Par Mélanie Colonnette, en réponse au défi d’écriture #13
Ecole de Bradesh, Nord de l’Inde, 2000
– Je ne veux plus te voir ici sale Valmiki, tu m’entends ? Tu n’es qu’une moins que rien… Tu me fais perdre mon temps.
Siddhi avait du mal à y croire. Les yeux du maître, il y a quelques minutes encore, si bienveillants, étaient maintenant remplis de mépris. Elle ne comprenait pas ce qu’elle avait pu faire de mal.
– Je t’ai dit que je ne veux pas de toi ici…. Tu ne comprends pas ? Dépêche-toi de sortir de ma classe. Je ne peux pas travailler si tu restes là.
Siddhi, encore sous le choc, se lève sans tarder. Elle se fraye un chemin parmi la quarantaine d’écoliers assis à même le sol, jusqu’à la sortie.
Slita et Aruna semblent vraiment peinées pour leur amie. Les trois fillettes avaient fait connaissance le matin même. Toutes trois très intimidées à l’idée de ce premier jour, un sourire échangé entre elles avait suffi pour qu’elles se mettent à discuter et rigoler ensemble. Elles avaient déjà commencé à s’imaginer cette superbe année qu’elles passeraient : les idées de jeux à tester à la récréation, les leçons à apprendre par cœur et les professeurs qui étaient apparemment très sévères.
Elles ne s’étaient jamais vues au village, leurs familles n’habitant pas du tout au même endroit. Mais elles ne s’étaient pas posées plus de questions. L’idée des castes ne leur était même pas venue en tête. Et pourtant, là, tout de suite, cette simple question créait un fossé entre elles : Slita et Aruna pourraient rester à l’école et continuer à apprendre. Et elle, Siddhi, était obligée de partir.
Un silence glacial accompagne les pas de Siddhi. Aucun élève n’ose bouger. Vu la tête que font certains, elle voit bien qu’ils ont du mal à comprendre la situation. Certains enfants affichent sur leur visage un air moqueur en articulant ce mot : Valmiki. Un garçon lui fait même un croche-patte quand elle passe devant lui. Elle se retient de tomber de justesse et lance un regard noir au coupable qui n’est pas peu fier de sa blague. Siddhi est sûre que le maître l’a vu. Pourtant, il ne dit rien. De toute façon, pourquoi prendrait-il sa défense ?
Elle sort de la salle, le cœur gros. Les larmes montent mais elle essaie de les contenir. Elle ne veut pas pleurer… pas ici. Elle se retrouve dans la cour de l’école, toute seule. Tout le monde est en classe…sauf elle. Dans l’air, la bonne odeur de dhal, une sauce aux lentilles épicées, certainement pour le repas du midi préparé par la cuisinière. Ça non plus, elle n’y aura pas le droit ….
Un dernier regard vers la petite école en brique rouge et elle s’éloigne à regret. L’école est un peu éloignée du village. Vingt bonnes minutes de marche sur un petit chemin de terre dans la campagne l’attendent avant d’arriver chez elle. A cette heure-ci, il n’y a personne. Les agriculteurs qui peuvent passer par là sont déjà aux champs avec leurs animaux. Personne donc pour la déranger ou la voir pleurer. Les larmes coulent le long de ses joues.
Elle se revoit le matin même faire le chemin inverse en direction de l’école. C’est la première fois qu’elle le faisait toute seule. Elle avait eu peur de se perdre, mais elle avait rencontré tout un groupe d’enfants qui se rendait à l’école. Elle n’avait reconnu aucun des enfants de son quartier mais il n’y avait aucun doute : ils allaient tous au même endroit. Elle s’est vite mêlée au groupe, essayant de ne pas attirer l’attention.
Le groupe était très hétérogène. Des petits, des plus grands, chahutant, rigolant, criant. Les plus grands tenaient la main des petits. Une grande sœur consolait son frère qui pleurait, un autre essayait d’enlever la poussière de ses vêtements. Plusieurs courraient après un chien errant. D’autres se vantaient de pouvoir compter jusqu’à l’infini. C’est parmi ce joyeux groupe que Siddhi avait fait la connaissance de Slita et Aruna.
