je peux m’accrocher, c’est ce verset que je répète sans cesse.
L’avenir. L’avenir ?
L’avenir… C’est quand Raphaël se réveillera et qu’il aura faim.
C’est quand nous irons faire les courses.
C’est quand Romain rentrera ce soir.
C’est demain…
C’est dimanche, quand se posera encore la question, comme chaque semaine, de ma venue à l’Église.
C’est la semaine prochaine et la suivante et le mois qui suit… c’est une sorte d’infini sans issue. C’est une sorte de néant noir, comme celui de mon rêve… Devant moi, l’infiniment noir, derrière moi le mur.
J’égrène mon avenir… et je n’ai pas envie d’en rire.
J’imagine cette femme se rire de l’avenir. Il y a à la fois cette idée joyeuse du rire et en même temps, le courage, la force de celle qui n’a pas peur des jours à venir, qui ose les affronter, les défier même.
La joie et le courage.
Joie et courage : je me revois petite, dans les rues d’Anfeh, le village de mon enfance au Liban. Je riais alors, avec mes frères et mes sœurs. Nous courions le long des digues des marais salants, et jusque sur la petite péninsule qui s’étirait sur la mer. Parfois, nous nous asseyions à côté des paludiers. Je me souviens de leurs mains travaillées par le sel, de leurs pieds nus et de leurs visages burinés par le vent et le soleil. Et pourtant, ils riaient. Ils parlaient vite, dans cette langue qui peu à peu s’échappe de ma mémoire et que pourtant petite, je parlais. Ils étaient pleins de joie et de courage, les paludiers de mon enfance. Souvent, le week-end, nous allions dans l’arrière-pays, dans la vallée de Qadisha où grandissent les derniers cèdres du Liban. C’est là que j’ai les meilleurs souvenirs de cache-cache.
Le soir avant le coucher, papa nous emmenait une dernière fois sur la plage pour voir les vagues aller et venir dans le couchant du soleil.
« C’est la Mer Méditerranée, me rappelait souvent papa, si tu plisses très très fort tes yeux, tu pourrais peut-être apercevoir les plages de Chypre. »
Et j’avais l’impression d’être à la fois proche de tout et loin de tout. Devant nous, il y avait cet horizon vide et dont on savait pourtant qu’il était plein d’autres pays, d’autres continents, d’autres villes.
L’avenir, c’est une sorte d’horizon.
Moi je n’y vois qu’une ligne vide et pourtant il est plein.
Comme j’aimerais avoir quelqu’un à côté de moi, qui pourrait étirer son bras, pointer du doigt à l’horizon et me dire : tu vois, ici c’est la mer Méditerranée, et au loin, très loin là-bas, si tu plisses très très fort tes yeux, tu verrais sûrement les côtes de Chypre et celles de la Turquie.
Je ne ris pas de l’avenir parce que je ne vois que la masse d’eau devant moi, infinie et vide. Un peu comme le néant noir de mon rêve de la nuit dernière. Un peu comme toute l’eau qui s’amasse au-dessus de ma tête quand Magellan m’amène dans les profondeurs de l’océan glacé.
Soudainement, j’ai envie !
J’ai envie de découvrir que mon horizon n’est pas juste un vide infini, qu’il y a des côtes, des plages, et des terres à découvrir. J’ai envie de savoir que je ne nage pas dans la mer de ma mélancolie sans espoir, mais qu’il y a devant moi un endroit où arriver. Un bateau de pêche où être arrimée.
J’ai envie d’être cet explorateur de terres inconnues, ce voyageur infatigable, ce navigateur téméraire. J’ai envie d’être Magellan, le vrai, celui qui a, pour la première fois de l’histoire, fait le tour de la terre, ouvert de nouvelles voies à la navigation, découvert le détroit qui porte son nom. J’ai envie, plus que je n’ai peur, de savoir et vouloir l’avenir.
Magda a raison, je ne connais pas assez ce bateau de pêche.
Mais par où commencer ?


