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Dernières pensées d’une porte

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Nous autres, portes américaines, notre plus grande fête de l’année, c’est la soirée d’Halloween, lorsque des volées de petits garnements, tout grimés de feutres de couleurs, viennent nous asséner quelques bons coups qui font résonner le couloir. Oh ! quelle joie alors de leur ouvrir, pour entendre fuser de leurs mignonnes bouches le fameux « Trick or treat », et les bénir d’une avalanche de bonbons. Il est vrai qu’à Noël on pense aussi à nous décorer de belles guirlandes, mais les gens fort occupés ailleurs, n’ont aucune raison de nous interpeller ; et s’ils ont besoin qu’on leur ouvre, ils utilisent la sonnette. Or, être frappée, pour une porte, c’est une sensation irremplaçable…

A ce niveau, je bénéficie d’un avantage certain sur mes collègues de la rue ; le propriétaire de la maison dont je commande l’accès, est si pingre, que depuis des années, il refuse de remplacer les piles spéciales du carillon sans fil. Sa femme a beau le tarabuster, il répond toujours : « c’est trop cher, c’est superflu, ça découragera les timorés… » D’un autre côté, son avarice et sa paresse ont fait de moi la plus vilaine planche de bois du quartier : en dix ans de résidence, pas une seule couche de peinture ou de vernis ! Tandis que les portes d’en face et d’à côté rivalisent entre elles de ferrures luxueuses, de vitraux magnifiques, de placages précieux, je fais figure de prolétaire égaré au milieu d’une réunion de banquiers, et l’inspecteur de l’HOA (Homeowners Association) me regarde avec étonnement, quand il fait sa tournée mensuelle.

Pays fondé sur la liberté et l’entreprise personnelle, les États-Unis connaissent moins ces distinctions de classe propres aux sociétés plus anciennes, qui se transmettent par la naissance. Cependant chacun prend plaisir à afficher sa réussite financière, par des preuves extérieures, et l’on y parle volontiers de son salaire et de ses dépenses, sans complexes, ni sans orgueil outrancier d’ailleurs. Plus que la corvette de huit cents chevaux devant le garage, ou que le modeste pick-up de seulement trois cents, je dirai avec partialité, que c’est la porte principale qui donne à la maison sa vraie physionomie et qui situe son propriétaire sur l’échelle dorée. La voiture va, roule, s’use, se renouvelle ; mais la porte demeure. Promeneur curieux, qui trouve ta distraction dans la diversité sans fin des âmes humaines, observe d’abord la porte derrière laquelle elles se tiennent !

C’est ainsi que sur un terrain resté libre juste de l’autre côté de la rue, s’est élevé en à peine deux mois un manoir de nouveaux riches, tout en panneaux d’aggloméré recouverts d’un stucco particulier, qui donne à ses murs l’aspect de la plus belle pierre de taille. Mais c’est la porte qui a soulevé dans notre communauté une vague d’admiration, teintée hélas d’un peu de jalousie. Une porte ? non ! un portail, au vu de ses dimensions extraordinaires ; et lorsque les rayons du couchant viennent illuminer le cuivre rutilant de son chambranle, et l’acajou verni de ses panneaux, un portail digne de ceux que l’imagination trace en rêve à l’entrée de la Jérusalem céleste ! Au dessus de son linteau, l’architecte a placé un imposte semi-circulaire en verre dépoli bleu royal, sur lequel se détachent les grosses lettres d’or d’une maxime latine :

DITAT DEUS

Tout comme leurs propriétaires, les portes américaines, surtout celles de l’Ouest, traînent un vieux complexe culturel, vis-à-vis de l’Europe, du moins l’Europe de Lafayette telle qu’elles se la représentent, et qui en réalité a bien changé depuis. Aussi, deux mots latins inconnus suffisent à les plonger à la fois dans une extase mystique, et dans le tourment de n’en pas comprendre le sens. Les anciennes de la rue ont haussé les huisseries : pas de mystère, Ditat Deus, c’est tout simplement la devise de l’Arizona, et cela signifie « Dieu enrichit » ; ce que les jeunes ignoraient, la plupart des constructions étant très récentes. Du coup, un vent de rumeur a fait jaser toutes les portes d’alentour sur la nouvelle parvenue qui claironnait en latin sa richesse. « Était-ce bien moral ? »

Car oui, les portes d’entrée parlent beaucoup entre elles. Constamment tournées vers l’extérieur, condamnées à savoir tout ce qui se passe dans la rue ou sur la place publique, à quoi d’autre pourraient-elles penser ? Ceux qui se plaignent de la distraction calamiteuse amenée par les réseaux sociaux, n’ont jamais réfléchi à la dure condition perpétuelle des portes d’entrée, en comparaison. Par quel moyen les portes s’expriment-elles ? En pratiquant la langue des oiseaux, cet idiome universel de la nature, aujourd’hui inaudible aux humains.