Elle était tellement contente d’aller à l’école. En plus, c’était la première de sa famille à y aller. Ses parents avaient dû travailler très jeunes et ils voulaient un autre avenir pour elle. C’est d’ailleurs pour ça, comme lui disait sa maman qu’elle avait choisi son prénom « Siddhi ». En sanskrit, cela signifie « perfection », ou encore « succès ». C’est ce qu’elle se disait ce matin. Elle allait réussir, apprendre beaucoup de choses et avoir de bonnes notes. Elle voulait pouvoir compter jusqu’à 1000, déchiffrer les panneaux, être capable de lire par elle-même et découvrir le monde qui entourait son village. Et quand elle serait plus grande, elle pourrait quitter Bradesh et trouver un travail pour aider ses parents. Elle serait médecin, maîtresse ou bien les deux. Elle voulait tout faire pour fuir leur condition actuelle.
Elle était toute excitée en entrant en classe. Le maître leur avait souhaité la bienvenue et récité un poème de bienvenue. Il avait l’air moins sévère que ce qu’en disaient les plus grands, avait pensé Siddhi. Il avait fait asseoir tous les élèves par rangées et leur avait demandé de se présenter, à tour de rôle en donnant leur prénom et leur nom. Certains enfants étaient tout intimidés à l’idée de parler devant tout le monde mais le maître les avait rassurés. Quand ce fut le tour de Siddhi, elle s’était levée toute confiante et s’était présentée. C’est là qu’elle avait vu pour la première fois de la matinée le maître sourciller.
– Siddhi, pouvez-vous répéter s’il vous plaît ? A quelle caste appartenez-vous ?
La fillette, ne voyant pas trop où il voulait en venir, avait répondu :
– Je suis Valmiki, Maitre.
C’est là que l’instituteur avait proféré les mots qui faisaient souffrir Siddhi en ce moment.
En y repensant, elle continue à pleurer amèrement. Ses rêves du matin lui paraissent déjà tellement loin. Jamais elle ne pourrait être une petite fille normale, jamais elle ne pourrait aller à l’école et apprendre à lire. Jamais elle ne pourrait faire d’études…. Parce qu’elle n’était pas née dans la bonne caste, elle était rejetée et exclue. Elle savait qu’au village, on traitait différemment les personnes de sa caste. Mais elle avait toujours pensé qu’à l’école, ce serait différent… qu’elle aurait le droit elle aussi d’être différente, qu’elle aurait pu être autre chose qu’une Valmiki, autre chose qu’une Dalit.
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Village de Bradesh, Nord de l’Inde, 3 ans plus tard
– Debout Siddhi, c’est l’heure d’y aller.
Siddhi ouvre les yeux péniblement et voit sa mère s’affairer dans leur petite maison.
L’aube commence à poindre. Elles doivent partir. Beaucoup de travail les attend aujourd’hui. Siddhi n’est pas la seule jeune de son quartier à travailler avec ses parents. La plupart des enfants le font également, car un jour ils devront prendre la relève. Rares étaient ceux qui avaient pu fréquenter l’école longtemps.
Aller à l’école… C’était déjà lointain pour Siddhi. Cela faisait maintenant trois ans qu’elle travaillait aux côtés de sa maman. Trois ans qu’elle était devenue, tout comme elle, une »nettoyeuse manuelle ».
– Je sais que c’est dur Siddhi, mais tu verras avec le temps tu finiras par t’y habituer.
Le temps passe, oui, mais Siddhi ne s’y fait toujours pas. Elle a toujours la boule au ventre et le même dégoût.
Un panier, une brosse et une spatule sont leurs uniques équipements pour cette tâche ingrate. Chaque jour, elles doivent vider à mains nues les toilettes publiques et les latrines de plusieurs habitations. Un travail que Siddhi trouve tellement dégradant… Les premiers mois, elle avait même l’impression que l’odeur des excréments la suivait en permanence, malgré ses toilettes répétées.
Si seulement elle avait le choix, c’est sûr, elle préférerait faire autre chose. Mais c’est la tradition. Ce travail se transmet de mère en fille. Sans cela, elle n’a aucun autre moyen de subvenir aux besoins de sa famille. Quand les personnes qui les emploient sont bien disposées, la mère et la fille peuvent tout juste gagner 400 roupies par mois. Un bien maigre salaire pour ce travail répugnant, mais elle essaie de ne pas y penser. Son père, travailleur de cuir, ne gagne pas bien plus à l’atelier.
Depuis quelques temps, Siddhi souffre de maux de tête constants et de vomissements réguliers. Il est clair que cela ne lui fait pas du bien. Sa mère n’est pas plus en forme. Elle n’a pas encore quarante ans et elle souffre déjà de mal de dos récurrent et de problèmes respiratoires dus aux odeurs nauséabondes. Comme beaucoup d’autres Valmiki à qui sont réservées les tâches ingrates de nettoyer les toilettes, les égouts et les fosses septiques.
