Feuilleton d'Hermas

Episode 7: Où le Défenseur fait enfin son apparition

Il était grand, d’une tête plus haut que le plus grand des hommes. Il était vêtu d’une immense robe rouge damassée d’or, qui dissimulait ses pieds, et ses mains étaient gantées. Il portait une capuche et un voile sur sa tête, si bien que l’on ne voyait pas son visage. C’était lui, le destructeur des mondes, le faucheur des mauvais, la fin des méchants. C’était lui, le sauveur de l’humanité, le rectifieur des torts, le secours des opprimés. De ses gants blancs partaient des éclairs de pouvoir et de sa tête rayonnait la lumière d’un autre monde. Il était parfaitement immobile, comme une impassible statue, un être immuable qui existait par-delà le mouvement et la mort.

Et il était furieux. On le savait à l’atmosphère de la pièce autour de soi : l’air même devenait hostile, la lumière voulait vous tuer, la matière se chargeait d’une énergie vengeresse. Votre propre corps vous désobéissait : le cœur battait irrégulièrement, les jambes ne tenaient plus, les bras étaient inertes. Il était furieux, et l’univers autour de lui se déformait sous l’effet de sa colère, bien que lui-même ne bougeait pas.

Alors la pièce s’anima autour de lui : les gardes qui avaient accourus au cri de la dame furent désintégrés, partis en fumée. La porte se referma sur leurs cendres, et tous les meubles les plus lourds de la pièce –armoire, lit, chaises- se mirent à tournoyer et se fracasser sur différents murs. Les volets se fermèrent seul et nous fûmes coupés de la lumière du jour, et pourtant toujours éclairés par celle qui se dégageait de l’être que l’on appelait le Défenseur. Et au milieu de ce chaos d’objets volants, le Défenseur restait immuable.

Nos corps se soulevèrent et des chaises encore intactes furent disposées en dessous de nous. Quand tout le chaos fut terminé, une voix –était-ce une voix ? – se fit entendre, dont la réverbération et les échos faisaient penser aux puissantes cascades capable de fracasser des bateaux.

« Qu’as-tu fait ? »

Il parlait à la Dame, qui se fermait les yeux et les oreilles, recroquevillée sur sa chaise.

« Qu’as-tu fait ?! »

Des débris de meubles volèrent vers elle, comme s’ils étaient les organes du défenseur.

« Que t’ais je donné comme mission ? Parle ! »

Le corps de la Dame obéit, non à la Dame, mais au Défenseur, et de sa bouche elle dit, d’une voix tremblante :

« Je devais annoncer et préparer le retour de mon époux. »

« Et que fais-tu présentement ? »

« Je le fais, auprès des… »

« Rien du tout ! Ouvre les yeux, toi que j’ai tiré des geôles ! Tu perds ton temps dans des postures et des farces. Tu perds ton temps à parler à des cœurs qui n’ont aucune oreille. Tu perds ton temps à faire ce que l’on attend de toi, alors que je te veux là où nul ne te veux ! »

« Mais pourtant j’ai proclamé l’Empire dans cette ville rebelle, et l’on m’a écouté. J’ai même amené le gouverneur à construire des logements pour les plus pauvres. »

« Ce gouverneur est un fidèle serviteur de l’usurpateur, une vipère vicieuse qui n’a pas d’autre maître que son propre ventre. Il t’a appâté avec ses promesses jusqu’à te détourner tout à fait de ton but. Quant aux logements dont tu parles, attends que je te raconte l’histoire… A moins que ce ne soit ton fidèle serviteur, Hermas, qui te la raconte. »

Je fus pris de terreur quand il mentionna mon nom, et je ne voulais rien d’autre que disparaître. Mais un homme n’a pas autorité sur son existence, et mon cou se tourna naturellement vers le Défenseur, et mes yeux restèrent ouvert sur son visage voilé. Et voici, sur son voile se dessina une scène distincte que je ne pus faire autrement que décrire.

« Ma Dame, je vois des enfants des aristocrates vivre dans les meilleurs dans ces logements. Les autres occupants doivent payer un lourd loyer aux propriétaires sénateurs de cet immeuble. Certains rendent leur loyer par l’esclavage… ou la prostitution. C’est ce que je vois Madame. Je suis désolé. »

« Je te reproche, ô Dame » enchaîna le Défenseur « de t’être contenté des apparences du bien sans vérifier le contenu de celui-ci. Démocrite a parlé d’aide aux pauvres et tu as naïvement crue que vous entendiez la même chose par là. Pire encore : tu as appliqué la même logique à la proclamation et tu as confondu le nombre et la profondeur. Ton message n’a pas été entendu parce que tu es comme les sénateurs avec qui tu discutes. Le peuple s’approche d’eux parce qu’il est fasciné, non parce qu’il est convaincu. Et tu as encouragée cette superficialité en parlant comme eux, en agissant comme eux. Tu m’as déçue. J’avais promis à l’Empereur de te garder de la trahison, et tu viens d’agir comme je le craignais. »

« Pourquoi ne m’en avez-vous pas empêchée ? »

« Ne suis-je pas en train de le faire en ce moment ? »

« Il doit être trop tard à présent, je ne peux plus rien réparer, mon seigneur ! »

« Si tu ne pouvais plus rien faire, je t’aurais détruite, et non reprise. »

L’atmosphère se soulagea soudainement, nos corps nous furent rendus et la paix se faisait à nouveau dans nos cœurs. La chaleur de fournaise dans la pièce était devenue chaleur douce d’été. La Dame avait un aspect ravagé : ses vêtements s’étaient pourris pendant le discours du Défenseur, et son maquillage excessif avait coulé sous l’effet des larmes et de la sueur. Elle était à nouveau l’horrible souillon que j’avais connu à la mine. Ses cheveux noirs étaient collés à son visage, en désordre.