La mer devant moi se remplit peu à peu et l’archipel se dessine petit à petit. Mon horizon n’est plus complètement vide : il se peuple d’îles et d’atolls. Mon quotidien me semble un peu plus léger. Doucement, lentement, je découvre que je peux trouver de la joie en jouant aux Lego avec Raphaël. Et très doucement, très lentement des gouttes de joie tombent dans l’océan de mon ennui.
Parfois, les eaux montent en moi et je me sens comme détachée du continent, comme à la dérive, comme une île – presque. Et mes larmes coulent toutes seules.
Pourtant, je commence à entrevoir qu’il y a de l’espoir au-delà de la ligne d’horizon.
Et je souris.
Je ne ris pas encore mais je sais, maintenant, que ce n’est plus qu’une question de temps.
Magda continue de m’ouvrir sa porte. Les masques africains de son salon sont les témoins silencieux de mon chemin. De ce chemin vers le rire, vers la joie. De ce chemin dont j’avais dit, la première fois, que je n’en voulais pas.
Magda m’invite à marcher sur ce chemin, ce chemin avec Dieu.  Elle ouvre sa bible, elle joint ses mains et elle me parle de l’Église, cette grande famille où tout le monde est en marche.
Aujourd’hui, elle me parle de Jacob en route vers le pays promis. Derrière lui, il y a Laban, son oncle manipulateur. Devant lui, il y a Esaü, son frère plein d’amertume, décidé à le tuer. Derrière lui, le passé tordu, compliqué et médiocre et devant lui, un avenir qui semble fait de batailles, de souffrances et de mort. Pourtant, Jacob marche. Il avance vers Esaü. Il va à sa rencontre.
Cette fois, j’ai apporté ma bible et je l’ouvre. Magda sourit.
Moi aussi, je marche et j’avance à la rencontre de quelqu’un.
Je lis l’histoire de Jacob en Genèse 32. Jacob marche, la peur au ventre car il a appris qu’Esaü avance au-devant de lui avec 400 hommes. Jacob non plus ne se rit pas de l’avenir et pourtant il est en marche. Il a décidé d’aller et il va.
Magda me regarde travailler le texte ou plutôt, être travaillée par le texte. Elle me regarde assembler les pièces du puzzle de cette grande histoire qui commence dans un jardin, rempli de la présence de Dieu et qui s’achève sans jamais prendre fin, dans une ville ouverte, pleine de la présence de Dieu. L’arc s’étend d’une création à une autre et pourtant, entre le jardin et la ville, il y a cette faute qui déchire, casse et crevasse l’entièreté de la création et des relations. Nous voilà séparés de Dieu. Derrière nous, le jardin est fermé. Devant nous, il y a la terre aride remplie d’épines et de ronces. Derrière nous, le mur ; devant nous l’échec, la souffrance et la mort.
Et pourtant, je vois un autre chemin se dessiner. Celui sur lequel est en train de marcher Jacob. Celui de l’humilité et de la confiance.
Pour la première fois, Jacob prie. Et sa prière résonne en moi. Il ose dire à Dieu :
« J’ai peur et pourtant tu as dit : Je te ferai du bien. »
Je regarde Magda.
« Je veux prier comme Jacob et être de ceux qui savent rappeler à Dieu ses promesses, qui savent lui dire : j’ai peur et pourtant c’est toi qui m’as dit…
– Oui, Jacob m’a appris à prier. Il y a beaucoup de choses dans cette prière.
La pièce est à nouveau silencieuse. Puis Magda reprend :
– Quel est le commandement auquel tu es en train d’obéir et pour lequel tu voudrais dire à Dieu : « J’ai peur ».
– Ces derniers temps, je repense beaucoup à cette soirée de l’été 2017. Celle où j’ai su mais où je n’ai pas voulu. Je n’ai pas voulu la vie – ma vie, telle que je pouvais la percevoir. Pourtant Dieu me dit : « choisis la vie, afin de vivre ». La vie éternelle, oui, mais cette vie éternelle commence ici, maintenant, dans ma vie de tous les jours. « Choisis la vie » : quel commandement difficile pour moi !  Choisir la vie, la vie d’aujourd’hui, de maintenant, celle où je m’ennuie, celle qui peine à se remplir de joie. Parfois, découragée, j’ai envie d’abandonner. Parfois, la colère gronde en moi et j’ai envie de refuser cette vie. Dans ces moments-là, quand Magellan revient à la charge, quand il est plus facile de se laisser emporter que de lutter, j’ai envie de pouvoir prier comme Jacob.