Siddhi admire le courage de sa mère ; elle fait cette tâche ingrate avec tellement de dignité. Elle ne se plaint jamais. Parfois, des habitants se moquent d’elle pendant qu’elle nettoie mais elle préfère les ignorer et ils finissent par la laisser tranquille. Malgré toutes les injustices qu’elle pouvait connaitre en tant qu’Intouchable, elle encourageait toujours sa fille au respect et à l’amour d’autrui.
Ce n’était pas chose facile dans le village de Bradesh. Le système des castes régit complètement la vie des habitants. Les Valmiki se situent tout en bas de l’échelle sociale. Ils font partie du groupe des Intouchables, un groupe en-dehors des castes pures définis dans l’hindouisme. Selon cette religion, ceux qui font partie des Intouchables auraient commis des actions impures dans leurs vies antérieures. Ce caractère impur leur est toujours imputé aujourd’hui : les hindouistes considèrent que leur présence ou leur contact suffisent même à “polluer” les personnes intégrées dans le système des castes.
Les discriminations sont quotidiennes pour Siddhi et les siens : Un commerçant peut refuser l’entrée de son commerce à un Intouchable pour ce seul motif ; l’entrée au temple leur est interdite ; dans les échoppes de thé et cafés du village, ils n’ont pas le droit de boire et manger dans la même vaisselle que les autres clients. Gare à un Intouchable s’il est pris à se servir dans le puits d’une autre caste.
Cette séparation va même jusqu’à l’emplacement de leurs maisons. Les Intouchables de Bradesh vivent dans un quartier à part, séparés des habitations des autres castes par une grande rue. Toutes les castes se côtoient dans le village, mais chacun a sa place dans la société. Les Intouchables sont les plus défavorisés et le mépris à leur égard est constant et à peine caché.
La semaine dernière, le quartier des Intouchables avait été choqué par le viol et le meurtre de deux jeunes femmes Intouchables, sans que les coupables, pourtant connus, ne soient inquiétés.
Siddhi est révoltée par ce qu’elle entend tous les jours. Elle en veut aux dieux de l’avoir fait naitre dans une famille Intouchable et d’avoir créé un système aussi injuste. Comment les dieux pouvaient-ils laisser tant de personnes souffrir injustement, juste parce qu’ils appartenaient à un groupe ? Siddhi avait en tout cas bien du mal à imaginer son avenir au-delà des latrines et de Bradesh. Elle avait tout simplement arrêté de rêver.
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Siddhi a fini le travail plus tôt et elle attend Anokhi sur la place du village pour rentrer. A Bradesh, il est toujours préférable qu’une fille ne se balade pas toute seule dans le village, et encore plus, quand elle est une Intouchable.
Elle attend son amie. Aujourd’hui, c’est jour de marché et la place fourmille de monde. Siddhi aime assister à ce mélange de couleurs, de bruits et de senteurs : les étals colorés de fleurs et d’épices ; l’odeur des délicieux naans, chapatis, samossas, haricots ; les cris des vendeurs de chaï, le tressage des paniers, le séchage des noix de coco, le tissage des saris …
Siddhi voit son amie arriver au loin. Anokhi est sa plus vieille amie. Elles se connaissent depuis toujours et habitent dans la même rue. « Namasté Siddhi. » Les deux filles se saluent en joignant les mains, puis se dirigent vers leur quartier. Elles en profitent pour parler un peu de tout et de rien. Anokhi est un peu plus grande que Siddhi. Elle apprend aux côtés de sa mère pour devenir dāῑ, une sage-femme traditionnelle. Elle avait dû l’aider pour un accouchement très tôt ce matin et elle était épuisée.
– Je t’assure, Siddhi. C’était tellement difficile…. J’ai bien cru que le bébé allait mourir. Heureusement, Maman a pris la situation en main. Sinon, ça aurait pu être vraiment dramatique. Tu sais ce qu’ils nous ont donné en guise de salaire ? Deux petits fruits de leur jardin, à moitié pourris… Je t’assure, ça me dépasse.
– Anokhi, on est toujours à Bradesh, la taquine Siddhi. Tu n’espérais quand même pas qu’ils t’offrent une couronne de fleurs et érigent une statue en ton honneur ! Les fruits étaient bons au moins ?
Anokhi pouffe.
