Poésie

XII. Inspiration et Suggestion

Comment agira l’intelligence du poète ? Comment fera-t-elle jaillir, au moyen des mots, l’étincelle de poésie ? Est-ce en appliquant ses ordinaires procédés logiques, ce rigoureux enchaînement des idées qui est comme sa loi naturelle et fondamentale ?

Oui et non.

Non, si l’on entend par là qu’elle les applique avec une volonté pleinement consciente et d’une manière constamment visible.

Oui, si l’on entend qu’elle les applique d’une façon à la fois cachée et certaine, dans cette inconscience lucide, dans cette passivité dirigée dont nous retrouvons le mystère, et dont je cherche en tâtonnant l’exacte formule, chaque fois que, au cours de ces études, nous rencontrons, à l’origine de toute beauté, ce phénomène : l’Inspiration.

De ce phénomène, je vous avais promis naguère, imprudemment, de tenter l’analyse. A quoi bon ? Voici mieux ; voici, dans une des pages les plus prodigieuses — et les plus inconnues — de l’œuvre posthume de Victor Hugo, non seulement une analyse qui dépasse en précision tout ce que pourraient formuler les plus subtils psychologues, mais une reconstitution extraordinaire, et rendue sensible, de l’inspiration germante, naissante, agissante, grandissante, ascendante.

En proie à la tristesse de l’âme et du monde, le poète voit tout à coup poindre un rêve, confus d’abord, puis le rêve se condense en images ; puis les images deviennent idées et volonté ; puis il semble que la main qui tient la plume, à la fois suive la pensée et la devance ; puis… Mais ne commentons plus, écoutons :

Le bien germe parfois dans les ronces du mal.
Souvent, dans l’éden vague et bleu de l’idéal
Que, frissonnant, sentant à peine que j’existe,
J’aperçois à travers mon humanité triste
Comme par les barreaux d’un blême cabanon,
Je vois éclore, au fond d’une lueur sans nom,
De monstrueuses fleurs et d’effrayantes roses.
Je sens que par devoir j’écris toutes ces choses
Qui semblent, sur le fauve et tremblant parchemin,
Naître sinistrement de l’ombre de ma main.
Est-ce que par hasard, grande haleine insensée
Des prophètes, c’est toi qui troubles ma pensée ?
Où donc m’entraîne-t-on dans ce nocturne azur ?
Est-ce un ciel que je vois ? Est-ce le rêve obscur
Dont j’aperçois la porte ouverte toute grande ?
Est-ce que j’obéis, est-ce que je commande ?
Ténèbres, suis-je en fuite ? est-ce moi qui poursuis ?
Tout croule ; je ne sais, par moments, si je suis
Le cavalier superbe ou le cheval farouche ;
J’ai le sceptre à la main et le mors dans la bouche.
Ouvrez-vous que je passe, abîmes, gouffre bleu,
Gouffre noir ! Tais-toi, foudre ! Où me mènes-tu, Dieu ?
Je suis la volonté, mais je suis le délire.
O vol dans l’infini ! J’ai beau par instants dire,
Comme Jésus criant Lamma Sabactani :
Le chemin est-il long encore ? Est-ce fini,
Seigneur ? permettrez-vous bientôt que je m’endorme ?
L’Esprit fait ce qu’il veut. Je sens son souffle énorme
Que sentit Elisée et qui le souleva ;
Et j’entends dans la nuit quelqu’un qui me dit : « Va ! »
 (Toute la Lyre.)

Donc, dans cette chevauchée vertigineuse, c’est encore l’Esprit qui commande. Esprit extérieur au poète ? Non, mais, par dédoublement et auto-suggestion, moitié de lui-même, restée consciente, commandant à l’autre moitié, qui ne l’est plus.

« Va ! » dit l’Esprit au poète. Mais il ne lui dit pas : « A ton gré dévie et divague ; » il lui permet seulement, dans la direction logique, des sauts immenses par-dessus les idées et les images intermédiaires. Et c’est parce que nous l’avons accompagné dans ces bonds, c’est parce que nous allons nous retrouver avec lui, à la retombée, dans la voie d’abord élue au départ, mais sans avoir subi la lenteur et la fatigue des étapes, que nous éprouverons chaque fois, comme lui-même, le brusque et total ébranlement de la Révélation, de l’Illumination poétique.

