Nouvelles/contes, Prose

 Printemps sur la Gaule

Il n’y avait plus que quelques braises. Elles ne suffiraient pas à éloigner les loups, mais rien n’était à craindre, car aucun mulet ne les attirerait. Quant aux sangliers, ils se borneraient à contourner les murs ronds de l’abri, si d’aventure ils déboulaient des bois. Au reste, la déesse Arduina les dirigeait. C’est à elle qu’avait été consacré Maraillorix.

On avait rudement bien marché depuis Argentovaria, qui sera plus tard Horbourg, près de Colmar. La montée au Col représentait un bon dénivelé. Mais avec Salomon, on ne trainait jamais. Quel homme ! Il avait pourtant les moyens de voyager avec mulets et serviteurs, et de coucher dans les tavernes, en y faisant bonne chère et en buvant ce vin qu’on commençait à produire en assez grande quantité entre montagne et plaine et qu’il envoyait régulièrement à un négociant d’Argentorate. Chaque année, deux gros tonneaux dépassaient cette destination et, par le Rhin, gagnaient l’un, Noviomagos, appelé plus tard Nimègue, et l’autre Lugdunum Bataviorum, la future Leyde. Les habitants de ces contrées en raffolaient et en arrosaient leurs fêtes du solstice d’hiver.

Un romain avait essayé de rafler le trafic, mais il avait bêtement détaillé le vin en amphores, à la mode de son pays, au lieu de le laisser dans les bonnes barriques gauloises. C’était toujours une bonne blague à se raconter chez les mariniers de l’Argento.

Salomon n’aimait pas les tavernes, on y rencontrait trop de romains, des soldats surtout, prompts à exiger des marchands désarmés un supplément à leur solde, intégralement reversé dans la cervoise ou utilisé dans ce jeu de hasard qu’ils appelaient « alea ». Certains buveurs avaient des mains agiles pour chercher statères et sesterces dans les bagages et même les poches des voyageurs.

Salomon avait tenu à voyager discrètement, par de petits chemins, et sans l’apparence aucune de transporter quoi que ce soit. C’est pourquoi il avait choisi pour seul aide, guide et compagnon ce vieux Maraillorix qui avait quatre atouts :

  • Son professionnalisme en tant que guide.
  • Sa haine des romains, dont il se méfiait et qu’il considérait avec mépris.
  • Sa vigoureuse constitution, son pied sûr, son infatigabilité, qui étonnaient à cet âge ( 71 ans) d’autant que, quatrième et décisif atout aux yeux de Salomon :
  • Il n’avait pas de mains.

Il revoit l’affreux épisode de sa vie, jour de deuil pour la Gaule tout entière.
Tout jeune, avec Dappès et Lucter, ils allaient envahir la Province Romaine, pour infliger une leçon à Jules César. Mais ce chien de Caninius, avec sa troupe quatre fois plus nombreuse, allait les rejoindre. Ils se réfugièrent à Uxellodunum (Puy d’Issolu). La population les accueille, les hommes prennent les armes pour résister avec eux contre l’envahisseur. Ça marche. Mais César ne peut essuyer un échec auquel tout le peuple applaudirait. Il accourt en personne et décide de les avoir par la soif. Seule une source, au reste suffisante, reste accessible aux assiégés. Un terrassement de soixante pieds de haut est construit en face. Et dessus, une tour de dix étages, d’où une pluie de projectiles s’abat sur ceux qui se risquent vers l’eau. Ce fut le sort du père de Maraillorix. Ivre de douleur et de rage, le jeune homme fut parmi les volontaires qui allèrent incendier l’édifice. Mais César avait aussi ordonné aux légionnaires de creuser des conduits souterrains pour détourner la source. On ne le sut qu’après. Sur le coup, terrifiés par ce signe de réprobation des divinités, ces héros qui ne craignaient rien, sauf le Ciel, se rendirent.
César leur fit couper les mains.

Maraillorix – qu’on appelait simplement « Mar » – était Sénon. Allait-il retourner chez lui, en Agédincum ? L’oncle Comm allait sans doute reprendre tout seul la batellerie vers Lutèce et Rotomagus. Malgré son nom, il n’avait rien à voir avec ce résistant fameux, insaisissable, qui avait fini par se réfugier Outre-Manche. Mais son solide mépris des romains permettait de leur faire bonne figure pour les rouler sur toute la ligne. Bien entendu, c’était une forme de revanche, la seule possible dans cette ville infestée d’envahisseurs. Le patriotisme de Comm ne pouvait être mis en doute, mais ce n’était pas le genre de Mar qui avait la haine à fleur de peau. D’ailleurs, les affaires allaient mal, à cause de la concurrence acharnée des Lutéciens. Et puis, la batellerie sans mains…

On ne quitterait pas la Gaule, parce qu’on était Gaulois, et que ce serait une capitulation. Mais on irait chez sa tante, épouse d’un batelier d’Argentovaria. Cet homme avisé avait développé aussi le transport terrestre, vers les Leuques et la Mosella par les Vosges, et accessoirement vers Brisiacum, sur le Rhin. Il avait besoin de solides convoyeurs pour ses caravanes de mulets. À défaut de mains, Mar avait des jambes solides et beaucoup de courage. Jamais rebuté, jamais fatigué, jamais malade. Il n’avait qu’un but : faire vivre ce pays jusqu’à ce que le joug soit secoué.