– Quelle est la promesse que tu veux rappeler à Dieu quand tu doutes ?
– Dans ces moments-là, je me sens seule. Si seule. Je veux lui rappeler qu’il m’a promis de ne jamais m’abandonner. Je veux lui dire : « Je choisis la vie, mais j’ai peur et pourtant, toi tu m’as dit n’aies pas peur, je suis avec toi ».
– Et il est avec toi. »
Magda sourit et referme sa bible.


Plus je lis ma bible et plus mon regard sur les textes se renouvelle.
Certains mots m’accrochent ou plutôt s’accrochent à moi, s’agrippent et m’enlacent. Cela ressemble un peu à la sensation que j’avais quand Magellan refermait sur moi ses grands tentacules et pourtant, je sens-là une grande bienveillance. Ce n’est plus Magellan qui se nourrit de moi, c’est moi qui me nourris de ces mots, de cette parole. Au lieu de me sentir dévorée, vide, détruite, je me sens exister, construite, édifiée.
Il est 5h30 du matin quand je me réveille. Je quitte la chambre discrètement.
Dans la pénombre du salon, j’allume une bougie et j’ouvre ma bible.
L’image de Jacob marchant vers Esaü m’accompagne.
D’autres aussi ont marché de cette même manière. Le fils prodigue par exemple, dont Jésus raconte l’histoire en empruntant une phrase à celle de Jacob : Alors qu’il était encore loin, son père le vit et fut rempli de compassion, il courut se jeter à son cou et l’embrassa (Luc 15.20). Esaü lui aussi a couru à la rencontre de Jacob, l’a étreint, se jetant à son cou et l’embrassant.
J’apprends que l’avenir n’est pas toujours vide comme un océan sans fin ou toujours plein de ronces et d’épines.
Jacob marche. Le fils prodigue marche et tous deux réfléchissent.
Jacob pense qu’il pourrait apaiser la colère de son frère en le couvrant de cadeaux.
Le fils prodigue, lui, décide de demander pardon et de s’abaisser au rang de serviteur.
Jacob prend ce qu’il a sous la main : des vaches, des chamelles, des chèvres, des boucs, des ânes… C’est un vrai trésor qu’il dépêche au-devant de lui. Jacob envoie ses cadeaux, troupeau par troupeau et chacun des serviteurs qui accompagnent les troupeaux-cadeaux a ordre de dire, en arrivant à la hauteur d’Esaü : « Jacob marche derrière nous ».
Et une phrase retient mon attention. Elle détonne, elle sonne, résonne. Je ne sais pas l’expliquer : elle tambourine dans ma tête et me retient là, m’empêchant de lire davantage.
« … et le cadeau passa devant lui. »
Le cadeau, littéralement l’offrande, passa devant lui, devant Jacob…
Et lui, Jacob, marche derrière, à la suite de l’offrande.
Jacob a un frère en colère, le fils prodigue a un père en colère.
Fondamentalement, je reconnais que j’ai, moi aussi, devant moi, un Dieu en colère.
Et je vois que comme Jacob, à qui Dieu a dit « retourne dans ton pays », comme le fils prodigue, tombé au fond du trou, Dieu m’a mise en route sur le même chemin.
Et je me répète cette petite phrase : “Et le cadeau, l’offrande passa devant lui”. Une offrande pour couvrir les fautes – comme un écho au propitiatoire, au couvercle du coffre de l’alliance, plus tard dans le désert. Une offrande pour apaiser la colère.
Une demande de pardon d’un fils qui n’a plus rien, à un Père qui a tout.
Je regarde à ma vie et j’ai aussi des regrets… mais ce sont des regrets bien différents. Je regrette de ne pas avoir eu du temps pour moi, de ne pas avoir pu faire ceci ou cela, d’avoir dû m’occuper de la maison au lieu de pouvoir me consacrer à ce qui me plaît vraiment. Je regrette ces temps où je m’ennuie et où je pourrais faire tant d’autres choses intéressantes. Je regrette même parfois, souvent, le temps passé avec Raphaël parce que je n’y trouve pas mon compte…
J’ai honte de moi. Je vois combien ces regrets sont centrés sur moi et combien je recherche mon propre enrichissement, mon propre épanouissement, ma propre sécurité comme Jacob ou comme le fils prodigue avant que je ne les rencontre sur leurs chemins.