Zim-Zizimi, padischah tout-puissant et féroce, bâille d’ennui dans la satiété des viandes et des vins, des femmes et des fleurs. Et voici que lui parle l’un des sphinx qui soutiennent son trône, pour lui montrer le néant de la force et de la gloire. « Nemrod aussi était grand », lui dit-il :

Son sceptre altier couvrait l’espace qu’on mesure
De la mer du couchant à la mer du levant.
Baal le fit terrible à tout être vivant,
Depuis le ciel sacré jusqu’à l’enfer immonde,
Ayant rempli ses mains de l’empire du monde.
Si l’on eût dit : « Nemrod mourra, » qui l’aurait cru ?
Il vivait ; maintenant cet homme a disparu,
Le désert est profond et le vent est sonore.

Entre ce dernier vers et celui qui précède, aucun lien visible ; et une page n’aurait pas suffi à évoquer tout ce qui les sépare : les cataclysmes, les révolutions, les destructions, le sable, les siècles, l’oubli… Mais dans ce seul vers :

Le désert est profond et le vent est sonore,

il y a tout cela, et davantage.

Le Fiancé du Cantique de Bethphagé dira-t-il de la Fiancée : « Sa présence m’est douce, et j’imagine que si les champs avaient une âme, ils éprouveraient, quand Elle passe, la même douceur » ? — Non, il se contentera de dire :

La forme de son ombre est agréable aux champs
 (Hugo, la Fin de Satan.)

et dans cette transposition, merveilleusement abréviative, d’où il semble s’être retiré, il ne mettra que plus de lui-même encore, et plus d’amour.

Sur une haute terrasse d’Alexandrie, Antoine, oublieux de son foyer, de son pays, de sa gloire, berce dans ses bras Cléopâtre. Le poète nous montrera-t-il, reliant les effets à la cause, les catastrophes qui seront la conséquence de cette abdication du devoir devant la volupté : la guerre entre les triumvirs, l’approche d’Octave, la bataille d’Actium, Cléopâtre donnant à ses vaisseaux le signal d’une honteuse retraite, Antoine abandonnant pour la suivre sa flotte et son armée ? … Non, il soulève seulement, une seconde, la tête pâle de la reine d’Egypte, lui fait tendre vers son amant « sa bouche et ses prunelles claires »…

Et sur elle courbé, l’ardent Imperator
Vit dans ses larges yeux étoilés de points d’or
Toute une mer immense où fuyaient des galères.
 (J.-M. de Heredia, les Trophées.)

Et à ce trait unique, tout l’avenir, issu du présent, nous apparaît, comme, la nuit, un seul éclair illumine et rapproche de nous tout un immense paysage.

Parfois enfin, ce n’est plus un seul trait, mais une suite de traits, sans aucune apparence de rapport logique entre eux, qui donne au poème inspiré sa puissance d’incantation. Ainsi dans ce beau sonnet de Baudelaire :

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille ;
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main : viens par ici,

Loin d’eux. Vois se pencher les défuntes années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

Le soleil moribond s’endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l’Orient,
Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche.
 (Les Fleurs du Mal.)

Le poète, voulant exprimer l’apaisement de la douleur à l’approche du soir, l’a d’abord personnifiée, elle seule. Mais bientôt, sans les relier logiquement l’une à l’autre, il a éveillé tour à tour, par d’autres personnifications, ces sensations harmoniques : l’apaisement du souvenir, l’apaisement du regret, l’apaisement de la lumière, l’apaisement des bruits nocturnes… Pourquoi notre délicieuse surprise à l’apparition de chacune de ces images ? … C’est que nous ne pouvions prévoir que ce seraient précisément celles-là qu’évoquerait le poète. Mais pourquoi, au même instant, ce délice contraire : la sécurité d’une attente satisfaite ? … C’est que, de toutes ces images, il n’en est pas une qui ne soit — comme tout à l’heure le trait unique de Heredia ou de Victor Hugo — dans le prolongement virtuel de la pensée et de l’émotion initiales.

