Acte II – L’ascension
Un appartement luxueux, place de l’Étoile (actuellement place Charles-De-Gaulle). Vue sur l’Arc de triomphe. Les toiles et le matériel de l’artiste sont disposés en ordre. Le portrait aux écus occupe une place d’honneur. Entre Félix, en habit de fête, éméché.
Scène première
FÉLIX (saluant le portrait)
Salut à toi, ô Leonard de Malignac… Montignac… Machintruquignac, maître énervable et vénéré. Que penses-tu de mon nouveau terrier ? Ça nous change de Montmartre, pas vrai ?
Et dire qu’il y a une semaine encore, j’étais terré comme un rat dans une nasse à supplier ce vieux grigou de me faire crédit ! S’il me voyait dans ce somptueux décor, il ferait moins l’arrogant ; il me sentirait grand et se sentirait tout petit. Mais oublions tout cela. La misère est derrière moi, voici le jour qui se lève après la nuit. À moi d’en profiter ! L’ancien Félix Lecléantaud errait à pied le long de la place du Tertre, le nouveau, le maître qui sera bientôt célèbre se promène en calèche sur les bords de la Seine.
Que d’argent dépensé en si peu de temps ! Qu’importe ! J’ai de la réserve, de quoi profiter de la vie. Qui a dit que les grands génies devaient vivre dans la misère et que leur richesse est inversement proportionnelle à leur talent ? Quoi qu’il en soit pour ce qui est du talent – je veux parler du talent d’or – le destin m’a fait une grâce, à moins que ce soit la main de Dieu…
Mais laissons là toute cette philosophie ! Est-ce Dieu ou le diable qui m’a rendu riche ? Qu’importe, les faits sont là. Et vive la vie ! Et vive le champagne ! Et je m’en servirais bien un petit coup !
À ta santé, mon garçon ! À la peinture ! À ton succès et à la fortune. Et à l’amour ! Maintenant que tu as quitté le rang des traîne-gaines, tu ne devrais pas tarder à le trouver. Et encore une flûte pour maître Paul auquel je dois tout mon savoir.
(regardant à la fenêtre)
Tiens ! il suffit de penser à lui, le voilà qui passe dans la rue, par hasard. Non, ce n’est pas un hasard, il a disparu sous la porte-cochère. Il vient me rendre visite. C’est lui qui monte l’escalier.
(Il va ouvrir ; entre Martignac.)
Scène II
FÉLIX – MARTIGNAC
MARTIGNAC
J’ai eu de la peine à te trouver. Nicolas m’a dit que tu avais déménagé, mais qu’il ignorait ta nouvelle adresse. Je craignais que ton propriétaire ne t’ait mis dehors et j’ai d’abord cherché sur les quais, m’attendant à trouver sous un pont quelque vagabond de génie. Je craignais même que, dans le dénuement et le désespoir, tu ne te sois livré au fleuve, et puis, avoue que Paris n’est pas si grand qu’il le paraît, me promenant rue de Rivoli, j’ai vu dans un fiacre, un monsieur très élégant. Il n’a pas été facile de te reconnaître, mais c’était bien toi, tout endimanché. Alors je suis allé mener ma petite enquête, et j’ai retrouvé ta trace. Place de l’Étoile ! Les loyers ne sont pas donnés, par ici.
FÉLIX
Je suis propriétaire.
MARTIGNAC
Je ne comprends pas.
FÉLIX
Disons que Dieu m’a confié un talent.
MARTIGNAC
Alors, souviens-toi de cette fameuse parabole. Il te sera demandé des comptes. Mais, dis-moi, comment es-tu devenu si riche ?
FÉLIX
Je te l’ai dit : Dieu m’a donné un talent et, comme tu le vois, j’ai commencé à le dépenser.
MARTIGNAC
Je ne pense pas que ce soit l’art qui te nourrisse si grassement.
FÉLIX
Si, dans une certaine mesure. (désignant le portrait) C’est plus ou moins grâce à lui.
MARTIGNAC
Qui eut cru qu’une peinture aussi misérable puisse rendre aussi riche ?
FÉLIX
Ma carrière de peintre s’est engagée dans une nouvelle voie. L’argent ne fait pas le talent, mais crois-moi, il y contribue.
MARTIGNAC
Prends garde que ta richesse ne te fasse pas glisser dans l’orgueil et que tu ne te corrompes.
FÉLIX
Je sens comme un reproche dans ces paroles. Serais-tu jaloux de ce que le disciple devienne plus important que le maître ?
MARTIGNAC
Important ? Qu’est-ce qui te rend si important ? Pour le moment, je ne vois en toi qu’un damoiseau qui se pavane en calèche avec un haut-de-forme. C’est au pied du mur qu’on voit le maçon et c’est devant le chevalet qu’on voit le peintre. J’ai l’impression qu’à part la fête, tu n’as rien fait de constructif. Ta Psyché est toujours inachevée. Si tu n’es pas capable de lui donner un visage, fais-lui porter un masque de carnaval.
FÉLIX
Allons bon ! Ça commence à me plaire ! J’ai du travail, moi, figure-toi, et justement, j’attends quelqu’un qui va m’aider à faire fructifier mon fameux talent, inconnu, j’en conviens, mais plus pour longtemps.
MARTIGNAC
Moi aussi, cette discussion commence à m’agacer. À plus tard.
(Sort Martignac.)
FÉLIX
On dirait que je l’ai fâché. Que m’importe, à présent, je n’ai plus besoin de lui. Je suis mon propre maître.
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