Et quand ma satisfaction n’est pas au rendez-vous, la colère monte, la tristesse me submerge et Magellan surgit.
Il est 5h45 du matin et dans ma tête, c’est Beyrouth. Beyrouth et ses bombes, ses coups de fusil et ses champs de bataille. La terre est crevée de trous, le ciel est obscurci par les fumées épaisses et des cris se font entendre de tous côtés. J’ai honte, je suis en colère contre moi-même, j’ai peur. Tout à la fois.
Jacob marche, le fils prodigue marche. Et moi, comment pourrais-je marcher sur ce chemin ?
Soudain, je me raisonne. Ma réalité m’apparaît. Je suis Jacob, Jacob le trompeur, l’envieux. Je suis le fils prodigue en mal de nouveautés, qui en veut toujours plus, qui refuse la vie trop rangée de la maison paternelle. Je suis Jacob et je ne le savais pas.
Dans mon cœur, c’est Beyrouth. Beyrouth et ses remparts détruits, ses maisons saccagées, ses habitants apeurés.
J’ai peur parce qu’à nouveau, je me retrouve prise au piège de ce que je crois être un discours moralisateur qui me dit : « Ce n’est pas bien ta façon d’être, il te faudrait être parfaite ». Je me sens impuissante.
C’est Beyrouth. Beyrouth avec ses routes défoncées, son ciel strié d’éclairs lumineux et ses soldats aux yeux vides.
Doucement, avec Beyrouth déchirée en toile de fond, je me rappelle de ce cadeau qui passe devant Jacob et de Jacob qui marche à sa suite vers son frère en colère.
Et d’un seul coup, je le vois.
Jésus !
Jésus est plus que le cadeau de Jacob.
Il est plus que le cadeau de Jacob, justement parce qu’il ne peut être offert que par Dieu.
Il est plus que le cadeau de Jacob parce qu’il ne me garantit pas seulement une réconciliation avec un frère mais aussi et premièrement avec Dieu.
Je peux vivre en paix avec Dieu, parce que le cadeau est passé devant moi et que je marche à sa suite.
Le cadeau me protège, le cadeau me couvre…
Et je réalise que le cadeau n’est pas simplement passé devant moi. Il est mort. Il est mort à ma place.
Jésus est plus qu’un cadeau, il est le sacrifice.
La maison est silencieuse. De ce silence si particulier du matin qui est en train de se lever et qui annonce une nouvelle journée. Une journée où j’ai appris que je peux marcher vers Dieu parce que je marche à la suite de celui qui, le premier a marché vers le Père, vers son Père, vers notre Père. Jésus est ce cadeau venu du ciel sous les traits d’un bébé, Jésus est ce sacrifice dont la mort me donne la vie, Jésus est cette offrande plus parfaite que celle que je ne pourrais jamais faire et qui plaît à Dieu. Et Jésus marche devant moi.
Aujourd’hui, je comprends qu’il m’est possible de commencer la journée en demandant pardon, en demandant de l’aide, en demandant à être changée, parce qu’aujourd’hui je marche, enfin, réellement, à la suite de mon sauveur.
L’immense montagne qui se dressait devant moi, entre Dieu et moi, vient de tomber dans la mer. Et mon visage est trempé par les gouttes d’eau qui rejaillissent après cet énorme « plouf ». Gouttes au goût de larmes.
Mon chemin s’est aplani, la ligne d’horizon s’est élargie et je viens de l’apercevoir : Là-bas, il est là-bas ! Le bateau de pêche. Il est tout près, en fait, et ses filets sont déjà déployés !
Mes épaules tombent et je ris.


Au dîner, Romain prépare l’assiette de Raphaël.
Tout est serein.
Pour la première fois, j’ai envie de raconter ma journée mais surtout d’entendre leurs histoires. Pour la première fois depuis longtemps, je pose des questions sur leur vécu.
