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Une Leçon de Combinatoire (3 et fin)

Dans lequel J.-T. Maston perd son espoir de mariage tétraédrique, et le Juge Proth trouve son sermon.
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Rappelons le problème posé par J.-T. Maston à ses deux collègues : il s’agissait de trouver le nombre de types de mariages, ou de tétrades possibles entre 4 individus pouvant être chacun d’un genre pris parmi 4, à savoir : HH, HF, FF, FH, lettres qui dans l’esprit de Maston portaient la signification suivante :

  • HHUn homme qui se prend pour un homme.
  • HFUn homme qui se prend pour une femme.
  • FFUne femme qui se prend pour une femme.
  • FHUne femme qui se prend pour un homme.

Au bout des 15 minutes fatidiques qui leur avaient été accordées, Barbicane et Nicholls avaient bien chacun de leur côté trouvé que ce nombre devait être égal à 35. Mais ils n’avaient pu obtenir la formule générale que réclamait Maston, pour k individus et k genres possibles.

J.-T Maston exultait ; c’est avec la fougue et l’autorité d’un docteur plein de son sujet qu’il démontra que la solution était donnée par l’expression :

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Puis l’appliquant au cas particulier de k=4, il retrouva que 35 tétraèdres différents pouvaient représenter ces mariages à quatre.

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Barbicane et Nicholls admiraient la simplicité de cette formule, un peu dépités de n’avoir su la trouver eux-mêmes.

– 35 situations matrimoniales distinctes à prendre en compte dans le nouveau code civil de Sweetwater ! s’esclaffa le Juge Proth ; quelle simplicité… et que prévoyez-vous quant aux divorces ?

Maston foudroya l’insolent du regard, et avec son crochet de fer fit un geste non équivoque dans sa direction :

– Sachez, monsieur le moraliste, que de ces 35 tétraèdres, nous n’en gardons qu’un !
– Et lequel ?
– Le seul purement hétéroïde parmi les 35 ! soit (HH, HF, FF, FH), admirable tétrade, à l’intérieur de laquelle chaque genre se trouve placé en relation avec les trois genres différents de lui ; sublime périchorèse, réunissant les 6 relations hétéroïdes humaines fondamentales que nous avons précédemment établies.
– Et vous comptez nous imposer vos unions en forme de berlingot ?
– Parfaitement ! La population de Sweetwater se compose d’une majorité d’indiens Pima, qui d’après mes recherches ont gardé jusqu’à nos jours la tradition des Berdaches : ils adopteront avec enthousiasme mon invention, et nous bâtirons une société modèle pour le reste du monde, basée sur la cellule familiale tétraédrique ; cellule doublement féconde, par rapport aux enfants, puisque contenant deux couples H–F naturels. Et bien ! qu’avez-vous encore à objecter à cela ?!

Le Juge Proth se contenta de hausser les épaules, et, résolu à ne plus écouter davantage de telles divagations, il revint à la préparation de son sermon dominical, qui chez lui, revêtait une forme un peu particulière.

*

Le Juge Proth n’aimait pas la prédication dite textuelle. Il expliquait, à qui voulait l’entendre, que cette méthode récemment mise à la mode par des théologiens de la côte Est, revenait à confondre le sermon du dimanche avec l’étude biblique du mardi ; qu’elle n’était qu’une échappatoire de pasteurs trop fainéants pour rechercher et construire une œuvre qui fût personnelle, et qui croyaient donner le change à leur assemblée, en répétant ce qu’ils avaient lu dans des commentaires bibliques. La prédication textuelle, ne pouvait aboutir, selon lui, qu’à des sermons ennuyeux et pédants, sans grande variété d’un prédicateur à l’autre. A l’appui de son opinion, il donnait les exemples des allocutions des apôtres contenues dans le Nouveau Testament, qui n’étaient jamais textuelles, mais toujours circonstantielles, les citations de l’Ancien Testament qu’ils y faisaient étant généralement très libres, et uniquement données pour étayer leur message.

