Dieu merci, je peux enfin m’exprimer. Je bouillonne depuis si longtemps ! Laissez-moi me présenter : je suis la fiole du docteur Jekyll et de M. Hyde, dans la célèbre histoire de Robert Louis Stevenson. J’ai autrefois servi de contenant pour une liqueur d’un vert aqueux : un mélange habile de sel, de phosphore et d’éther volatil, à l’odeur particulièrement forte. Jekyll concoctait régulièrement cet infâme breuvage dans un but précis : séparer ses deux natures, son bon côté et son mauvais côté.
J’ai été la première spectatrice de la transformation terrifiante du si gentil docteur Jekyll en Edward Hyde (c’est ainsi que Jekyll lui-même avait appelé son côté sombre). Je vous souhaite de ne jamais voir ce que j’ai vu, de ne jamais entendre ce que j’ai entendu. Aujourd’hui encore, le souvenir de ce spectacle me fait frissonner.
Hyde était beaucoup plus petit que Jekyll et particulièrement difforme. On lisait sur lui la méchanceté et la violence : il était l’incarnation même du mal. Il suffisait de l’apercevoir pour se sentir profondément mal à l’aise.
Vous le savez sûrement (si vous avez lu l’histoire), cette sombre manœuvre a fini par dégénérer. Hyde s’est révélé bien plus mauvais que prévu et il s’est mis à commettre les pires méfaits. Le Dr Jekyll a bien essayé de réparer les torts causés, mais cela a fini par ne plus suffire. Hyde a commis l’irréparable en assassinant froidement un homme respecté de tous, Sir Danvers Carew. Ce crime a défrayé la chronique, surtout à cause de la cruauté de l’assassin, mais je vous passe les détails morbides.
Après ce terrible épisode, j’ai été laissée à l’abandon dans le quatrième tiroir du haut d’une armoire vitrée. Je pensais que le problème était résolu, que le Dr Jekyll ne serait plus jamais M. Hyde. On recherchait ce dernier dans tout le pays, c’était beaucoup trop dangereux pour Jekyll de retoucher à la potion ! Je pouvais enfin vivre tranquillement ma vie de fiole, pas spécialement trépidante (heureusement, il y avait toujours un livre dans l’armoire pour me raconter une histoire).
Je fus donc très étonnée et contrariée lorsque, par une nuit sans lune, je fus dérangée par un homme que je connaissais pas. Il me transporta sans ménagement dans mon tiroir, vers un lieu inconnu, où résonna bientôt des éclats de voix. Je crus ma dernière heure venue. Lorsque soudain, on leva le drap qui me recouvrait, j’eus la stupeur (je dois bien dire aussi la frayeur) de retrouver devant moi… Hyde ! Jekyll s’était transformé sans prendre la potion !
J’ai appris plus tard par une vieille burette ébréchée (la concierge du cabinet) la raison de ce changement. A la suite de l’assassinat de sir Carew par son double maléfique, Jekyll s’était résolu à expier son crime par ses propres forces. Il avait œuvré comme un forcené pour soulager les souffrances de la veuve et de l’orphelin. Après autant de bonnes actions, Jekyll avait commencé à se comparer aux autres et, finalement, à se sentir supérieur. C’est à ce moment-là, en plein jour, qu’il s’était transformé en Hyde, sur un banc au beau milieu de Regent’s Park !
Désormais, Hyde n’avait plus qu’une idée en tête : reprendre de la potion pour redevenir Jekyll et échapper à la condamnation des hommes qui le traquaient. J’aurais voulu lui dire quelque chose à ce moment-là, mais voilà, aucun son n’est sorti de ma bouche. Je vous vois venir : vous allez dire que je n’ai pas de bouche ! Je vous remercie de me ramener aussi brutalement à ma triste condition de fiole, ce n’est pas très sympathique. Laissez-moi quand même vous livrer ici ce que j’ai sur le cœur depuis tant d’années, les mots que j’aurais voulu prononcer à cet instant…
« Ecoutez-moi bien Hyde/Jekyll. Il ne vous sert à rien de prendre cette potion, car elle ne sépare jamais complètement vos deux natures. Vous-mêmes, à côté de l’expérience intitulée « double », vous avez fait ce commentaire « échec total !!! ». Ne soyez pas surpris, je l’ai lu dans le carnet qui était dans le tiroir à côté de moi.
Hyde, tu conserves des aspects de Jekyll : la preuve, c’est que tu veux reprendre cette potion ! Tu es juste une version plus concentrée de la nature mauvaise de Jekyll, un alien qui habite en lui, comprends-tu ? Lorsque tu seras redevenu Jekyll, Hyde sera toujours là, prêt à faire le mal que tu ne veux pas.