Je me décentre de moi-même et cela me fait du bien.
« Qu’est ce qui t’a fait plaisir aujourd’hui Raphaël ?
– La pâte à moler ! Rouge et bleu. Moi fait des cago !
– Tu as fait des escargots ! Bravo ! »
Romain raconte sa journée et je découvre un peu de son quotidien de directeur d’école.
« Tu as l’air d’aller bien ce soir ? me dit Romain.
– Oui, je vais mieux. J’ai compris beaucoup de choses aujourd’hui. Et en même temps j’ai peur. Magda m’a mise en garde.
– C’est-à-dire ?
– J’apprends petit à petit que je vis dans un entre deux. Oui Magellan n’a plus de pouvoir sur moi, mais il essaie d’en avoir. Elle m’a dit de prendre garde à ne pas tomber dans les pièges du passé en lui laissant reprendre une place qu’il n’a plus.
– Que comptes-tu faire ?
– Je crois qu’il est temps que je retourne à l’Eglise. Ça aussi, ça me fait peur : beaucoup de gens, de bruits, de conseils… mais en même temps, j’ai besoin d’avoir des amies pour m’en sortir, d’autres gens qui marchent sur le même chemin que moi.
– Je serai avec toi, dimanche. Les choses ne vont pas se faire en un jour. Il nous faudra persévérer.
– Oui, je l’ai compris. »
Persévérer même quand on sait qu’il y a une armée de 400 hommes qui marche au-devant de nous. Persévérer malgré la peur, parce que quelqu’un – Jésus – ouvre la voie.


Les semaines et les mois passent.
Les orchidées mauves ne semblent jamais faner et le bureau blanc ne jamais prendre la poussière.
« Que voulez-vous aborder aujourd’hui ? me lance la psy. »
Pourrais-je lui parler de la femme qui se rit de l’avenir ?
Ou de Jacob qui marche à la suite du cadeau ?
Ou du bateau de pêche qui vient d’apparaître sur l’horizon ?
« Petit à petit, je vais mieux. Je le vois parce que je suis plus joyeuse. Je m’ennuie moins. Les choses du quotidien sont moins lourdes. Je prie, je vais à l’Église, j’arrive à lire ma bible plus régulièrement. Je sais bien que ces choses-là ne vous parlent pas, mais pour moi, c’est le signe que je remonte la pente. Parfois, tout de même ma tristesse revient mais c’est passager.
– Huhum, fait-elle en hochant la tête.
– Mais j’ai quand même un peu peur qu’un jour je perde pied, à nouveau comme en août 2017…
– Vous avez dit être plus joyeuse.
– Oui.
– La joie, ça se construit. Qu’est-ce que vous faites pour la construire ?
Je lui parle de Magda, de nos échanges autour de la bible. Elle hoche la tête.
– C’est très bien cela. Quoi d’autre ?
Je lui parle de l’Eglise, des amitiés que j’essaye de nouer.
– C’est super. Les amitiés, c’est très important. Quoi d’autre ?
– Je ne sais pas… c’est déjà bien, non ?
– Oui, c’est un très bon début. Mais votre calamar est très grand et vous l’avez énormément nourri ces dernières années. Maintenant, c’est votre joie qu’il faut nourrir, nourrir et nourrir. Pour la prochaine fois, vous me direz ce que vous avez mis en place pour faire grandir votre joie. »


J’ai de l’entrain. J’ai l’impression de partir à l’aventure, un peu comme Magellan, il y a 500 ans, à bord du Trinidad. Comme lui, j’essaye de m’entourer d’amies. Il y a Magda, bien-sûr, et Elena, rencontrée à l’Eglise. Puis Marie, une ancienne amie du lycée. Il y a aussi Nayla, mon amie libanaise avec qui j’étais à l’école du dimanche, il y a longtemps. Nous nous appelons une fois par semaine pour prier ensemble.