– J’ai pris un petit bout avec maman. Ce n’était pas extraordinaire. Mais bon, je préfère ça. Imagine si le bébé était mort. C’est sûr, ils nous auraient accusés d’être la cause de sa mort et nous auraient battus. C’est déjà arrivé à une de mes tantes.
La discussion se poursuit tout en marchant. Les deux amies sont maintenant dans le quartier des Intouchables. A proximité de la maison d’Anokhi, elles croisent une femme d’un certain âge, avec un beau sari bleu. Elle semble un peu perdue.
– Namasté. Anokhi et Siddhi se baissent pour toucher les pieds de la vieille femme, en signe de respect. Est-ce que nous pouvons vous aider ?
– Merci mes filles. Pourriez-vous m’indiquer la maison d’Aruna et Suresh s’il vous plait ? Ils m’ont donné des indications, mais j’ai quand même réussi à me perdre…
– Oui, bien sûr ce n’est pas très loin. C’est sur ma route, suivez-moi je vais vous montrer. Siddhi salue son amie, puis entraine la femme dans les ruelles du quartier. Ce n’est jamais facile de s’y retrouver dans ce dédale de rues les premières fois.
– Je n’ai jamais eu un très bon sens de l’orientation. Je suis arrivée au village, il n’y a pas très longtemps et je n’ai pas encore mémorisé tous les chemins.
Les deux femmes commencent à discuter tranquillement.
– Je me disais bien que je ne vous avais encore jamais vu. De quel côté du quartier habitez-vous ?
– En fait, je n’habite pas dans ce quartier. Je vis de l’autre côté de la rue principale. Près de l’échoppe de thé.
– Près de l’échoppe ?
Siddhi est très étonnée. Si elle ne vivait pas ici, elle n’était donc pas une Intouchable. Mais qu’est-ce qu’une personne comme elle, de haute caste, venait faire dans le quartier ? C’était la première fois que Siddhi voyait cela.
– Je te sens un peu perplexe. Oui, ma visite est assez inhabituelle…. Et tu as dû le comprendre, je ne suis pas Intouchable. Cela me fait penser que je ne me suis même pas présentée. Je m’appelle Priyanka. Et toi ?
– Siddhi.
La jeune fille ne peut s’empêcher de la regarder. Elle n’arrive pas à l’expliquer mais elle trouve que Priyanka dégage une aura particulière.
– Dis-moi ce qui te tracasse Siddhi, lui demande gentiment la femme.
Siddhi est très surprise. Elle lit dans ses pensées ? Elle se tourne vers Priyanka. Elle voit dans ses yeux beaucoup de bonté.
– Je m’excuse si ma question est impolie, mais, vous n’avez pas peur d’être souillée en venant ici ? D’habitude, les personnes d’autres castes évitent d’être en contact avec nous.
– Non, Siddhi, je peux t’assurer que ce n’est pas quelque chose qui me fait peur. Pour la simple raison que je ne crois pas qu’une personne puisse me souiller, “juste” parce qu’elle porte une étiquette injustement attribuée. Je ne suis pas d’accord avec le fait de rejeter ou maltraiter une personne, quelle qu’en soit la raison. Nous devrions tous être traités de la même manière. Nous avons tous la même valeur. Je n’ai hélas pas toujours pensé ainsi et j’en suis bien désolée.
Siddhi était sidérée. Elle était vraiment très surprise par le discours de Priyanka. Sa nouvelle connaissance ne finissait pas de la surprendre. La maison d’Aruna était maintenant à quelques pas. Siddhi était déçue. Elle aurait voulu passer plus de temps avec Priyanka. Elle l’intriguait.
– En tout cas, Siddhi, je suis vraiment contente de t’avoir rencontré. Tu as été très bonne pour moi en m’aidant. Si je peux te donner un conseil, ma fille : ne laisse jamais personne te réduire plus bas que terre. Tu as beaucoup de prix et tu mérites le meilleur.
Siddhi ne trouve pas les mots. Elle ne connaissait pas Priyanka, il y a encore quelques minutes, mais cette dame était étonnante. Chacune de ses paroles la frappait en plein cœur. Et entendre dire de la part d’une personne qu’elle ne connaissait absolument pas qu’elle avait de la valeur la touchait beaucoup.
– Aruna est là, se réjouit Priyanka. J’espère, Siddhi, que nous aurons l’occasion de nous revoir. J’habite dans la maison bleue juste à côté de l’échoppe de thé. Si tu veux passer à l’occasion, je serai honorée de te recevoir. A bientôt.