Le Juge Proth était-il donc partisan de la prédication thématique ? Pas davantage ; du moins pas dans le sens usuel du terme, qui désigne l’exposition d’une idée ou d’une vérité, sous toutes ses faces et toutes ses coutures, en la justifiant par de nombreux versets bibliques. Mais si sa prédication n’était ni textuelle, ni thématique, de quelle nature était-elle donc ?

D’après le Juge Proth, une bonne prédication devait être avant tout symphonique. Tous les dimanches, il s’approchait du pupitre, l’air grave, vêtu d’une redingote noire et d’une chemise blanche, Bible en main. Puis, il frappait une petite série de coups secs sur le bois, et attendait qu’un silence absolument complet régnât dans la salle. Alors, tel un chef d’orchestre, il attaquait l’exécution de son sermon.

Celui-ci, à l’encontre de ce que lui avaient enseigné ses professeurs de l’Institut Biblique de la côte Est, sur laquelle il avait longtemps habité, ne comporterait pas trois points, mais quatre. Ou plutôt quatre mouvements : un premier, généralement rapide et court, dans lequel il annonçait non pas une idée précise, comme cela aurait été le cas dans une prédication thématique, mais une couleur, un leitmotiv, qui traverserait tout le sermon. Dans, le second mouvement, lent et grave, il dressait le tableau sombre et désespérant du mal et du péché régnant sous diverses formes au sein de l’humanité du fait de sa désobéissance. Le troisième mouvement, de caractère plus analytique et plus rythmé, tentait d’expliquer les causes du mal, et laissait par là-même entrevoir un espoir de solution. Enfin, dans le quatrième et dernier mouvement, le Juge Proth proclamait dans un allegro saisissant la Rédemption du pécheur.

Cette conception assez curieuse de l’homilétique, ou art oratoire, n’était pas sans susciter des interrogations chez ceux qui entendaient le Juge Proth s’en expliquer pour la première fois. Était-il donc si musicien que de vouloir transposer dans la chaire du prédicateur les formes de la composition musicale ? Non, le Juge Proth ne savait ni chanter, ni jouer d’aucun instrument, handicap qui le désolait d’autant plus que la musique le ravissait : vouloir et ne pas pouvoir, n’est-ce pas là, d’ailleurs, le drame de la condition humaine ? Il s’était mis en tête qu’un vrai sermon devait exercer sur ses auditeurs l’empire absolu, qu’il ressentait lui-même, lorsqu’assis dans son fauteuil, il écoutait sur un phonographe Edison, le cylindre d’une symphonie de Beethoven.

Ses sermons symphoniques, fonctionnaient-ils ? ses ouailles en étaient-elle émues ? A vrai dire, ni plus ni moins que s’il avait prêché de façon conventionnelle : les uns écoutaient ou faisaient semblant, d’autres baillaient, quelques vieilles hochaient la tête à tout ce qu’il disait, bref, l’ordinaire commun à toutes les paroisses. Au fond, cela ne prouvait rien contre la théorie du Juge Proth : il n’était peut-être pas plus doué en élocution qu’en musique, ou peut-être avait-il un mauvais public.

Quant à la substance théologique de ses messages, elle se déclinait toujours, comme la forme, en quatre volets, qui se rapportaient aux relations entre l’homme et Dieu. C’était :

  • L’homme n’étant qu’un homme.
  • L’homme se prenant pour Dieu.
  • Dieu étant Dieu, l’Être absolu.
  • Dieu se faisant homme, pour sauver l’homme.

En combinant ces quatre sujets, en diverses proportions tout au long des quatre mouvements de sa symphonie-sermon, le Juge Proth arrivait à produire un certain nombre de créations assez variées. Combien exactement, il ne s’était jamais posé la question.

Dans le cas présent, le leitmotiv qui s’imposait avec évidence au Juge Proth était celui de la folie, et fort de cette conviction, il se mit au travail.

