Chrétiens en URSS·La Grappe de raisin·Théâtre

La Grappe de raisin – Acte II (1)

ACTE II

Retour en arrière. Le kolkhoze. Un jardin public.

Scène première

TRAUBE – HELENA – FRIDA – OLIA

TRAUBE

Quelle agréable journée d’été ! Quel plaisir de savourer l’air chaud, le parfum de la résine qui s’exhale de ces cyprès millénaires ! Chaque pas dans ce jardin nous rappelle la bonté de Dieu qui nous a donné tant de belles choses.

HELENA

Nous lui en sommes reconnaissants. Ce faible vent sec apporte une douceur bénéfique à tes poumons.

TRAUBE

Seul un miracle pourra effacer les dommages qu’y a causés le charbon. Que le Seigneur m’en guérisse ou non, que m’importe ! Je n’en serai que plus prompt à le rejoindre.

HELENA

Ne me parle pas de la mort. Nous avons beau avoir la foi, la séparation nous sera trop douloureuse, plaise au Seigneur de te laisser de longues années parmi nous.

TRAUBE

Je suis prêt à partir, c’est vrai, mais pas si pressé.

(Traube est secoué par une quinte de toux. Il continuera à tousser pendant toute la scène.)

HELENA

Maudite guerre, maudit charbon, maudite silicose !

TRAUBE

Voici nos filles, Frida et Olia, qui viennent nous rejoindre.

FRIDA

Nous voulons, nous aussi, profiter de ce beau temps.

OLIA

Les beaux jours sont rares sous ce dur climat.

HELENA

Aussi nous devons nous réjouir et oublier nos soucis.

FRIDA

Ils ne sont pas faciles à oublier. Comment oublier un instant que nous appartenons au peuple de Dieu et que nous habitons en Union Soviétique ?

TRAUBE

Le Seigneur ne nous a jamais promis une vie facile. Il nous a dit au contraire : « Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux ! Heureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toutes sortes de mal, à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux ; car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui ont été avant vous. »[1]

FRIDA

Nous avons reçu quelques lettres, je les ai amenées avec moi. Des nouvelles de nos frères et sœurs dans la tourmente.

(Elle sort quelques lettres qu’elle commence à lire.)

D’abord une lettre d’Irina Stoliarova.

HELENA

Cette chère Ira ! Et que devient-elle ?

FRIDA

Son père vient d’être arrêté.

HELENA

Seigneur !

FRIDA

Il a été trahi par une femme.

TRAUBE

Comment cela s’est-il produit ?

FRIDA

C’est une certaine Léna, née dans une famille chrétienne. Elle avait douze ans quand ses parents ont été arrêtés et on l’a placée dans un internat dans lequel on lui a inculqué une éducation athée. À dix-huit ans, elle a épousé un ami d’enfance, Igor. Puis elle a découvert l’église de notre ami Stoliarov alors que, passant dans la rue, elle a entendu des chants provenant de la maison. Elle s’est alors souvenue de l’éducation chrétienne de son enfance, laquelle l’avait privée de ses parents. Elle a rencontré Irina de plus en plus régulièrement et s’en est fait une amie. Igor encourageait sa jeune épouse à fréquenter les chrétiens et, finalement, elle a été admise dans la communauté. Igor avait caché à Léna qu’il était membre du KGB. Il s’est servi d’elle pour infiltrer l’église.

OLIA

Quant à moi, j’ai des nouvelles du pasteur Parine.

TRAUBE

Ce brave serviteur de Dieu doit être déjà âgé. Nous ne l’avons pas rencontré depuis longtemps.

OLIA

Lui aussi est en prison. Il a été livré par un frère : le trésorier de son église.

HELENA

Comment pardonner à des chrétiens d’avoir trahi leurs frères dans la foi ?

TRAUBE

Serions-nous plus résistants face à l’ennemi ? Le KGB dispose de terribles moyens de pression.

OLIA

Voici comment les choses se sont produites : Loukache, le trésorier, travaillait comme comptable dans le kolkhoze. Il prêchait l’Évangile comme l’aurait fait Billy Graham. Cela irritait profondément les autorités, bien entendu, mais Loukache était un comptable irréprochable et irremplaçable. Aussi lui laissait-on la liberté de déclarer sa foi.

Un jour, on lui annonça que ses livres de comptes allaient être contrôlés. Notre frère ne s’en inquiéta nullement, sachant que, comme d’habitude, il serait félicité pour l’excellente qualité de son travail. Pourtant, cette fois, un colonel du KGB l’attendait dans son bureau et l’accusa d’avoir détourné vingt mille roubles. C’était un mensonge, et Loukache le savait bien, mais il garda le silence. Alors, l’officier lui proposa de détruire le faux rapport en échange de renseignements sur sa communauté. Loukache refusa.

Plusieurs années passèrent depuis ce jour sans que le comptable fût inquiété. Avait-il fait un mauvais rêve ? Un jour, alors qu’il s’accordait quelques jours de vacances, il rencontra, ce n’était pas par hasard, l’officier qui, autrefois, l’avait accusé. Sous la menace d’une arme, Loukache dut signer un document, et dès le lendemain, le pasteur Parine était arrêté.