Siddhi la regarde s’éloigner, songeuse. Elle ne pensait vraiment pas que cette journée prendrait cette tournure.
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Les jours passent et Siddhi n’a pas recroisé Priyanka dans le quartier. Elle est déjà passée plusieurs fois devant la fameuse maison bleue lors de ses passages en ville. A chaque fois, elle tendait le cou pour voir si elle apercevait la vieille dame, mais elle n’avait jamais osé se présenter à la porte. La fille craignait sa réaction. Il était fort probable qu’entourée des autres personnes de sa caste, Priyanka ne se montre pas aussi amicale que lors de leur rencontre. Ce n’était absolument pas dans son avantage de se montrer proche d’une Intouchable.
Ce matin, Siddhi s’occupe de nettoyer ses dernières toilettes pour la journée. Le coin est infesté de mouches.
– Siddhi, est-ce que c’est toi ?
La fillette n’arrive pas à y croire. C’était elle. Elle n’avait pas oublié sa voix. Elle se retourne et voit en effet Priyanka qui la regarde avec un grand sourire. Siddhi est contente de la revoir, mais elle est aussi très gênée. Elle aurait préféré lui cacher son travail dégradant. C’était sûr, là, Priyanka ne lui parlerait plus jamais.
– Namasté aunty Priyanka.
– Je suis contente de te revoir. J’attendais ta visite.
– … J’étais très occupée ces derniers temps, bafouilla Siddhi. La présence de Priyanka la déstabilisait. D’ailleurs, j’ai pris du retard. Je devrais y aller. Ma mère va m’attendre. Siddhi range ses affaires et se lève pour partir.
– Et moi, je te retarde. Excuse-moi. Laisse-moi t’aider avec tes seaux. A deux, nous irons plus vite.
– Non, vraiment, ne vous embêtez pas pour ça. Je m’en occupe. Je ne peux pas vous faire porter mes seaux.
– Et pourquoi ça Siddhi ? Tu sous-entends que je suis trop vieille et que je n’ai plus de force ? J’ai de la réserve, ne t’inquiètes pas.
Priyanka rit de bon cœur puis se saisit vite d’un seau. Siddhi n’en revient pas. Elle aimerait répliquer mais elle a bien compris qu’elle ne pourrait pas faire entendre raison à la femme. Elle lui montre quoi faire avec le contenu des seaux. Elle doit admettre que Priyanka a encore beaucoup de vigueur pour une personne de son âge. Elles marchent ensemble jusqu’à la rivière. Elles lavent et rangent tout puis se reposent quelques minutes sur la rive. Une complicité s’installe entre elles deux.
– Siddhi, dis-moi, est-ce que tu as des rêves ?
– Des rêves ?
– Oui, est-ce que tu t’es déjà imaginée une autre vie que celle-là ?
Siddhi regarde la femme, interloquée. Elle était très étonnée de sa question. Son destin était déjà tracé…. A quoi cela lui servait de rêver ? Elle murmure :
– Petite je pensais pouvoir tout faire. Qu’il me suffisait de le vouloir et d’y travailler pour que cela se réalise. Je me voyais quitter Bradesh et découvrir le monde. Peut-être plus tard soigner les autres ou bien devenir maîtresse. Mais parce que je ne suis qu’une Dalit, je ne peux rien faire.
A ces mots, des larmes commencent à couler sur les joues de Siddhi. Elle repense à tout ce qui s’était passé, à ce jour où ses rêves avaient volé en éclats, à toutes les humiliations qui avaient suivi et aux blessures qu’elle avait enfouies sans jamais en parler.
Il y a beaucoup de choses qu’elle n’avait pas dit à ses parents. Elle savait que la vie était déjà difficile pour eux et elle ne voulait pas les accabler avec ses problèmes ou ses regrets. Elle voulait être forte pour eux. Mais elle avait l’impression qu’elle pouvait tout dire à Priyanka et que son amie ne la jugerait pas. Alors elle commence à tout lui raconter, à lui ouvrir son cœur. Priyanka la laisse parler et ne l’interrompt pas.
– Je vous assure, si seulement je pouvais me réincarner et faire partie des castes supérieures, je montrerai à tous ces villageois ce qu’ils nous font subir.
– Siddhi, je suis vraiment désolée de tout ce que tu as vécu. Ce serait vraiment déplacé de ma part de dire que je comprends parfaitement ta peine ou que ta colère n’est pas justifiée. Tu as des raisons d’être en colère. Mais crois-en mon expérience, la vengeance ne t’apportera rien, si ce n’est davantage de rancune et de frustration. Faire mal à l’autre n’effacera pas la douleur qu’il nous a infligé.
