Journée d’automne.
Le paysage affichait les couleurs chaudes de la saison. Partout, les arbres en partie dénudés arboraient leurs teintes jaunes, orangées et rouges. Ca et là, du marron complétait la toile. Le ciel, nappé de nuages, laissait entrevoir un peu de bleu. Le seul vert qui subsistait encore résidait au sol, touffes de gazon ou herbes folles.
Le soleil, traversant la nue, offrait quelques rayons, précieux cadeau après tant de jours de pluie. Dans l’air flottait une odeur de feuilles mouillées. Celles-ci jonchaient le sol en tas inégaux, vaillamment rassemblées par les cantonniers. D’autres s’éparpillaient en vrac sur la chaussée, en proie aux caprices des coups de vent.
Le parking du supermarché était bondé. Ces enfilades de lignes et colonnes étaient séparées par des bordures étroites. On y distinguait encore un peu d’herbe, quelques arbres et buissons éparses les habillaient. Rares étaient les emplacements libres. Des automobilistes téméraires osaient encore s’aventurer dans ce capharnaüm, fermement décidés de mener à bien leur quête désespérée.
Laurie, assise dans la voiture, attendait le retour de son époux. Face à elle, un arbre égrenait doucement ses dernières feuilles, colorant le toit des véhicules sis à ses pieds. Elle voulait éviter plus que tout cette corvée d’affronter la cohue et la ruée des gens vers les quelques pauvres denrées encore disponibles.
Elle attendait, victime du temps qui passe, broyant du noir. Son cœur, déjà fissuré de toutes parts après de diverses et douloureuses circonstances, avait reçu le coup de grâce et volé en éclats. Les dernières lueurs d’espoir d’avoir leur propre enfant venaient de s’éteindre. Tout son intérieur saignait et pleurait. Pourrait-elle un jour ne plus ressentir ce vide intense, cet abîme qui s’était creusé au plus profond de son être ? …
Son seul désir : s’éloigner du monde. Faire la morte. Elle avait banni déjà les réseaux sociaux ; la vue des mères exhibant leurs enfants, petits ou devenus des hommes, lui était devenue insupportable. Elle finissait par détester tout ce qui avait trait à la maternité ou la parentalité. Elle les détestait, ces mères qui avaient ce pouvoir de donner la vie. Ces images du bonheur la rendait de plus en plus amère et sa souffrance s’en trouvait chaque fois accrue.
Un mouvement sur le parking lui fit lever la tête. Approchait une femme, d’allure assez jeune, accompagnée de deux enfants relativement jeunes eux aussi. Un frisson de rancœur la traversa. Alors que son cœur s’apprêtait à sombrer de nouveau dans la colère et la frustration, l’un des deux garçonnets attira son attention. Il semblait être le cadet. Des boucles blondes encadraient son visage angélique. Ses yeux, d’un beau bleu clair, respiraient l’innocence de l’enfance. Dans ses mains, deux rouleaux de papier absorbant.
A hauteur de leur véhicule, alors que sa mère disposait leurs achats à l’intérieur du coffre, il s’amusa à lancer le paquet au dessus de sa tête. Celui-ci s’écrasa au sol avant d’être aussitôt saisi et renvoyé dans les airs. Sans s’arrêter il enchainait les lancers. Ses boucles légères s’agitaient au rythme de ses mouvements, renvoyant le reflet des rayons du soleil.
Il n’avait aucune pitié pour ces deux pauvres rouleaux, malmenés, prisonniers de leur fin étui plastique mis à rude épreuve. Il les faisait tournoyer et virevolter en tous sens. Son expression appliquée laissait presque imaginer une épreuve dans laquelle il cherchait à battre ses propres records. Ou tout simplement aimait-il la légèreté de l’objet qu’il envoyait valser, le bruissement du plastique, ou encore son toucher. Les malheureux atterrissaient tantôt sur le macadam, tantôt dans les feuilles.
Leur supplice cessa enfin. La maman ramassa le paquet chiffonné, écorché par endroits et ordonna à l’enfant de s’installer auprès de son frère. Il disparut alors dans la voiture, laissant le paysage soudainement vide. Subsistait cependant une aura de grâce, de candeur.
La légèreté dégagée de ce tableau contrastait avec l’entassement inerte et froid de métal. Les yeux attachés à l’œuvre d’art à présent évanouie, Laurie, comme figée dans le temps, repassait en elle ce court moment d’insouciance.
Ces trois pommes, sans le savoir, avaient produit un spectacle qui sut arracher un sourire à ce cœur tellement meurtri. Absorbée par cette vision, la tension en elle s’était quelque peu retirée laissant place à la réflexion. Cette famille était heureuse, cette femme épanouie. Malheureusement, ce cliché du bonheur n’était pas vrai pour tous. Pour preuve, elle se sentait en telle souffrance …
Son malheur. Sa souffrance.
Ce tel repli sur soi avec occulté une chose : elle n’était pas la seule. Ce blondinet, pétillant de vie, l’amena à réaliser que eux non plus n’avaient pas tous la même chance. Son esprit vagabond s’arrêta sur ces enfants oubliés. Orphelins ou abandonnés, trimballant leur maigre balluchon composé principalement de leur détresse.
Laurie mordait ses lèvres. Et si leur malheur était une chance ? Une chance pour un jeune cœur, écorché par la vie, ne demandant qu’à guérir ?
L’ouverture soudaine de la porte arrière la tira de ses pensées, faisant pénétrer l’air frais, presque froid. Elle frissonna. Frédéric s’assit au volant, le visage déconfit mais heureux d’être sorti de cette bousculade. Sans un mot, il mit le contact, poussa un soupir de soulagement et lui sourit.Ils quittèrent le parking, à la plus grande joie d’un conducteur, lui évitant ainsi d’entamer un nouveau tour incertain.
Laurie esquissa à son tour un léger sourire. Certes la douleur était toujours présente. Mais elle caressait un nouvel espoir ; tout n’était pas fini.
Dédicace à cet enfant inconnu qui a mis fin à plus de dix-huit mois d’absence d’inspiration. Héros malgré lui, dont la seule arme a été du papier absorbant … (sourire)