Et voilà que nous avons retrouvé, dans le fond le plus intime de la Poésie, ce double plaisir d’étonnement et d’aise que notre oreille, lorsqu’il ne s’agissait que de la forme, demandait — vous vous en souvenez — au jeu des rimes et à celui des accents toniques. O la merveilleuse harmonie entre le fond et la forme, entre la jouissance intellectuelle et la jouissance musicale, appuyées l’une et l’autre sur cette même conciliation des contraires, sur ce même équilibre de la sécurité et de la surprise, également désiré par notre pensée et par nos sens !

Que cet équilibre soit rompu, et, aussitôt, la jouissance diminue et peut aller jusqu’à disparaître.

Nous l’avons vu se rompre, dans l’ordre musical, par l’excès de pauvreté ou de richesse des rimes, par la fixité ou la mobilité excessive des césures. Il était rompu de même, dans l’ordre intellectuel, par excès de surprise, lorsque nous lisions les vers incompréhensibles de Mallarmé, où nous ne percevions plus aucun rapport entre les idées ou images. Et il le sera, par excès de sécurité, dans tous les vers où le poète nous aura trop laissé voir l’enchaînement de ses pensées et de ses figures, n’aura pas fait naître en nous cette exquise attente de l’inconnu, que la suggestion satisfait dans son voluptueux éclair.

C’est — pour rappeler la belle parole de Wagner, citée plus haut — la différence entre l’homme qui décrit ce qu’il aime, et l’homme qui, tout simplement, aime et communique aux autres, par le moyen de l’art, la joie qu’il éprouve à aimer. Ce dernier seul est un poète.

Un rimeur descriptif et un poète véritable vont, tour à tour, écrire des vers sur le Cygne, et pour nous en dire, l’un et l’autre, ces trois choses, rien qu’elles : que le corps du cygne rappelle la forme du navire ; que le cygne est beau ; que le cygne semble avoir conscience de sa beauté.

Voici comment s’exprime l’abbé Delille :

Le cygne, toujours beau, soit qu’il vienne au rivage,
Certain de ses attraits, s’offrir à notre hommage,
Soit que, de nos vaisseaux le modèle achevé,
Se rabaissant en proue, en poupe relevé,
L’estomac pour carène, et de sa queue agile
Mouvant le gouvernail en timonier habile,
Les pieds pour avirons, pour flotte ces oiseaux
Qui se pressent en foule autour du roi des eaux,
Pour voile enfin son aile au gré des vents enflée,
Fier, il vole au milieu de son escadre ailée.
Mais quand son feu l’atteint dans l’humide séjour,
De quel charme nouveau vient l’embellir l’amour !
Que de folâtres jeux, que d’aimables caresses !
Doux et passionné dans ses vives tendresses,
Déployant mollement son plumage amoureux,
De quel air caressant pour l’objet de ses feux,
Il prouve aux flots émus par son ardeur féconde
Que la mère d’amour est la fille de l’onde
Et de son corps, choisi pour plaire à deux beaux yeux,
Justifie, en aimant, le Monarque des dieux !
 (Les Trois Règnes.)

Et voici comment s’exprime Sully Prudhomme :