« Dame de mon maître » dit le Défenseur « fais ton choix : continuera-tu sur le chemin que je t’ai montré, ou bien suivras-tu à nouveau l’empereur ? »

« Je n’ai qu’un seul époux, et c’est lui que je sers d’un seul cœur » répondit la Dame, les larmes coulant toujours sur son visage.

« Et toi, petit Hermas » dit le Défenseur en se tournant vers moi « es-tu prêt à défendre et protéger ta Dame, à veiller sur son chemin et à l’avertir quand elle s’en détourne ? »

« Je ne suis rien, puissant seigneur. Je suis juste un esclave de mine qui… »

« Tais toi Hermas ! Tu es esclave oui, mais esclave de l’Empereur. Je n’ai pas semé le chaos dans cette mine pour que par ton esprit tu y restes. Je t’ai choisi spécifiquement toi, parmi tous les êtres humains pour que tu accomplisses une mission. Cette mission, c’est que tu protèges la Dame de tout ton corps, de toute ta force et de toutes tes pensées. Ta mission, c’est de mourir pour que la Dame vive. Ne proteste pas : je te donnerai tout ce qui t’es nécessaire. Accepte-tu ta mission, Hermas ? »

« Oui, mon seigneur. Je vous servirai, vous et la Dame. »

« A genoux, Hermas. »

Je me levai –cette fois, de ma volonté propre- et allai m’agenouiller devant le Défenseur. Des profondeurs de son manteau il sortit un artefact d’apparence banale, mais qui vibrait de l’énergie des mondes. Une épée courte, dont le fourreau était en bois mal dégrossi. Mais lorsque le Défenseur la tira de son fourreau, il me fut révélé qu’elle avait la couleur de l’or, et la solidité de l’acier. On entendait les particules d’air se découper sous son fil.

« Cette épée s’appelle Aletheia. Par elle tu défendras la Dame et tu mettras fin à la vie de ses ennemis. Tu veilleras toujours pour l’avertir et la sauver. Tu seras son Défenseur, tout comme moi je suis le Défenseur de l’Empereur. Reçois ton présent, Hermas. »

Je tendis les bras et reçut mon épée. Puis, le Défenseur me fit faire un quart de tour –à moins que ce ne soit la pièce qui ait bougé ?- et je vis un mannequin porter une armure complète, qui n’était pas là avant. Comme pour l’épée, elle avait un aspect purement ordinaire, mais en mon esprit je sentais les vibrations de puissance de chacun de ces équipements.

« Prends aussi ton armure, Dikaia. Par elle, tu résisteras aux flèches venimeuses de nos adversaires. Et prends ton casque : Sozer, qui te donnera la clairvoyance nécessaire. Prends ta ceinture, Logos, sur laquelle tu accrocheras ton épée. Et enfile tes chaussures, qui protègeront tes pieds de la fatigue et te permettront de monter la garde même quand tu seras exténué. »

Je fis comme il dit, et c’est ainsi qu’Hermas l’esclave devint Hermas le défenseur. Le Défenseur parla ensuite à la dame, toujours avec sa voix de grandes eaux :

« Regarde-toi, ma fille. A quoi ressemble-tu ? »

« A une prostituée, une traîtresse. » dit la Dame, qui semblait toujours accablée.

« Regarde-toi à nouveau. Moi, je vois la reine de cet univers, devant laquelle toute l’humanité vient s’agenouiller. »

« Je suis sale et nue. »

« Regarde toi dans moi. Tu verras. »

La Dame regarda droit dans le voile qui masquait le visage du Défenseur, et elle eut probablement une expérience semblable à la vision que j’avais eu moi auparavant. Pendant qu’elle regardait, elle fut enveloppée d’une lumière intense. Je vis confusément que ses anciens vêtements, autrefois somptueux et maintenant pourris, lui étaient enlevés, et ils furent remplacés par une robe de voyage blanche, avec de discrets motifs dorés. Son visage fut lui aussi transformés, débarrassé de ses excès de maquillage, mais aussi de ses tatouages. Ses cheveux retrouvèrent leur éclat, et elle sourit de nouveau.

« Maintenant, tu es pure. Prends donc ton serviteur avec toi, et accomplis ce pour quoi je t’ai tiré des geôles »

Et la porte s’ouvrit, laissant passer le gouverneur Démocrite et ses gardes. Je restais stupéfait un instant : de façon très brutale, le Défenseur, personnage pourtant massif, avait disparu, et le gouverneur était là. S’il n’y avait pas les débris de meuble en tout sens, j’aurais pu croire que nous avions eu un rêve, une hallucination ou une illusion. Mais ce n’était pas le cas : le poids de l’épée à mon côté me l’indiquait aussi.

« Ma Dame ? » dit le gouverneur « nous vous avons entendu, que s’est-t-il passé ? Pourquoi êtes-vous si différente ? Qui vous as laissé armer votre esclave ? »

« Celui que vous appelez esclave et mon garde du corps, et j’exige à présent de retourner à la halle aux lutteurs. »

« Madame, vous savez bien que.. »

« Je suis la reine de cette ville, j’exige de retourner à la halle aux lutteurs. »

« Non madame, je ne vous le permettrai pas »

« N’êtes-vous pas au service de l’empereur ? Partant de là, n’êtes vous pas à mon service ? »

« A en juger par ce que je vois, je pense qu’il n’est plus la peine de mentir. Dame, je vous arrête et vous condamne à mort. »

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