HELENA

Les bolchevistes emploient des moyens monstrueux.

FRIDA

J’ai aussi une lettre de Lioubov[2] : elle est sortie de prison.

TRAUBE

Voilà enfin une bonne nouvelle !

FRIDA

Elle m’a aussi envoyé sa photo.

(Elle fait circuler la photo dans le groupe.)

HELENA

Dieu tout puissant !

OLIA

Elle est restée déportée cinq ans. N’est-ce pas ?

FRIDA

Oui.

OLIA

Elle a donc vingt-cinq ans.

FRIDA

Elle en paraît cinquante.

OLIA

Non rassasiés de nous priver de notre liberté, de nous voler nos biens, nos maisons, nos vies, nos enfants, notre santé, ils volent aussi aux filles leur jeunesse et leur beauté.

TRAUBE

Notre kolkhoze est-il donc le seul endroit de l’Union où les chrétiens échappent à la persécution ?

HELENA

Qui oserait s’en plaindre ? Est-ce que tu te sens coupable parce que tu n’es pas en prison ?

TRAUBE

C’est ridicule, mais cela m’arrive. Je me sens exclu de la bataille.

OLIA

Tu as eu ta part de souffrance. Vois dans quel état de santé tu es revenu des mines de Vorkouta.

TRAUBE

Je rends grâce au Ciel d’y avoir échappé. Nous étions des milliers de prisonniers allemands, seuls quelques dizaines en sont revenus. Tous avec les poumons chargés de poussière de charbon. Nous ne sommes maintenant que cinq survivants, résistant à la silicose qui nous détruit la vie.

HELENA

Tu as bien mérité un peu de repos. Ici, nous pouvons librement célébrer notre culte et élever nos enfants selon les principes de l’Évangile.

FRIDA

C’est vrai. La direction du kolkhoze se montre bienveillante à notre égard et le camarade Ismaïlov ferme les yeux sur nos pratiques alors qu’il aurait le droit et le devoir d’en avertir la police.

HELENA

Ne crois-tu pas, ma chérie, que sans les sentiments que tu inspires à cet Ismaïlov, nous serions traités de la même manière que les autres chrétiens engagés ?

FRIDA

Je t’en supplie ! Ne me parle pas de ses sentiments. Ismaïlov est-il capable d’éprouver des sentiments ? Il n’éprouve que des désirs, et je rougis de honte à l’idée d’être désirée par cet homme-là.

HELENA

Il faut reconnaître qu’Ismaïlov n’est pas un monument dressé à la vertu.

FRIDA

Bel euphémisme !

OLIA

Il détourne les fonds du kolkhoze pour financer ses orgies. Il passe son temps à séduire et à débaucher. Tout le monde ici sait quelle est sa vie. Personne n’ose le dénoncer. Il a trop de bonnes relations, jusqu’au Kremlin, dit-il. Tatiana Michaïlovna, sa malheureuse épouse, se laisse mourir de chagrin et il s’en réjouit.

TRAUBE

Gardons-nous bien de porter un jugement contre cet homme. Seul Dieu est habilité à juger.

FRIDA

Gardons-nous bien de venir manger dans la main du diable.

HELENA

Cette situation est très délicate. Dans quelle mesure avons-nous le droit de nous appuyer sur cet homme qui nous accorde une certaine sécurité, sachant qu’il est un ennemi déclaré ?

TRAUBE

Souvent, je m’accuse de lâcheté.

FRIDA

Moi, je m’accuse d’adultère, bien qu’il ne m’ait jamais touchée.

TRAUBE

Le Seigneur ne laissera pas cette question sans réponse. Mais il ne répondra pas selon nos désirs. La paix dont nous bénéficions dans ce kolkhoze n’est qu’un répit. D’ici peu de temps, nous serons à notre tour persécutés, et notre belle famille dispersée.

OLIA

Ne parle pas ainsi ! Tu me désespères.

TRAUBE

Daniel a-t-il cédé au désespoir dans la fosse aux lions ? Ses trois amis se sont-ils découragés dans la fournaise ? Dieu nous donnera la force de réagir et de pardonner.

(Il tousse.)

HELENA

L’air se rafraîchit. Il est temps de renter pour ménager tes bronches.

OLIA

Je vais reprendre ma marche. Viens-tu avec moi, Frida ?

FRIDA

J’ai besoin d’être un peu seule. Je te rejoindrai d’ici quelques minutes.

(Ils se séparent. Frida reste seule un court instant, puis Boris Ismaïlov apparaît et s’approche d’elle.)


[1] Matthieu 5.10/12

[2] Lioubov (dont le prénom signifie « amour ») a été déportée bien plus tard, sous Brejniev. Le lecteur, je l’espère, me pardonnera cet anachronisme.

© 2025 Lilianof

https://lilianof.fr
https://www.thebookedition.com/fr/765_lilianof
https://www.publier-un-livre.com/fr/recherche?q=lilianof

https://plumeschretiennes.com/author/lilianof
https://vk.com/lilianof

Laisser un commentaire