– Et pourquoi je devrai les laisser s’en sortir, si je peux les faire souffrir ?
– Parce que ce n’est pas à nous de faire justice ma grande. Un jour, tout le monde devra rendre compte de ce qu’il aura fait ici-bas, bien comme mal. Ainsi est la justice de Dieu.
– De quel dieu parlez-vous ? Skanda, le dieu de la guerre ?
– Non, je ne parle pas de lui. Laisse-moi te raconter une histoire. Un homme avait douze fils. L’avant-dernier était le préféré de son père, ce qui rendait ses frères extrêmement jaloux. Un jour, ils décident se débarrasser de lui, et ils le vendent comme esclave dans un pays étranger. Ils disent après à leur père que le frère est mort. Le jeune homme se retrouve seul dans un pays qu’il ne connait pas. Là-bas, ce grand Dieu veille sur lui. Il est acheté par un bon maitre. Celui-ci reconnait que le jeune garçon est sérieux et digne de confiance. Il lui confie de plus en plus de responsabilités, jusqu’à la gestion complète de la maison. Les affaires réussissent pour notre héros. Tout bascule quand il est accusé d’un crime qu’il n’a pas commis et est jeté en prison. Imagine à quel point il a dû se sentir seul et désemparé, sachant qu’il n’avait rien fait. Mais, même en prison, Dieu le garde. Il dispose le cœur du chef de la prison en sa faveur. A tel point que cet homme, esclave, serviteur, prisonnier finit par devenir un homme très puissant, le deuxième homme le plus puissant du pays juste derrière le dirigeant. Dieu lui donne l’intelligence nécessaire pour gérer les ressources du pays correctement afin qu’il puisse tenir en période de famine.
Siddhi était pendue aux oreilles de Priyanka. En plus, son amie racontait vraiment très bien. Tout en l’écoutant, elle s’interrogeait. C’était une belle histoire, mais elle avait bien du mal à croire que les choses se passaient vraiment comme ça dans la vie. Il y avait bien quelques élus, choisis par les dieux pour connaitre une telle ascension. Mais à part eux, elle l’avait bien vu pour sa famille ou pour sa propre vie, rien ne changeait. Il était même impossible que la situation évolue positivement. Et ce n’était pas les prières répétées ni les offrandes ni le respect des traditions qui y ferait quoi que ce soit. Ils resteraient dans cette vie, c’était écrit.
– Et tu ne connais pas le dernier rebondissement de cette histoire ! Il se trouve que les frères de cet homme qui l’avaient vendu viennent dans ce fameux pays quelques années plus tard, à cause d’une famine qui frappe. Ils n’ont jamais revu leur frère depuis la fois où ils l’ont vendu. Et ils viennent dans le pays où il est pour chercher de la nourriture. Et ils se trouvent que quand ses frères arrivent devant lui, ils ne le reconnaissent pas. Ils le croyaient mort, et puis les années ont passé, le frère a bien grandi.
– Ah très bien ! s’exclame Siddhi, ravie. Ça finit encore mieux que je ne pensais. Il va pouvoir se venger de ses frères, maintenant que c’est lui qui a le pouvoir. Il va les vendre à son tour ou les jeter en prison ?
– Et non, Siddhi, justement. Je te passe les détails, mais à aucun moment, il ne se vengera, même s’il sera tenté. Il va comprendre pourquoi Dieu avait permis tout cela : pour sauver sa famille de la famine, ainsi que tous les habitants de ce pays. Si Dieu ne l’avait pas envoyé dans ce pays et placé à ce poste-là, en ce temps-là, la famine les aurait tous tués. Mais Dieu avait tout prévu. Et à la fin, tout se résout : toute sa famille vient habiter avec lui dans ce nouveau pays. Le père ravagé de chagrin retrouve le fils chéri qu’il pensait mort. Et les frères ne pensent plus pareils. Leur cœur a changé et ils s’en voulaient terriblement du mal qu’ils avaient fait à leur frère. Eux aussi s’attendaient à ce qu’il se venge. Mais il ne l’a pas fait. Il leur a pardonnés.
– C’était une jolie histoire aunty Priyanka. Mais, je trouve ça un peu trop beau pour être vrai.
