Par Micheline Boland, en réponse au défi d’écriture #29
J’avais mieux fait connaissance avec Pierre lors d’un atelier d’écriture organisé par le centre culturel du quartier.
Nous nous étions déjà croisés au bureau de poste, au supermarché ou dans la rue. De simples salutations, parfois quelques mots sur la météo ou sur des sujets plus personnels. Je savais que nous étions tous deux veufs et que nous habitions chacun un appartement à quelques centaines de mètres l’un de l’autre.
Ce jour-là, en entrant, Pierre m’avait adressé un large sourire et indiqué la chaise libre à ses côtés. L’atelier avait lieu à la fin de l’été pour attirer de nouveaux participants avant la rentrée.
Au terme de la séance, nous étions sortis ensemble. Je m’étais arrêtée à l’épicerie voisine pour acheter des fruits en promotion. Pierre, qui connaissait mon adresse, proposa de porter mon sac. Pour le remercier, je l’invitai à prendre un café et un petit gâteau avant de rentrer chez lui. Il accepta volontiers.
J’avais quatre-vingts ans ; Pierre était un peu plus âgé. La plupart des participants semblaient de notre génération : rides, cheveux gris, gestes plus lents le trahissaient.
Cet après-midi-là, le temps passa vite. Pierre évoqua les talents de cuisinière de sa chère Nicole ; je parlai des complicités culinaires avec Paul, mon défunt mari. Nous évoquâmes les chansons et les airs de rock qui avaient marqué notre jeunesse et notre maturité. Nos parcours avaient des points communs : à la retraite, nous avions vendu notre maison de banlieue pour nous rapprocher de la ville.
Nous avions aussi été marqués par les mêmes événements tragiques : l’assassinat de John Lennon, celui de John Kennedy… Nous avions connu les mêmes modes et habitudes : enfants, il n’était pas question de communier sans être à jeun, ni de ne pas jeûner les mercredis et vendredis de carême.
Peu à peu renaissaient les images de pantalons à pattes d’éléphant, de vieux téléviseurs, de Citroën 2 CV et de DS. Mille anecdotes remontaient à la surface.
Bien sûr, nous profitions aujourd’hui d’Internet, mais nous constations aussi ce qui avait disparu : les slows, les journaux livrés par le facteur, les repas faits maison… Sur la Toile, trop de secrets se dévoilaient. Une profusion de nouvelles, mais où était la compassion ? Et que resterait-il de tout cela demain ?
Pierre parla de ses douleurs d’arthrose et de ses difficultés à dormir.
— J’ai trois filleuls, dis-je. Ils viennent me voir, mais m’écoutent moins qu’avant. Ils ont leurs soucis, que je ne comprends pas toujours. Tout change. On a moins d’obligations qu’il y a vingt ans… et moins de forces pour aider les autres.
Pierre jeta un coup d’œil à l’horloge et s’exclama :
— Oh là là, il est grand temps que je rentre !
Je l’accompagnai jusqu’au trottoir. Sous un ciel garni de nuages blancs, il me dit :
— Merci. J’ai passé une belle après-midi. Nicole aurait aimé ça. Parler du bon vieux temps m’a, d’une certaine façon, rajeuni.
— Merci aussi, répondis-je. Paul aurait sans doute ri de notre voyage dans le temps.
— À plus ! Au super ou ailleurs…, lança-t-il avant de s’éloigner.
Je retins surtout ces paroles de Pierre :
« Parler du bon vieux temps m’a, d’une certaine façon, rajeuni. »
Micheline Boland