Sans bruit, sous le miroir des lacs profonds et calmes,
Le cygne chasse l’onde avec ses larges palmes,
Et glisse. Le duvet de ses flancs est pareil
A ces neiges d’avril qui croulent au soleil ;
Mais, ferme et d’un blanc mat, vibrant sous le zéphire.
Sa grande aile l’entraîne ainsi qu’un lent navire.
Il dresse son beau col au-dessus des roseaux,
Le plonge, le promène allongé sur les eaux,
Le courbe gracieux comme un profil d’acanthe,
Et cache son bec noir dans sa gorge éclatante.
Tantôt le long des pins, séjour d’ombre et de paix,
Il serpente et, laissant les herbages épais
Traîner derrière lui comme une chevelure,
Il va, d’une tardive et languissante allure.
La grotte où le poète écoute ce qu’il sent,
Et la source, qui pleure un éternel absent,
Lui plaisent, il y rôde ; une feuille de saule
En silence tombée effleure son épaule.
Tantôt il pousse au large, et, loin du bois obscur,
Superbe, gouvernant du côté de l’azur,
Il choisit, pour fêter sa blancheur qu’il admire,
La place éblouissante où le soleil se mire.
Puis, quand les bords de l’eau ne se distinguent plus,
A l’heure où toute forme est un spectre confus,
Où l’horizon brunit rayé d’un long trait rouge,
Alors que pas un jonc, pas un glaïeul ne bouge,
Que les rainettes font dans l’air serein leur bruit,
Et que la luciole au clair de lune luit,
L’oiseau, dans le lac sombre où sous lui se reflète
La splendeur d’une nuit lactée et violette,
Comme un vase d’argent parmi les diamants,
Dort, la tête sous l’aile, entre deux firmaments.
 (Les Solitudes.)

Quel abîme sépare, non seulement les deux poèmes, mais encore les deux conceptions de la Poésie ! Delille, voulant nous communiquer, à la vue du cygne, l’idée d’un vaisseau, insiste lourdement sur la comparaison, n’oubliant ni la proue, ni la poupe, ni la carène, ni le gouvernail, ni les avirons, ni même les chaloupes ! … Hélas ! pour nous avoir tout dit, pour avoir tout décrit, pour n’avoir point laissé à notre imagination la moindre marge, qu’a-t-il fait ? Il a, d’insistance en insistance, détruit la grâce possible et jusqu’à la justesse même de la comparaison, dont le ridicule nous apparaît dès qu’on veut nous la donner comme exacte et précise : d’un cygne vivant, Delille a fait un oiseau en bois, un automate de Vaucanson, tout au plus. Il nous assure qu’il est « toujours beau », mais il ne nous donne point l’impression qu’il le soit, même en décrivant ses « folâtres jeux » et en appelant à la rescousse les plus fades comparaisons mythologiques. Et il croit peut-être aussi nous avoir communiqué quelque chose en nous disant que le cygne, « certain de ses attraits », vient « s’offrir à notre hommage ». Il ne nous a rien communiqué du tout.

Sully Prudhomme, au contraire, sentant que, de délicate, la comparaison avec le navire serait grossière s’il y appuyait, l’indique d’un seul vers, où l’aile même n’est qu’indirectement comparée à la voile, mais où le choix et l’ordre des mots évoquent, sans décrire, l’idée d’un vaisseau, et en évoquant moins la forme tangible que le mouvement impalpable. Au lieu de matérialiser, il dématérialise. Et c’est par le même procédé de dématérialisation qu’il nous suggérera, de plus en plus, l’idée de la beauté du cygne et de ce sentiment de sa propre beauté qu’il semble que cet oiseau possède. Bientôt, en effet, ce n’est plus par l’indication de la couleur, ni de la forme, ni même des mouvements qu’il nous montrera cette beauté, cette fierté conscientes ; ce sera par tout ce qui n’est plus le cygne lui-même : les lieux secrets et calmes qu’il fréquente, l’heure silencieuse qu’il préfère, l’harmonie entre le reflet pur des étoiles dans l’eau et la pureté lumineuse de son corps endormi.

A la fin de ses vers, Delille a complètement effacé, sous la description, l’image du cygne. A la fin des siens, Sully Prudhomme l’a complètement évoquée, par la suggestion.

L’étude de l’allitération et de l’assonance nous avait amenés à montrer la domination de l’Intelligence sur les éléments sonores du langage. Et c’est ainsi que nous venons d’être amenés à étudier comment l’inspiration modifiait à son tour les procédés ordinaires de l’Intelligence.

Il nous faut, maintenant, quitter un peu la philosophie de notre art, pour étudier une question de « métier » que je ne puis tout à fait omettre : celle des licences poétiques. Et il ne nous restera plus qu’à apprendre, par l’étude des strophes, des principaux poèmes à forme fixe, et enfin des vers libres, quels moules divers ces combinaisons métriques offrent à l’inspiration du poète.

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