Comme Magellan, j’ai l’impression d’avoir déjà parcouru l’entièreté de l’océan Atlantique et il commence à faire froid maintenant. Les côtes de l’Argentine ne sont pas si hospitalières vers le sud. Par moment, l’angoisse me reprend. Je me sais proche de mon calamar : il aime les eaux froides, la perte de confiance, le doute, la peur… Pourtant, comme Magellan, j’avance à la recherche du passage, du détroit vers le Pacifique. Le Pacifique, l’océan paisible. Comme Jacob, je marche vers la paix et la joie des retrouvailles. Comme le fils prodigue, je marche vers la paix et la fête.
La paix, la joie, la fête…
Le fils prodigue s’en est allé faire la fête dans un lointain pays.
Petite, j’aimais les fêtes, celles du Liban. Je me rappelle des habits multicolores des femmes, des grandes tentures turquoises que l’on fixait pour se protéger du soleil, des pâtisseries dégoulinantes de miel et d’huile, de la musique et des danses.
Le fils aîné, le frère du fils prodigue, lui, n’est pas content. Il aurait aimé faire la fête, lui aussi. Sa fête avec ses amis !  Et il reproche à son père de le tuer à la tâche sans jamais lui permettre de s’amuser. Les odeurs de méchouis me reviennent en mémoire. À Anfeh, pendant que les femmes dansaient, les hommes tournaient le méchoui à la broche.
Enfin, il y a cette dernière fête. La Fête. Celle que le père organise au retour de son fils. Celle où tout le monde est invité. Celle où tout sonne vrai parce que tout est vrai : les rires, la complicité, la joie. Une fête sans hypocrisie, sans regret, sans amertume du lendemain.
L’histoire du fils prodigue me montre tour à tour, trois sortes de fêtes. Et je sais maintenant que j’ai déjà participé à au moins deux d’entre elles : celle qui m’emmène dans le pays lointain à la recherche de ma propre satisfaction et celle qui me laisse sur le seuil de la maison en train de bouder, réclamant mon droit à ma fête avec mes amis.
Pourtant, je me rends compte que j’aspire de tout mon cœur à prendre part à la vraie fête, à la vraie joie. Et cette fête, j’en entends déjà les premières notes de musique au quotidien, comme une sorte d’anticipation joyeuse de l’immense fête éternelle. Elle est là, déjà, dans le sourire de Romain quand il rentre à la maison, dans les pas de danse maladroits de Raphaël, dans le jasmin qui peu à peu s’ouvre au soleil sur la terrasse, et dans les tomates juteuses…
Et je ris, comme je riais il y a longtemps, en dansant au son des tambourins et des maracasses de mon enfance.
Je ris, parce que je comprends de mieux en mieux que le chemin que trace Jésus devant moi est non seulement un chemin de paix mais aussi un chemin de joie. Je suis en route pour la joie. Et je réalise qu’un jour la joie de Dieu et la mienne ne feront qu’une.


Magda m’emmène dans sa chambre. Sur une étagère, je découvre une rangée de carnets.
« Il y en a trente. Un par année.
– Qu’est-ce que c’est ?
– C’est un de mes moyens pour combattre mon Magellan ou pour nourrir ma joie comme dit ta psy. C’est un des moyens que j’ai trouvé pour me maintenir dans le bateau de pêche. »
Elle les sort de l’étagère et m’en donne la moitié. Ensemble, nous les apportons au salon.
« Ce sont mes carnets de la joie. Je les ai commencés quand j’ai pris conscience que Dieu me voulait joyeuse, non seulement pour sa propre gloire mais aussi pour mon propre bonheur. La joie, c’est à la fois le but et le moyen. C’est le chemin et l’arrivée, c’est la bataille et la victoire… »
Depuis, je me bats pour être joyeuse – être joyeuse en Dieu.
Nous ouvrons les carnets un à un et j’y découvre des photos, des dessins d’enfants, des versets et des citations.
« Ces carnets, je les remplis en vue des jours de tristesse et de souffrance. Je peux me rire de l’avenir parce qu’ils me rappellent que ce que Jésus m’offre est infiniment supérieur à ce que je peux perdre ici-bas. Je me prépare à la bataille grâce à ces carnets parce que je connais ma tendance naturelle à l’apitoiement sur moi-même… La joie passée est le pâle reflet de celle qui est à venir. »
Je regarde les carnets. Ils rayonnent de la vie joyeuse de Magda, non pas comme de vieux souvenirs du passé mais comme des trésors vivants qui transforment le présent en joie.