– Et pourtant, Siddhi, cette histoire a réellement eu lieu. Ce garçon s’appelait Joseph et sa vie nous parle encore aujourd’hui. Il n’était pas parfait mais son histoire est bouleversante. Je l’aime beaucoup car elle me rappelle que si les circonstances d’aujourd’hui semblent défavorables et injustes, nous ne savons pas ce que Dieu a prévu par la suite. Il est tout à fait capable de changer le mal en bien. Nous devons juste lui faire confiance. Tu sais, Siddhi, Dieu est capable de faire exactement ce qu’il a fait pour ce garçon. Je ne te parle pas de tous les dieux de notre tradition. Ni eux, ni la religion ne m’ont apporté quoi que ce soit. Non, je te parle de Dieu, le seul Dieu qui existe réellement. Nous ne le voyons pas avec nos yeux et pourtant, il est là. Il se tient à nos côtés. Et si nous le laissons faire, il est prêt à tout changer. Lui, il nous aime réellement et il s’intéresse à nous. Il peut permettre des fois des situations qui nous dépassent pour que nous le rencontrions.
– Vu la vie qu’il me destine, j’ai du mal à y voir de l’amour.
– Tu sais, Siddhi, notre rencontre n’est absolument pas le fruit du hasard. Il a permis que nous nous croisions.
– Oui, c’est vrai que je peux lui être reconnaissante pour cela…
– Mais pas seulement. Tu m’as raconté tout ce qui t’était arrivé et comment tu avais été exclue de l’école. Laisse-moi te dire Siddhi que comme tout enfant, dans le monde, même si tu es Intouchable, tu as des droits dont le droit à l’éducation. Et je veux t’aider.
La jeune fille a du mal à comprendre où Priyanka veut en venir. Elle ne peut pas retourner à l’école du village. Ils ne la laisseraient jamais rester. Et même si Priyanka arrivait à les convaincre, c’est sûr, chaque jour, elle aurait à faire face à beaucoup de méchanceté. Justement, celle-ci reprend :
– Dans une autre vie, j’ai été institutrice Siddhi. Et maintenant que je suis à la retraite, je veux passer mon temps à aider tous les enfants qui ont été exclus comme toi. Si tu es d’accord, je pourrai t’apprendre à lire et à écrire, à calculer. Si tu veux, je pourrai te montrer un peu l’anglais, voir comment le monde fonctionne, le corps humain etc. Les matières ne manquent pas. Il n’est pas trop tard pour rattraper ces années perdues. Et si tu le veux, par la suite, tu pourras même faire des grandes études et avoir un travail. Il existe des solutions et je pourrai t’aider à les trouver pour construire ton avenir. Qu’est-ce que tu en penses ?
Siddhi a bien envie de se pincer pour voir si elle ne rêve pas. Mais comment, comment est-ce que c’est possible ? Elle pourrait étudier elle aussi ? Elle n’arrive pas à y croire. Mais que vont dire ses parents ? Est-ce qu’ils accepteront l’idée de Priyanka ? Tellement de questions se pressent dans sa tête. Elle ne serait plus obligée de nettoyer les toilettes ? Elle est tellement concentrée qu’elle ne remarque pas le grand sourire qui se dessine sur le visage de Priyanka. La vieille dame est ravie de voir les yeux de Siddhi briller de joie. Depuis qu’elle la connaissait, elle rêvait de voir cette étincelle dans son regard, de pouvoir lui redonner de l’espoir.
– Est-ce que tu veux que nous allions en parler à tes parents, Siddhi ?
La jeune adolescente est tellement sous le choc, qu’elle ne trouve pas les mots. Elle arrive tout juste à hausser de la tête. Elle a envie de courir et de crier, faire exploser sa joie mais elle se contient devant Priyanka. Elle ne veut pas la faire changer d’avis. Les deux femmes se lèvent et prennent ensemble le chemin de la maison de Siddhi. Que ce chemin parait interminable pour Siddhi ! Elle espère tellement que ses parents diront oui. Quand ils arrivent, la maman de Siddhi vient tout juste de rentrer. Quelle n’est pas sa surprise de voir arriver sa fille avec une femme d’une caste supérieure. Siddhi attend dehors pendant que les deux femmes discutent ensemble. Elle a le ventre noué. Mais quand elle voit les deux femmes sortir avec le sourire, Siddhi sait que son avenir vient de changer. Elle en est persuadée.
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– Refais le calcul avec la méthode que je viens de te montrer. Tu vas finir par y arriver.