C’est ainsi que le temps passa. La batellerie échoua aux cousins, qui se désintéressèrent de la voie de terre, peu rentable à courte vue, et Mar était devenu une sorte de travailleur indépendant, bien connu dans la plaine, chez les Leuques, et même dans le mystérieux Autre-Côté, là où le chemin contournait le Trône du Chef, que les germains appelleront Kaiserstuhl, puis se perdait dans les montagnes. Il savait bien, lui, qu’on pouvait ensuite, par un col et un lac, gagner un fleuve, si long que les Harudes n’en connaissaient pas l’embouchure. En tout cas, il avait de temps en temps des germains de l’est, voire des espèces de Daces, comme clients.

On remua dans l’abri, la tête glâbre et la barbe hirsute de Salomon apparurent pour demander :

« – Quelle heure est-il ?

– Vers la quatrième veille, et je vais me coucher.

– Tu as entendu ce bruit ?

– Des bruits, il y en a partout : un oiseau de nuit, les eaux vives, les troncs qui grincent. Rien d’anormal.

– Je suis content que tu sois là. Où as-tu mis le sac?

– Il est derrière ton dos.

– Ah oui ! Où ai-je la tête ? Entre et ferme la porte. »

Mar eut un haussement d’épaules et se glissa sous son manteau. Ce Salomon, si riche, avait l’air bien misérable, perdu dans cette nuit montagnarde. Mais c’était un homme régulier, et il méprisait les romains. Il passait pour Voconce, de la cité d’Avennio, sur le Rhône. En fait, sa famille s’était fixée là deux siècles plus tôt, en la personne d’un Benjacob qui était intendant dans l’expédition d’Hannibal. Il réglait les soldes des mercenaires gaulois. Il s’intéressa parallèlement au commerce de pierres précieuses et se spécialisa dans les pierres rouges qui venaient à Massalia, en provenance du Sinus Arabicus qui borde l’Égypte, et probablement de plus loin encore. L’engouement pour ces pierres avait gagné les épouses des romains qui s’étaient monstrueusement enrichis dans le sillage de Jules. Une petite filière remontait le grand fleuve à l’est du Rhin. Salomon s’était fixé à Argentovaria pour l’exploiter.

À l’aube, il fallut se remettre en route, chacun de son côté. Après un solide repas, non sans avoir remercié un dieu qu’il appelait familièrement « Père », Salomon fixa ses regards sur son compagnon :

« J’avais prévu de poursuivre seul ma route, dit-il, car on sait que tu ne quittes jamais le territoire des Séquanes. Mais ça m’ennuie. Avec ce recensement, on ne peut gagner des chemins, prendre des bateaux, coucher dans des cités, sans être pressé par une foule de curieux, de questionneurs, voire d’espions à la solde de qui tu sais. De plus, je ne suis pas allé en Avennio pour me faire enregistrer. Toujours des paperasseries ! Tiens, ces porcs, ils ont trouvé un pourri à mettre sur le trône de Jérusalem ! Ça ne te dit rien, tu ne sais pas comment c’est. Moi non plus. Mes ancêtres ont quitté cette ville il y a plus de six cents ans. Mais son nom a été répété par mon père, mon grand père et ainsi de suite sur leur lit de mort : « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite m’oublie! » Parce que c’est là que va régner le Roi qui va libérer le monde. Alors, tu m’accompagne jusqu’à Noviodunum. Oui, chez les Suessions. »

En vain, Mar argua-t-il de son peu d’utilité dans des pays où les chemins détournés étaient rares, où lui-même en ignorait tout. Les commodités ne manquaient pas pour voyager. On était fin Mars, en période de hautes eaux. Les bateaux partaient de très haut, et en nombre. Mais sa pensée allait vers ce Roi de Jérusalem qui allait purger le monde des romains. Qui était ce Brenn ? Ressemblait-il à celui qui avait assiégé le Capitole et balancé son épée sur les poids, en échange de l’or de la rançon ? Les arguments fébriles de Salomon : trois fleuves à descendre (Mosella, Mosa, Axona), les transbordements, le sac à porter et à surveiller, il ne les écoutait pas. Il voulait en savoir plus. Et cette prédiction d’un certain devin, ce « peuple qui marchait dans les ténèbres » et qui a vu resplendir une grande lumière ? « Ceux qui marchaient dans l’ombre de la mort » ? Des Gaulois ? D’autres victimes de la ville-vautour ? Benjacob venait d’une cité qui s’appelait quelque chose comme Cartag ou Cartak. Les romains l’avaient rasée, massacré ses habitants et vendu les survivants comme esclaves. Des méthodes dignes de Jules César qui avait exterminé les 40 000 d’Avaricum, femmes et enfants compris. Jusqu’à quand ces injustices ?