Magda me raconte les photos, les versets, les chants recopiés ici et là. Elle me raconte sa joie d’être grand-mère, de vieillir.
Elle me raconte aussi la maladie de Pierre, son fils tout bébé. La mort. L’enterrement.
Magda est pleine d’une joie profonde, de la joie de ceux qui ont souffert mais qui, pourtant, peuvent se rire de l’avenir, peuvent parler de cadeau et continuer leur marche confiante.
Moi aussi je veux un carnet de la joie. Je veux collectionner la joie !


Elle se rit des jours à venir ou pourrait-on traduire, elle danse, ou elle chante en pensant aux jours à venir.
Je médite sur cette idée du chant. Jacob ne chantait pas sur le chemin, le fils prodigue ne dansait pas. Pourtant, mes lectures des évangiles m’amènent à penser que, d’une certaine manière, Jésus, lui le meilleur Jacob, lui le fils parfait, se riait de l’avenir. C’est lui qui après la cène, sur le chemin vers Gethsémané chante des psaumes avec les disciples. Peut-être était-ce la tradition, mais il a tenu à l’honorer dans un moment si intense. C’est lui, qui à la croix, a su regarder à la joie qui lui était réservée, à cette fête en présence de tous ceux qu’il rachetait par son sacrifice.
Cette même fête m’attend et pourtant certains jours il m’est difficile de rire. Je suis comme Magellan, qui vient d’entrer dans le détroit qui relie l’Atlantique au Pacifique et qui voit, à sa droite et à sa gauche, des terres inhospitalières. Il a peur et il ne sait pas ce qui l’attend au bout : y-a-t-il une sortie, un débouché, est-ce vraiment le bon chemin ? Moi, au contraire, je sais. Je sais que ce chemin étroit, bordé par la terre de feu, rempli d’écueils et propice à l’angoisse est le passage vers la paix et la joie ultimes. Comme Jésus, je veux regarder au-delà de la proue de mon navire, au-delà de mon horizon immédiat et avoir en vue la fête à venir. Je veux rire et chanter.
Ce soir, j’évoque avec Romain, mes souvenirs d’enfance. A Anfeh, les chants s’élevaient souvent à la nuit tombante et les tamtams rythmaient les danses. Le refrain reprenait pendant que je m’endormais à la belle étoile, lors des saisons de fortes chaleurs.
Romain aime le concret :
« On devrait apprendre à chanter ! »
Je reste sans voix.
« Oui, tu vois, on parle de fête, de joie, de danse et on reste là, sagement assis dans notre canapé à attendre d’être transportés de joie. Tu voudrais apprendre à chanter avec moi ? »


Mon cahier de la joie se remplit de semaine en semaine.
Romain et moi faisons maintenant partie d’une chorale gospel.
J’apprends à tisser des liens dans mon église et à marcher aux côtés de ceux qui, ensemble, marchent à la suite de Jésus, le cadeau parfait.
Pour la première fois de ma vie, je viens de terminer de lire ma bible en entier.
Oui, le détroit est étroit, il est resserré mais il mène à la vie, à la joie, à la paix parfaite. Et ce détroit a un nom : Jésus.
Je feuillette mon cahier de la joie. Depuis, que je me suis mise en marche comme Jacob, tout n’a pas été simple mais tout a été plus beau.
Jacob a contemplé la face de son frère, comme il a vu Dieu face à face. Le fils prodigue a revu son père face à face. Et moi, qui me cachais de la face de Dieu comme Adam et Eve dans le jardin, je contemple dans la bible, bien que partiellement, le visage de celui qu’un jour – un jour de fête – je verrai en face.
Contempler des visages, être en communion, dans l’intimité, aimer et être aimé. C’est aussi ce que je veux faire avec ceux que mon chemin croise. Romain et Raphaël en premier lieu.
Mon prénom vient enfin de prendre tout son sens. Abigaïl, ma joie est en Dieu.

Et je ris.

Fin

Ce livre fait partie de notre recueil de nouvelles :

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