Le premier mouvement dénonçait sans concession la démence de ces savants modernes, qui, pour satisfaire leur soif de gloire et de pouvoir, n’hésitent pas à s’aventurer hors des limites fixées aux habitants de la Terre par le Créateur, à ravager la planète, et même, la rumeur courait, à essayer de pervertir la sainteté de la famille, base de toute société humaine. Si le Gun Club n’était pas explicitement nommé, il était fortement visé ; les versets adéquats ne manquaient pas : Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous… (Rom.1.22) Tout homme devient stupide par sa science… (Jér.10.14) etc. Oui, ces hommes orgueilleux se prenaient pour Dieu !

Le deuxième mouvement démontrait qu’au cours de l’Histoire, Dieu permet que la folie de quelques individus, atteigne et contamine tout un peuple, telle une peste virulente, au point de le rendre complètement aveugle. Il y avait eu par exemple, en Amérique, au XVIIe siècle, la folie de la chasse aux sorcières, qui avait coûté la vie à des dizaines de femmes innocentes ; plus tard la folie de la guerre civile, qui avait fait plus d’un demi-million de morts. Dieu se servait de ces phénomènes d’aliénation collective pour châtier la nation qui l’oubliait. Pouvait-on imaginer dans l’avenir, des aberrations plus monstrueuses encore que celles du passé, qui s’empareraient de nations entières, au point de leur faire renier les lois sociales les plus naturelles, celle du mariage peut-être ? Non, c’était trop insensé ! le Juge Proth se refusait à envisager que la raison de millions de citoyens adultes et réveillés puisse jamais subir une telle éclipse, que d’en arriver là. Et cependant…, il y avait ce verset de l’Épître aux Romains : Comme ils ne se sont pas souciés de connaître Dieu, Dieu les a livrés à leur sens réprouvé, pour commettre des choses indignes… (Rom.1.28) Malheur au monde qui prétendrait se passer de Dieu… car Dieu est Dieu !

Le troisième mouvement s’attachait à analyser la nature et l’origine de la folie. Le Juge Proth faisait remarquer que si les fous sont détestables par leur entêtement, ils sont souvent dignes de compassion par leur sincérité dans l’erreur. Il en déduisait que la folie provenait presque toujours d’un amour excessif, mal dirigé et mal placé ; que la folie était en quelque sorte une forme pathologique de l’amour, et que cela même rendait les fous attirants. Il citait, toujours sans nommer personne, l’exemple de ce mathématicien, tellement épris de vérités pures et abstraites qu’il en perdait le sens commun dans la vie réelle. Ou encore, celui de cette femme amoureuse, qui s’obstinait à aimer quelqu’un qui n’éprouvait rien pour elle. Nous devons certes aimer de l’amour du Seigneur, même nos ennemis ; mais qu’y a-t-il de plus sot qu’un amour romantique non partagé ? pourtant des multitudes d’hommes et de femmes étaient prêts à gâcher leur vie pour ce fantôme, cette vapeur de leur imagination. Les fous avaient droit à notre compassion, parce qu’ils aimaient mal et sans savoir qu’ils se trompaient ; à eux pouvait s’appliquer la parole de saint Paul : J’ai obtenu miséricorde, parce que j’agissais par ignorance… (1Tim.1.13). Ils n’étaient que des hommes après tout !

Le juge Proth avait à présent presque achevé le squelette de son sermon, ou plutôt, selon lui, les lignes mélodiques de sa symphonie, puisqu’il ne lui restait plus qu’à esquisser le quatrième mouvement, son préféré, qui s’écrirait presque tout seul. Déjà il en tenait le verset clef : Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes. (1Cor.1.25) La Parole se faisant chair, Dieu devenant homme, le rappel de ce fait historique sidérant, inaccessible à l’imagination humaine, provoquait toujours chez lui un saint enthousiasme, qui accélérait ses pensées et sa plume. Il venait de dévaler à toute vitesse une série d’hypallages particulièrement audacieuses, et s’apprêtait à les conclure par une anacoluthe foudroyante, lorsque deux coups de feu quasi simultanés le firent sursauter, et lâcher par terre son carnet.