Ditat Deus, a expliqué l’une d’entre elles, qui appartient à la demeure d’une pimpante diaconesse catholique, est une expression rattachée à la Vulgate, l’ancienne version latine de la Bible. On y lit, Genèse 14.22, la réponse d’Abraham au roi de Sodome : quæ tua sunt ne dicas ego ditavi Abram, que tu ne dises pas, j’ai enrichi Abram. Ou en substance : la richesse, tant matérielle que spirituelle, provient de Dieu seul. Est-ce vrai ? Pour l’amour de la paix, n’en discutons pas ; la Vulgate a tout sanctifié, et la nouvelle porte a été finalement bien accueillie par ses consœurs.

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Par exemple, la discussion, et même la dispute, furent plus longues à se calmer à propos d’une autre devise, pourtant bien innocente, qui orne la porte d’une modeste maison, la cinquième en remontant ma rue, et sise du même côté. Les propriétaires, originaires de Louisiane, ont gravé sur son bois, avec des lettres cursives enguirlandées comme des tiges de chèvre-feuille, une phrase en français :

il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée.

Si le latin a l’autorité d’induire chez la porte américaine moyenne une attitude grave et respectueuse proche de la peur, le français possède par contre la vertu magique d’exciter instantanément sa fibre romantique. Sans connaître encore le sens de l’inscription, les voisines s’accordèrent à la trouver absolument délicieuse. Cependant, lorsque après avoir été interrogée la french door répondit qu’il s’agissait d’un proverbe français, dont le sens lui avait paru humoristique, un quarteron de portes à prétentions académiques, mesquines et basses du linteau, montèrent sur leurs grands chevaux philosophiques.

Une première entama un interminable plaidoyer pour l’exigence d’une méthodologie rigoureuse dans l’approche épistémologique des devises de porte, exigence qui n’était pas ici respectée selon elle, puisque dans la phrase « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », on avait omis de préciser s’il s’agissait d’un ou exclusif ou d’un ou inclusif. Une seconde prit le relais en affirmant que le ou était exclusif, parce qu’il faut faire remonter ce proverbe à une archaïque conception cartésienne de la logique des portes, et que c’était pitié que quelqu’une soit encore assez attardée au point de ne pas concevoir qu’on puisse être ouverte et fermée en même temps. Une troisième renchérit en glosant sur les principes d’incertitude d’Heisenberg et la finalité hégélienne des portes d’entrée ; la quatrième conclut en annonçant qu’elle tiendrait, à telle date, une grande conférence intitulée « vers une théologie de la porte d’entrée ».

Dégoûtées par tant de verbiage à propos d’un dicton aussi simple, la grande majorité n’en écoutèrent pas un mot. D’autant que connaissant moi-même un peu la langue de Molière, j’avais dévoilé entre temps que ce « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée » était surtout le titre d’une pièce de théâtre d’Alfred de Musset, laquelle se termine par une porte franchement refermée sur un beau mariage. L’esprit et le chic français reprirent leur ascendant, et les portes philosophiques se retrouvèrent privées d’admiratrices.

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Tout ceci n’était qu’un hors-d’œuvre. Le grand scandale qui menace notre imminente fête d’Halloween, et peut-être celle des années à venir, est arrivé tout récemment par un promoteur immobilier sans scrupules. Quinze jours et quinze nuits lui ont suffi pour construire dans le champ auquel conduisait ma rue, une gated community, c-à-d en langage administratif, un ensemble résidentiel protégé, ou en termes simples un groupe de maisons de médiocre qualité, toutes formatées sur le même modèle, encloses par un mur périphérique, qui ne permet l’accès qu’aux résidents. Ces derniers y pénètrent, après avoir composé le code du grand portail automatique à barres de fer, qui contrôle l’entrée.

D’un œil curieux, et a priori sévère, l’ensemble des autres portes et moi-même avions observé pousser cette champignonnière douteuse. Cependant, lorsque parvenus à la fin du chantier, les constructeurs installèrent au-dessus du porche une grande arche en acier noir anodisé, portant le blason et la devise choisie pour ce lotissement, un murmure de surprise et d’approbation se propagea rapidement dans les rues adjacentes. On y lisait :

ΑΕΚΛΕΚΤΟΣ ΜΗΔΕΙΣ ΕΙΣΙΤΩ

— Ah ! ma sœur, du grec !! c’est du grec ! du grec ! quelle douceur… répétait chaque porte à sa collègue.

— Mais qu’est ce que cela veut dire ? répondait celle-ci.

— Çà, je n’en sais strictement rien… il faudrait poser la question à des portes de maisons pastorales.

