Félix le peintre, Théâtre

Félix le peintre(5)

Acte II (suite)

Scène III

FÉLIX – LANDRIEUX

FÉLIX

Donnez-vous donc la peine d’entrer, monsieur Landrieux. Je vous attendais avec une impatience fébrile.

(Entre Landrieux, tenant un journal.)

LANDRIEUX

C’est un honneur pour moi de vous rencontrer, après vous avoir consacré une colonne entière dans le plus grand quotidien parisien, auquel je suis fier de collaborer.

FÉLIX

Ce n’est pas le nombre de colonnes qui compte. M’affirmez-vous que cet article est tout à mon éloge et que votre art d’écrire convaincra tout un chacun de prendre le chemin de mon atelier ?

LANDRIEUX

Monsieur Lecléantaud, dans toute ma carrière, c’est la première fois qu’un homme, brillant artiste par surcroît, me rétribue aussi magnifiquement pour lui faire de la réclame. Croyez-en mon expérience, je suis une plume d’or, je sais dompter le vocabulaire, la grammaire et la syntaxe pour pénétrer comme une épée dans l’esprit des lecteurs. Je suis au journalisme ce que vous êtes à la peinture : un génie, et tout Paris va le savoir. France-Matin vient juste de paraître dans les kiosques. Vous serez l’un des premiers à découvrir l’article que je vous ai consacré. Avez-vous un coupe-papier ?

FÉLIX

Non, je ne crois pas. Attendez ! Cette lime à ongles fera bien l’affaire. D’ailleurs, je m’étonne qu’un organe de presse dynamique comme le vôtre n’utilise pas cette nouvelle machine… Comment s’appelle-t-elle ? Un boursicot ?

LANDRIEUX

Un massicot, du nom de Guillaume Massicot, son inventeur. Non, il n’y faut pas songer, cette parodie de guillotine, c’est la mort du journalisme et de l’édition.

FÉLIX

Pourquoi donc ?

LANDRIEUX

Cet engin du diable ! Il prive le lecteur de son plus grand plaisir : découvrir son trésor page après page, il coupe à droite, il coupe en haut. Une coupe irrégulière, il n’y en a pas deux semblables, comme les flocons de neige, et cette œuvre unique, c’est vous qui l’avez créée. Quelle extase ! Croyez-moi, vous qui êtes un artiste, cette invention n’a aucun avenir. Imaginez que vous alliez manger au restaurant et qu’on vous serve une entrecôte découpée en petits dés. Moi je ne mange pas de ce pain-là !

FÉLIX

De cette viande-là, devriez-vous dire.

LANDRIEUX

Comme vous voudrez. Acheter un journal, c’est comme épouser une fille. Vous savez que personne ne s’en est servi avant vous. Un journal découpé au massicot, il a déjà perdu sa virginité.

FÉLIX

Vu sous cet angle… Eh bien ! Lisons !

LANDRIEUX

À vous l’honneur. C’est en page deux. Cent francs de plus et vous aviez la une.

FÉLIX

Vous auriez dû me le dire, j’en avais les moyens.

(Il découpe le journal et commence à lire.)

« L’extraordinaire talent de Félix Lecléantaud ».

Voilà un titre bien prometteur, et qui me plaît.

LANDRIEUX

Je vous l’ai dit : pour la communication, je suis indétrônable.

FÉLIX

Continuons :

« L’extraordinaire talent de Félix Lecléantaud.

Hâtons-nous de complimenter les habitants éclairés de notre capitale : ils viennent de faire une acquisition qu’on nous permettra de qualifier de magnifique à tous les points de vue. Chacun se plaît à reconnaître qu’on trouve chez nous un grand nombre de charmants visages et d’heureuses physionomies ; mais nous ne possédions pas encore le moyen de les faire passer à la postérité par l’entremise miraculeuse du pinceau. Cette lacune est désormais comblée : un peintre est apparu qui réunit en lui toutes les qualités nécessaires. Dorénavant, nos beautés seront sûres de se voir rendues dans toute leur grâce exquise, aérienne, enchanteresse, semblable à celle des papillons qui voltigent parmi les fleurs printanières. Le respectable père de famille se verra entouré de tous les siens. Le négociant comme le militaire, l’homme d’État comme le simple citoyen, chacun continuera sa carrière avec un zèle redoublé. Hâtez-vous, hâtez-vous, entrez chez lui, au retour d’une promenade, d’une visite à un ami, à une cousine, à un beau magasin ; hâtez-vous d’y aller d’où que vous veniez. Vous verrez dans son magnifique atelier, au 9, place de l’Étoile, une multitude de portraits dignes des Van Dyck et des Titien. On ne sait trop qu’admirer en eux : la vigueur de la touche, l’éclat de la palette ou la ressemblance avec l’original. Soyez loué, ô peintre ! Bravo, Félix Lecléantaud ! Travaillez à votre gloire et à la nôtre. L’affluence du public et la fortune seront votre récompense.[1]

Signé : Jacques Landrieux »

Voilà un article parfait, il a des pieds et des jambes.

LANDRIEUX

C’est ce qu’aurait dit Schiller. Maintenant, c’est à vous de jouer. Tirez bien la balle au but. À vous d’exercer un talent à la hauteur de mes éloges. Un conseil : mettez un écriteau à l’entrée de l’immeuble et un autre sur le palier. Et laissez votre porte ouverte afin que les plus timides eux-mêmes entrent sans la moindre hésitation.

FÉLIX

Vous avez certainement raison.

LANDRIEUX

Je vous laisse à votre gloire.

(Il sort, laissant la porte ouverte.)

Scène IV

FÉLIX 

Quelle prose ! Quelle plume ! Que de louanges ! Et j’en suis digne. Je suis un génie qui va marquer son siècle et jusqu’aux derniers jours de l’humanité. Ah ! La gloire ! J’ai tant souffert ! J’ai si souvent mangé les semelles de mes chaussures ! Façon de parler ! Encore eut-il fallu que j’en eusse ! Ma vie est en train de basculer dans la postérité. Merci, Seigneur, de m’avoir confié ce précieux talent. Je te le promets, je ne l’enfouirai pas sous la terre. Je le ferai fructifier à la banque céleste, comme l’a fait le bon et fidèle serviteur. Et pour te prouver toute ma gratitude, je vais t’offrir une transfiguration comme jamais personne n’en a peint. Je la vois déjà. Vite à mes pinceaux ! Une lumière éblouissante sur la toile, au point que celui qui la regardera risquera pour sa vue. Une blancheur telle qu’aucun teinturier ne pourra l’imiter, comme le disait si bien Saint-Marc. Allons ! Au travail pendant que l’inspiration est ici. Voyons ! Ça, c’est trop petit. Pour Jésus, accompagné de trois apôtres, et d’Élie et de Moïse, qui plus est, il nous faut du grandiose.

(Il prépare une toile. Entre la comtesse, tenant un journal, accompagnée de Lise.)


[1] L’auteur s’est contenté de reproduire le texte de Gogol dans la traduction d’Henri Mongault.

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© 2022 Lilianof

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