Siddhi sert les dents. Décidément, les mathématiques ne sont pas sa matière préférée… Et puis, Priyanka ne laisse passer aucune erreur. Mais Siddhi ne va pas se plaindre. C’est un tel bonheur d’apprendre. Elle est tellement reconnaissante envers Priyanka et envers ses parents de lui avoir laissé cette chance. Sa mère lui avait dit qu’elle allait enfin réaliser ce à quoi elle était vraiment destinée : « succès » comme le dit son prénom.
Comme elle, ils sont maintenant 4 jeunes Intouchables à suivre des cours avec Priyanka sur leur temps libre depuis maintenant plusieurs mois. Ils doivent continuer à travailler pour subvenir aux besoins de leurs familles. Mais ils ont désormais l’espoir de pouvoir prendre leur destin en main. Anokhi ne peut malheureusement pas se joindre à eux. Ses parents ont prévu de la marier avec un jeune Intouchable du village dans 3 mois. Malgré l’intervention de Siddhi et de Priyanka, personne n’a réussi à leur faire entendre raison. Alors Siddhi essaie dès qu’elle le peut de lui partager ce qu’elle apprend en classe.
Ces cours sont aussi l’occasion pour Priyanka de partager sa foi avec sa jeune élève. Siddhi aime entendre des histoires de la Bible et elle est de plus en plus intriguée par la question de ce Dieu qui l’aime tant. Un jour, Priyanka lui fait lire un passage de la Bible : « Car je connais les projets que j’ai formés sur vous, dit l’Eternel, projets de paix et non de malheur, afin de vous donner un avenir et de l’espérance. » (Jérémie 29,11). En lisant ces mots, le cœur de Siddhi se serre : Dieu l’aime tellement qu’il se soucie d’elle ? Elle compte vraiment à ces yeux ? Priyanka voit que Siddhi est touchée et ajoute :
– Et ces paroles, il l’adresse à tout le monde. Dieu aime tous les êtres humains de la même façon. Il ne rejette personne. Ceux que la société rejette, et bien lui se soucie d’eux. Et à ses yeux, personne n’est trop sale pour s’approcher de lui. Bien au contraire, nous sommes tous sales à cause de nos fautes. Mais Jésus, le fils unique de Dieu, est mort sur la Croix pour nous purifier, une fois pour toutes.
La jeune Intouchable fond en larmes. Cet amour lui parait tellement beau, tellement pur. Il la dépasse complètement. Elle se sent tellement indigne. Mais elle sent dans son cœur une chaleur l’envahir. Oui, elle veut réellement connaitre ce Dieu dont Priyanka lui a parlé. Elle veut qu’il devienne aussi son Dieu. Elle qui n’avait d’avenir, pas d’espérance, ne lui en a-t-il pas donné, elle, une petite Intouchable ?
– Aunty Priyanka, apprends-moi à parler à Dieu s’il te plait.
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Village de Bradesh, Nord de l’Inde, 15 ans plus tard
Siddhi suit le chemin de terre qui la mène à l’école du village. Elle ne réalise toujours pas que ça y est, c’est elle qui aura désormais le rôle de l’enseignante.
– Merci mon Dieu, merci, merci !
Elle a pu partir et étudier à l’université pour devenir professeur. Là-bas, elle a souvent été victime de discriminations, parce qu’elle était Intouchable. Mais Siddhi a pu compter sur le Seigneur pour l’aider à supporter et à pardonner. A défaut de changer un système tout entier, elle veut à son niveau faire bouger les choses. Avec deux autres femmes de son village, elle a créé une association « Projets de paix » venant en aide aux enfants Intouchables, pour leur assurer une scolarité de qualité grâce aux dons. Elle travaille aussi auprès des femmes Intouchables en leur offrant la possibilité d’apprendre à lire, écrire, ainsi qu’une formation professionnelle pour se reconvertir. La mère de Siddhi en fait partie. Elle est bien heureuse de ne plus avoir à faire son ancien métier. Siddhi a aussi l’occasion chaque jour de partager aux autres la plus belle richesse qui soit pour elle : Jésus ! Ses parents ont laissé les dieux de la religion pour suivre Christ. Et petit à petit, plusieurs Intouchables expérimentent à leur tour ce Dieu d’amour et ses « projets de paix, et non de malheur ».
Fin
C’est une belle histoire. Est-elle totalement fictive ou inspirée de faits réels ?
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Bonjour, je me suis inspirée de faits réels pour parler de la condition des Valmikis . Tout le reste est fictif
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Vous connaissez bien la culture indienne.
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