Félix le peintre, Théâtre

Félix le peintre (3)

Acte premier (fin)

Scène V

FÉLIX – DUVUVIER – L’HUISSIER

DUVUVIER (en coulisse)

S’il ne peut pas payer, il faut qu’il déménage.

L’HUISSIER (en coulisse)

En effet, il faut qu’il déménage.

(On frappe à la porte.)

FÉLIX

Voici mes charmants visiteurs. Entrez !

DUVUVIER

Monsieur Lecléantaud, malgré mes nombreuses lettres de rappel, vous n’avez toujours pas honoré votre terme, ni d’ailleurs les précédents. Cela ne peut durer.

L’HUISSIER

En effet, cela ne peut durer.

FÉLIX

Accordez-moi un délai, juste une semaine. J’ai presque achevé mon dernier tableau. Je le vendrai et je vous paierai.

DUVUVIER

Vos toiles ne valent pas un navet. Vous allez en tirer dix francs alors que vous en devez cent vingt.

L’HUISSIER

En effet, vous devez cent vingt francs.

DUVUVIER

Si tous les locataires étaient comme vous, je serais ruiné depuis longtemps.

L’HUISSIER

En effet, ce sont des locataires comme vous qui ruinent les propriétaires. Mais heureusement, Dieu a créé les huissiers de justice pour protéger les honnêtes gens des profiteurs de votre espèce.

DUVUVIER

Je vous donne jusqu’à ce soir. Si vous n’avez pas payé, vous devrez vider les lieux avec tout votre attirail.

L’HUISSIER

En effet, il devra vider les lieux. Mais au lieu de mettre ce monsieur à la rue, je propose de le saisir, cet attirail. On revend tout ça, on vous paye, et le tour est joué.

DUVUVIER

Tout cela ne vaut rien je vous dis. Il nous embarrasse le plancher avec tout ce bric-à-brac, et à l’œil.

L’HUISSIER

En effet, c’est un vrai bric-à-brac.

FÉLIX

Vous n’avez pas l’air de vous y connaître en peinture.

L’HUISSIER

C’est mon métier d’estimer la valeur des choses. Tenez, cette fille, par exemple. Dommage qu’elle n’ait pas de visage.

FÉLIX

Son visage est dans ma tête avant de se coucher sur ma toile.

L’HUISSIER

Et celui-là ! Pourquoi est-il retourné ?

FÉLIX

Vous voulez le voir ?

(Félix le remet en place.)

L’HUISSIER

Il n’a l’air de rien. C’est votre œuvre ?

FÉLIX

Non, je l’ai acheté chez Casimir pour une bouchée de pain.

DUVUVIER

Vous auriez mieux fait d’aller chez le boulanger acheter une bouchée de pain. À défaut de remplir ma bourse, elle vous aurait rempli le ventre.

L’HUISSIER

Il n’est peut-être pas très beau, en effet, mais il y a un travail remarquable au niveau des yeux. On dirait qu’il me regarde comme si j’étais un oiseau rare. Il faut que je voie ça de plus près.

FÉLIX

Eh ! Doucement avec vos grosses paluches ! Une œuvre d’art, ça se manipule avec respect, avec délicatesse.

(En saisissant le tableau, l’huissier casse le cadre. Il en tombe un rouleau. Félix le ramasse avec précipitation et le cache dans sa poche.)

L’HUISSIER

J’ai entendu comme un bruit.

DUVUVIER

Il y a quelque chose qui est tombé.

FÉLIX

Ah ! Non non non ! Vous avez mal entendu. Il n’y a rien par terre. Veuillez remettre ce tableau à sa place. Vous avez déjà bousillé le cadre, ça suffit comme ça.

L’HUISSIER

Je l’emporte avec moi. Il est saisi.

FÉLIX

Vous ne saisissez rien du tout.

L’HUISSIER

En effet, je ne saisirai rien si vous payez.

FÉLIX

Je paierai.