Vous n’êtes en fait jamais vraiment séparés, liés par vos souvenirs et vos remords. La fin de l’histoire sera tragique, si vous continuez à vous battre l’un contre l’autre. Vous allez finir par vous entretuer avec le couteau de la culpabilité !
Ecoutez-moi, plutôt. Il est impossible de se libérer de M. Hyde par des bonnes actions. Celles-ci finiront par vous enorgueillir et vous étouffer à petits feux : vous pouvez changer vos apparences, mais pas vos cœurs.
Changer sa manière de penser, faire demi-tour, cela ne peut pas se faire grâce à une potion, ou par vos propres efforts. Vous avez besoin de l’Evangile et de son message choquant, raconté dans la Bible. Il y en a une, tout en haut de l’armoire vitrée, entre un grimoire grincheux et un roman d’aventure assez bavard (L’île au trésor, je crois).
Ce livre assez imposant, sage et ancien, raconte que Jésus est un homme qui est réellement venu sur Terre, qu’il est mort et ressuscité, par amour pour vous. Par son sang, vous pouvez être purs, échapper à votre culpabilité ; et ce n’est pas tout ! Si vous saisissez cette réalité, vous serez une nouvelle créature, qui permettra à Jekyll de terrasser Hyde. C’est ce qu’on appelle la nouvelle naissance, mais il faudra d’abord tuer Hyde pour renaître (je vous avais dit que c’était choquant…).
Attention, cela ne veut pas dire que vous serez parfaits du jour au lendemain. Vous allez cheminer, mais Hyde sera toujours là, il reviendra par la seule porte du rez-de-chaussée et « vous ne ferez pas le bien que vous voulez, et vous ferez le mal que vous ne voulez pas. » (La Bible, Romains 7:19). Le Saint-Esprit en vous triomphera finalement des deux et vous rappellera que la force est en Christ. C’est la promesse de Dieu pour vous et elle est plus solide que le diamant !
Je vous en supplie, donc. Je ne suis peut-être qu’une pauvre fiole, mais je suis tellement riche de cette nouvelle naissance que j’ai vécue. La terrible prise de conscience de votre culpabilité peut se transformer en une bonne nouvelle, extraordinaire et libératrice ! Cessez de prendre cette potion qui fait fonctionner la vieille usine à illusions de votre cœur, prête à tomber en ruine, malgré des ravalements de façade incessants. Dieu veut faire de votre cœur un concert symphonique : courez à lui, dès maintenant ! »
Dommage, vraiment, que les objets ne parlent pas. Avec mes mots, j’aurais pu changer la fin de ce classique de Stevenson. Plutôt que L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, on aurait pu mettre La fiole héroïque du docteur Jekyll et de M. Hyde, c’est plus accrocheur, vous ne trouvez pas ? Mais ne nous emballons pas : j’aperçois déjà Hyde se faufiler dans une rue mal éclairée de mon âme…
David
Cette petite histoire est une réponse au défi d’écriture #10 (pour lequel il faut faire parler un objet sur le thème de la repentance). Elle fait référence à la nouvelle de Robert Louis Stevenson, L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. Cette histoire est une admirable illustration de notre asservissement au péché, mais aussi de l’incapacité de nos bonnes œuvres pour en sortir.
Cette réalité du péché en nous, incontestable même pour les personnes non-chrétiennes, est un argument fort de la vérité du christianisme. Si tous les hommes sont pécheurs, c’est que péché originel existe ! Il peut être bon d’utiliser le roman de Stevenson pour parler de l’Evangile, car il fait partie de la culture commune et sa notoriété n’est plus à démontrer. L’Evangile n’y est pas présent, mais nous pouvons tous être cette fiole qui y amène naturellement !
Renoncez à vous-même et vous trouverez votre vrai « vous-même ». Perdez votre vie et vous la sauverez. Mourez à vous-même – la mort de vos ambitions, de vos plus grands désirs, chaque jour et, pour finir la mort de votre corps. Mourez de toutes les fibres de votre être, et vous trouverez la vie éternelle. Lâchez tout. La moindre chose que vous n’aurez pas abandonnée ne pourra jamais être à vous. La moindre chose en vous qui ne sera pas morte ne pourra jamais être ressuscitée. Partez à la recherche de « vous-même » et vous ne trouverez au final que haine, solitude, désespoir, fureur, ruine et déchéance. Mais recherchez le Christ et vous le trouverez. Et avec lui, tout le reste vous sera donné en plus.
C.S Lewis Les fondements du christianisme
Illustration : Cooking and Craft Chick
Cette nouvelle m’a tenue en haleine du début à la fin. Cette fiole a fini par ne plus être un contenant toxique, mais bien plutôt bénéfique. Et ce discours sur notre vieille nature est profonde et si juste… Beau style aussi d’écriture David. Bravo !
J’aimeAimé par 1 personne
Merci beaucoup Christ’in, ça me touche beaucoup !
J’aimeAimé par 1 personne