Arrivés à la Moselle, Mar savait que le Brenn naîtrait dans une ville à double nom: Éfrata, et un autre qui voulait dire : maison du pain. C’était écrit dans le livre du « prophète » (devin) Michée.

Le transbordement vers la Meuse se fit à cheval. Une fois qu’on l’avait monté dessus, Mar se tenait très bien, dirigeant la bête avec ses cuisses. Il n’en était pas de même de Salomon, qui aurait plutôt le pied marin, mais pas le génie équestre. Il avait pourtant opté pour ce moyen de locomotion rapide. C’était à pieds, sur cet itinéraire fréquenté, qu’il se serait fait remarquer. Mar apprit en chemin que le Roi souffrirait beaucoup, c’est un certain Isaia qui l’avait écrit, à peu près à l’époque où la famille de Salomon émigrait à Cartak, ou Byrsa (il doit s’agir de la même ville). Par contre, rien à voir avec Brennus, car le livre disait : « Toute chaussure qu’on porte dans la mêlée et tout vêtement guerrier roulé dans le sang seront livrés aux flammes ».

À l’embarquement sur la Meuse, Mar comprenait encore moins: « Il partagera son butin avec les puissants (pas du genre de Brennus, d’accord), parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et qu’il a été mis au rang des malfaiteurs ». Qu’est-ce à dire ? Des histoires de Juifs – c’était le nom de la tribu en question. Salomon prenait ça très au sérieux, il avait même pu lire cette formulation dans un rouleau, conservé dans un temple appelé Synagogue.
Le long du fleuve, le bateau se trainait de bourgade en bourgade, chargeant et déchargeant des paquets. Les visages changeaient au gré des étapes. Un Salace racontait des histoires crues aux mariniers qui mouraient de rire. Ces gens de Transpadane méritent bien leur réputation. Le « serviteur souffrant », comme disait Salomon, n’était vraiment pas un guerrier. Michée, encore lui, avait écrit: « Il sera juge d’un grand nombre de peuples, l’arbitre de nations puissantes, lointaines. De leurs glaives, ils forgeront des socs, et de leurs lances, des serpes. » Et le Jules, alors? Un certain Brutus avait massacré cette brute d’exception. Mais les romains en avaient fait un dieu. Non, décidément, il n’y avait pas d’expiation possible. Il faudra que Rome paye. Sous la masse gauloise. Ou alors…les germains?

Virodunum. Les chevaux sont loués au débarcadère. On prend la voie appelée « romaine » depuis qu’elle a été dallée sur une lieue. Pauvre Salomon !

« Comment feras-tu pour suivre ton Roi ? lui lance le Sénon.

– Il sera monté sur un ânon. »

L’accident eut lieu peu après. De jeunes cavaliers venaient en sens inverse, en faisant la course et en s’excitant par des cris. La déesse Épona se fâcha. La monture de Salomon fit une embardée. Il tomba droit sur le crâne et ne bougea plus. Il avait très mal au cou. Il vit Mar se pencher et s’aperçut qu’il pouvait remuer les lèvres.

« – Le sac ! glissa-t-il.

– Bien attaché au cheval.

– Tu le rendra à Josabeth, en Argentovaria. Tu embrassera mes enfants.

– Oui. Le nom du Brenn, dis-moi le nom du Brenn !

– Il en a plusieurs : Admirable, Conseiller, Dieu Puissant, Père Éternel, Prince de la Paix. Dans le sac, tu trouveras un coffret, très beau, très cher.

– Quand viendra-t-il régner ?

– Quand la vierge sera enceinte. Dans le coffret, il y a des pierres rouges. Beaucoup.

– Oui, oui. Ça arrivera comment ? »

Un passant cria à la cantonade: « Il s’est brisé la nuque ne le touchez pas! ».

Salomon croisa le regard navré de son ami :

« Elle enfantera un fils et lui donnera le nom d’Emmanuel. C’est à ma femme et à mes enfants. Tu leur rapporteras ?

– Oui, et toi avec. Ça ira ! Et ce sera quand, pour quand ?

Salomon eut un sourire mélancolique :

– C’est arrivé ces jours-ci, je le sais.

Il ajouta, agacé :

– Je ne peux pas bouger mes mains !

Puiss, rasséréné :

– Je te fais confiance ?

– Oui. Comment fera-t-il pour régner ?

– Il règnera, non seulement sur le monde, mais aussi dans ton cœur. Il sauvera de l’esclavage, mais aussi de la mort.

Le souffle manquait.

– Mais toi, reprit Maraillorix avec tristesse, il ne pourra pas te sauver.

Salomon eut un regard lointain, inexprimable.

– C’est comme ci c’était fait. »

François Volff.

2 réflexions au sujet de “ Printemps sur la Gaule”

  1. C’est très beau ! Surprenant et intéressant parce qu’il y a un arrière-plan culturel, historique et géographique, qui pour moi est un peu flou … Cette histoire de vies « ordinaires » du temps de la bible, remise en contexte, apporte un relief singulier, particulièrement plaisant.

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