DUVUVIER

Vous me paierez quand ? Le trente et un septembre ?

FÉLIX

Accordez-moi jusqu’à demain midi, le temps de passer à la banque.

DUVUVIER

À la banque ! De qui se moque-t-on ? Les gueux de votre acabit n’ont pas de compte en banque.

FÉLIX

Qu’à cela ne tienne ! Dès que vous m’aurez débarrassé de vos désagréables personnes, car j’espère que vous n’allez pas tarder à me quitter, j’irai à la banque ouvrir un compte et demain je vous paierai vos loyers, augmentés, comme il se doit, des indemnités de retard.

L’HUISSIER

En effet, s’il paie les loyers et les indemnités, je n’ai plus aucune raison de saisir ni de le contraindre de s’en aller.

FÉLIX

Je vous paierai et je m’en irai, premièrement parce que monsieur Duvivier est un propriétaire stupide et mesquin, deuxièmement parce que ce taudis est indigne d’un artiste tel que moi.

DUVUVIER

Je crois que cet homme est devenu fou.

L’HUISSIER

En effet, il a quelques souris dans le placard.

FÉLIX

Allez, bon vent, messieurs les fâcheux.

(Il pousse Duvivier et l’huissier vers la sortie.)

Scène VI

FÉLIX

J’espère que ce n’est pas encore un rêve.

(Il se frappe le front contre un mur.)

Aïe ! Non, je suis bien éveillé. On dit qu’à force d’être rêvés, les rêves deviennent réalité.

(saluant le portrait)

Merci, mon vieux. À charge de revanche. Voyons ce trésor. J’ai bien dix mille écus dans ce rouleau de papier. Dix mille écus ! Dans mon rêve, il y en avait bien plus que ça. Voyons. Ce cadre est tout vermoulu. Pas étonnant que ce larbin de la loi l’ait détérioré si facilement.

(Il brise le cadre, plusieurs rouleaux étaient cachés à l’intérieur.)

Dix mille… vingt mille… trente mille… quarante mille… cinquante mille… soixante mille… soixante-dix mille… quatre-vingt mille… Quatre-vingt-dix mille… et cent mille. Cent mille écus ! Combien cela vaut-il en francs d’aujourd’hui ? Ce vieux fripier de Casimir avait toute une fortune dans son bazar et il n’en a jamais rien su. Qu’est-ce que je vais faire de tout cet argent ?

(s’adressant au portrait)

Toi, je vais t’offrir un cadre neuf, tout en chêne, avec une belle dorure. Je te dois bien ça. Ensuite, payer ce requin de propriétaire. Combien il a dit que je lui devais ? Cent vingt francs ? Ridicule ! Me mettre l’huissier sur le paletot pour une broutille pareille ! Allez ! Dans ma grande prodigalité, je lui en donnerai cent cinquante, avec les intérêts, j’arrondis à deux cents. Au diable l’avarice ! J’ai toujours aussi faim. Ce soir, c’est la Tour d’argent. J’en ai les moyens et j’en ai envie depuis toujours.

« S’il ne peut pas payer, il faut qu’il déménage. – En effet, il faut qu’il déménage. » Eh oui ! Messieurs, je peux payer, mais je déménage tout de même. Vous me regretterez. J’ai de quoi vivre sans soucis pendant de longues années, peut-être même jusqu’à la fin de mes jours. Il suffit d’apprendre à gérer tout ça. D’abord, trouver une chambre un peu plus confortable, avec de la place pour installer mon atelier et pour y travailler à l’aise, avec de la lumière. C’est vrai que ça manque de lumière, ici, et c’est triste.

Voyons, il faut que j’achète un peu de matériel, un nouveau chevalet, de la toile, de la peinture, des pinceaux. Tout ceci coûte affreusement cher. Coûtait, je devrais dire. Qu’ai-je besoin d’un mécène, à présent ?

Allons vite à la banque avant qu’elle ferme.

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