Cela fut fait. Malheureusement, comme les trois mots ne se trouvaient ni dans les lexicons bibliques, ni dans ces logiciels fort chers qui outillent tout pasteur sérieux, l’énigme perdurait. Finalement, au bout de deux jours, un vieux geai grognon mais très savant, a vendu la mèche.

— Bah ! a-t-il dit, à un mot près c’est une sotte parodie de la phrase qui était gravée à l’entrée de l’Académie fondée à Athènes par Platon. ΑΕΚΛΕΚΤΟΣ ΜΗΔΕΙΣ ΕΙΣΙΤΩ doit se traduire par :

Que nul n’entre ici, s’il n’est élu.

Aussitôt connue, la traduction a engendré un tsunami d’indignation. La porte d’une maison baptiste que je connais, a failli, de colère, sortir de ses gonds :

— Cette misérable maxime, au plus haut point antiscripturaire, s’est-elle écriée, risque de ruiner complètement notre fête, en décourageant les enfants de venir nous heurter, parce qu’ils ne seront jamais certains d’être bien accueillis, se demandant toujours s’ils sont vraiment élus ! Plus que jamais nous devons lui opposer le verset biblique qui se trouve à la base de toute déontologie portuaire :

Voici, je me tiens à la porte et je frappe : si quelqu’un entend ma voix et m’ouvre la porte,
j’entrerai chez lui et je souperai avec lui, et lui avec moi.

— Et que nous enseigne ce verset ? sinon que la responsabilité de rester fermée ou de s’ouvrir incombe à la porte elle-même, et non à une prétendue élection décidée à l’avance !

Mais voilà que le quarteron philosophique, qui avait mal digéré l’humiliation de voir épinglée sa crasse ignorance du théâtre français, a vu là une bonne occasion de revanche.

— C’est votre fête d’Halloween tout court, qui est antiscripturaire ! voire occulte… Quant à votre exégèse d’Apocalypse 3.20 elle est mauvaise ; une bonne théologie nous apprend qu’il y a deux manières de frapper aux portes : une générale, qui s’adresse à toutes les portes, et une spéciale, ou efficace, qui ne concerne que les portes qui doivent s’ouvrir.

— Absurde ! a explosé la baptiste, à quoi sert-il d’aller frapper une porte si l’on ne désire pas qu’elle s’ouvre ! Et immoral encore, car votre distinction entre deux manières de frapper la porte suppose une secrète hypocrisie dans celui qui frappe.

Des bordées de versets ont alors été lâchées de part et d’autre. A l’heure actuelle, à quelques jours d’Halloween, les portes du quartier sont plus que jamais divisées en deux camps : celles qui ont juré d’ouvrir aussitôt qu’on les frapperait ; et celles qui vont lancer une enquête pour déterminer si elles ont été frappées de manière simplement générale, ou de manière efficace.

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Pour moi, blasée de ces vaines joutes, je sais bien que j’ouvrirai… et cela avec d’autant plus d’empressement que mes jours sont comptés… plus jamais je ne connaîtrais ici-bas la vive joie de voir se peindre sur une virginale frimousse d’enfant la convoitise des friandises dévoilées par la rotation de mes gonds … Car une lettre est arrivée… La sentence de l’HOA est tombée : je dois être remplacée ! Catastrophé, le mari hante les allées de Home Depot, pour dénicher la solde la moins chère, tandis que sa femme jubile, à la pensée de sa honte publique enfin levée.

Repassant ma longue vie, pour y puiser quelques consolations, je n’en trouve aucune dans le souvenir des grands débats suivis jusqu’au bout, des convictions brillamment défendues, ni dans la fierté d’avoir appartenu au bon clan… mais me reviennent en mémoire, avec bonheur, chaque occasion où je me suis ouverte.

Savoir s’ouvrir, n’est-ce pas là l’appel premier d’une porte, elle qui la plupart du temps doit rester fermée ? Et son pire péché, ne consisterait-il pas à inviter les gens par un extérieur avenant, mais ne jamais leur ouvrir lorsqu’ils s’approchent ? Moi qui n’étais guère jolie, du moins je n’ai trompé personne par mes sourires… et à présent, à la veille de mon départ, ma pensée s’envole vers le paradis des portes, là où métamorphosées en portails glorieux, nous nous renverrons les unes aux autres l’écho des célestes et sublimes élans du Psaume 24 :

Portes ! levez vos têtes !
Portes éternelles, exhaussez-vous !
Et le Roi de gloire entrera.
Qui est-il ce Roi de gloire ?
C’est l’Éternel, le fort et le puissant,
L’Éternel, puissant dans le combat !

Portes ! levez vos têtes !
Portes éternelles ! levez-les !
Et le Roi de gloire entrera.
Qui est-il ce Roi de gloire ?
C’est l’Éternel des armées.
C’est lui qui est le Roi de gloire !

👼

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