Texte écrit en réponse à notre défi d’écriture 13
Le car avançait en cahotant. Marguerite ne regardait pas le paysage, elle ruminait l’injustice qu’elle venait de subir. Pourquoi lui avait-on préféré cette pimbêche de Mireille pour chanter en solo dans la chorale ? Pourquoi se donnait-elle toujours tant de mal pour en voir une autre choisie à sa place ? Pourquoi tout le monde se montrait-il aussi injuste envers elle ?
Cette Mireille ! Marguerite ne la connaissait pas en fait. Elles avaient à peine échangé quelques mots lors des présentations d’usage. Mireille avait seulement le tort d’être l’un des nombreux clones de Myriam. Myriam, sa sœur cadette, celle à qui on prodiguait tout l’amour ! Marguerite s’efforçait de bien travailler à l’école, d’aider sa mère, de dire ses prières. À Noël, toutes deux recevaient le même nombre de cadeaux. Les parents faisaient leur possible pour offrir l’apparence d’un amour équitable. Ils aimaient Myriam. Avec Marguerite, ils faisaient leur devoir.
Enfant ou adolescente, il arriva bien que Marguerite surprenne des propos crachotés à voix basse lors des réunions de famille :
« Celle-là, on ne peut pas dire qu’elle ressemble à son père. »
Elle perçut des regards lourds de sous-entendus, des hochements de têtes sentencieux… Toutefois, la vérité, la fillette ne la comprit vraiment que bien plus tard. Ainsi Mireille était venue enfoncer un peu plus dans son cœur l’épine du non-amour. Elle avait beau faire, le siège à côté d’elle restait vide. On lui en préférait toujours une autre. La plaie de l’injustice subie dans l’enfance demeurait béante, sans cesse mise à vif. Lorsque le bus s’arrêta, un noir nuage de ressentiment avait envahi l’esprit de Marguerite.
Le pasteur les fit asseoir sur l’herbe, au flanc de la montagne des Béatitudes. Il ouvrit sa bible et commença à lire :
« Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux.
Heureux les doux : ils auront la terre en partage.
Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés.
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés.
Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde.
Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu
Heureux ceux qui font œuvre de paix : ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux. Heureux êtes-vous, lorsqu’on vous insulte, qu’on vous persécute et qu’on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi. Soyez dans la joie et dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ; c’est ainsi en effet qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés. » (Matthieu 5)
Le pasteur ne récitait pas mécaniquement le passage de l’évangile. Il le vivait avec toute sa foi, sa sincérité. Les pauvres de cœur des Béatitudes étaient ceux que la vie ployait sous ses fardeaux, ceux auxquels le Christ était venu rendre leur dignité d’enfants de Dieu. Marguerite eut le sentiment que ces paroles lui étaient personnellement destinées. Son regard se perdit dans le miroitement infini des eaux du lac de Tibériade.
Tout proche d’elle, le sycomore qui avait élevé Zachée l’élevait, elle aussi. De ses gouttelettes translucides, la source éclaboussait avec bienveillance l’herbe, si verte, si tendre, si accueillante. Sur les flancs du mont, les cyprès tendaient leurs cimes emplies d’espérance vers le ciel. Comme aux premiers temps, les oliviers au tronc torturé demeuraient prolifiques et porteurs de paix. Dans la force et la beauté de l’évangile, dans la magnificence de la nature se reflétait l’insignifiance de ses propres souffrances.
Sa conscience se dilata. Elle vit sur les mers en furie et les chemins sans fin les milliers d’errants, fuyant l’enfer de leur pays. Elle vit la planète dévastée par l’avidité et la folie des hommes, la cohorte des laissés pour compte. Et le prince du mensonge régner, les puissants écraser les faibles. Elle eut pleinement conscience de la violence destructrice sournoisement tapie au fond des familles, de la souffrance de ceux qui crient la vérité dans un désert froid et silencieux. Enfin l’injustice suprême, celle de la mort infamante du Juste sur la croix.
Jamais pourtant, elle n’avait ressenti avec une telle intensité la présence de Dieu ni su avec une telle certitude qu’il pouvait guérir toutes les blessures. Alors elle comprit qu’il lui était donné d’abandonner ses défroques d’enfant mal aimée. Le voile du ressentiment avait cessé d’obscurcir son âme, elle pouvait s’ouvrir à la lumière. Les autres commencèrent à gravir la pente pour atteindre le sanctuaire. Marguerite hésita un moment puis elle se leva et, radieuse, les rejoignit.
Roseline Ossart