*

Maston, l’œil en feu, tenait dans sa main gauche un Derringer à deux coups, encore fumant, ajusté sur Nicholls, et Nicholls, la bouche crispée, pointait dans la direction de Maston un Remington 44, qui venait lui aussi de parler. Heureusement, aucun des deux tireurs n’avait été touché, il s’agissait probablement de deux coups de semonce, car à cette courte distance il était difficile de se manquer. La situation apparaissait néanmoins alarmante, les adversaires se maîtrisant à peine :

– Allez, monsieur le mathématicien d’opérette, je vous attends dans la rue !
– Quand il vous plaira, monsieur le chimiste d’arrière-cuisine !

Mais que s’était-il passé ? Absorbé par sa composition, le Juge Proth n’avait pas écouté la suite du développement de J.-T. Maston sur son plan de réforme de la société. Ce n’était pas suffisant de réécrire le code civil de Sweetwater, et d’y redéfinir le mariage comme étant l’union de quatre personnes, le Gun Club devait donner l’exemple ! et comme ils étaient quatre, en comptant Miss Scorbitt… Cependant, un léger souci se posait ; pour que le tétraèdre fût parfait, au couple HF–FH formé par J.-T. Maston et Miss Scorbitt, il fallait associer un couple HH–FF, couple tout à fait ordinaire, au sens usuel, mais il se trouvait que Barbicane et Nicholls étaient, selon toute apparence, deux hommes.

Barbicane avait déclaré tout net, qu’étant personnellement un mâle alpha naturel, il était hors de question qu’il adoptât un autre genre que HH. Maston avait alors insinué, par des périphrases assez emberlificotées, que puisqu’il était bien connu que, durant la dernière guerre, certains capitaines avaient perdu, suite à des explosions malheureuses, des parties essentielles de leur personne, comme lui-même avait perdu sa main droite, cela ne coûterait pas beaucoup, à ces dits capitaines, de se réclamer du genre FF.

Ulcéré, le Capitaine Nicholls avait dégainé son Remington, et lancé cette réplique terrible, d’autant qu’elle était sans doute vraie :

– Maston, vous n’avez inventé cette histoire abracadabrante de mariage tétraédrique, que pour ne pas vous retrouver seul, en tête-à-tête avec Évangélina Scorbitt ! et les coups de feu avaient claqué.

C’en était trop pour Miss Scorbitt ! Une polyandrie virtuelle avec trois hommes, elle aurait peut-être encore pu la supporter, mais l’affront public d’entendre que son cher Teddy cherchait à l’éviter, était intolérable. Elle courut en pleurant à la porte. Maston, qui était fou, mais point méchant, se précipita à sa suite pour essayer de l’apaiser. Les deux autres membres du Gun Club sortirent à leur tour, l’air penaud.

*

Toujours philosophe, le Juge Proth se fit la réflexion que s’entendre à deux dans un mariage n’était pas chose facile, à quatre, ce serait une vraie gageure. Et il se baissa, pour ramasser son carnet.

En se relevant, ses yeux se portèrent sur le tableau ou J.-T Maston avait dessiné son fameux tétraèdre. Soudain, une pensée affreuse oppressa son cœur, un picotement électrique parcourut son cuir chevelu. Le Juge Proth regardait alternativement le tableau, puis le carnet qu’il tenait dans sa main…, où il avait consigné son plan de sermon.

– Miséricorde ! et si j’étais aussi fou que Maston ?! Malgré mon titre de premier magistrat de Sweetwater, qui suis-je, en fait ? un rebelle comme eux ! un rebelle qui a fui vers l’Ouest ! Non, non ! cela ne se peut ! Maston est fou parce qu’il se confie dans sa science, mais moi, j’ai la Parole de Dieu !

Alors, rebelle jusqu’au bout, le juge Proth fit un geste, que lui avaient toujours fortement déconseillé ses professeurs : il tira de sa poche une Bible, et l’ouvrit au hasard, pour y trouver un verset ; et il lut, Ecclésiaste chapitre 7, verset 29 :

Voici ce que j’ai trouvé, c’est que Dieu a fait les hommes droits ; mais ils ont cherché beaucoup de détours.

Le Juge Proth tenait son sermon.

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