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Un Drame à Jérusalem

Genre littéraire universel, la tragédie vise au-delà du simple divertissement de théâtre, elle cherche à sonder les profondeurs de l’âme humaine en prise aux drames de la vie. Son nom lui vient du grec tragos (τράγος), le bouc mis à mort, dans les fêtes antiques. Corneille et Racine, classiques chrétiens s’il en fut, en portèrent l’art à son apogée en fixant des règles et des formes qui, pour arbitraires qu’elles soient, rendent assez bien compte de l’expérience du tragique.

En cette période des Rameaux, relisons le drame écrit, non seulement dans nos Bibles avec de l’encre, mais encore dans l’histoire avec des faits. Le cœur sérieux ne saurait accorder ses plus précieuses émotions qu’à la réalité et non à la fiction.

L’Écriture met clairement en interaction deux sphères : celle du monde, du temporel, de l’homme, et celle du ciel, de l’éternité, de Dieu. Dans la sphère de Dieu la mort de Jésus-Christ est un fait voulu, arrêté dès le commencement par le conseil du Père et du Fils, aucune place n’est laissée à l’accident ou à la surprise. Mais dans la sphère humaine il en va autrement ; surgissent des événements imprévus, anormaux, qui font de l’épisode des Rameaux le début d’un drame. Et pourtant pour entrevoir le plan divin il nous faut commencer par comprendre la situation terrestre.

Qu’est-ce la tragédie classique ? Une bombe à retardement, une machine infernale en place dès le début de la pièce. L’auditeur attentif en perçoit le tic-tac sans qu’il puisse rien faire pour le stopper. L’oppression croissante à mesure qu’approche l’explosion inévitable voilà l’essence même du tragique. Dès le commencement de son ministère Jésus savait que son message ne serait pas accepté. Tant de grâce déversée sur la nation d’Israël et refusée par elle, devaient nécessairement aboutir à un terrible endurcissement et à la mise à mort de l’envoyé de Dieu.

Réfléchissant à tout ce qui s’était passé durant ces trois années du ministère de Jésus, Jean, le disciple qu’il aimait, écrit dans son prologue, à propos du Verbe incarné : Il est venu chez les siens, et les siens ne l’ont point reçu. C’est le sujet de la pièce : Le drame des Rameaux.

La tragédie classique pour donner tout son effet doit respecter les fameuses trois unités, qu’on nous serinait au collège : unité de temps, unité de lieu, unité d’action. Soit une action précise doit se dérouler en un lieu unique et dans un jour. L’esprit des ces trois conditions nous les retrouvons là, dans ce récit qu’aucune imagination humaine n’aurait su produire. Il s’agit de la passion de Jésus de Nazareth. La scène se joue à Jérusalem, de dimanche à vendredi, pâques de l’an 30. Bien ancrée dans la sphère de l’Histoire.

La tragédie demande un personnage principal, le héros. Son caractère et sa personnalité se dévoilent progressivement à mesure qu’avance la pièce, notamment grâce aux paroles dont il entretient ses confidents. La tragédie débute généralement par une occasion de réjouissance, mariage, couronnement, retrouvailles. Tout semble disposer à la joie, cependant, très vite, de funestes pressentiments envahissent le héros. Des ennemis se révèlent, un complot s’ourdit dans l’ombre. La foule inconstante balance, les confidents amis se récrient, rassurent, mais bientôt l’évidence s’impose, celui qui avait gagné la sympathie du spectateur est emporté sans espoir de retour vers un dénouement terrible. Ce canevas, qui l’a tissé dans la conscience humaine ? au point que les dramaturges de tous les temps le reproduisent spontanément, avec quelques variantes.

Combien lointaine et amère la joie du cortège triomphant, la beauté de la route jonchée de branches vertes, la chaleur des vibrants Hossana au Fils de David ! lorsqu’on comprend maintenant que toute cette fête ne doit aboutir qu’au supplice de la croix !

Si, élèves indolents, nous avions l’habitude de lire des résumés commentés, plutôt que les auteurs eux-mêmes, il faut en agir autrement envers la Bible. Les quatre évangiles rapportent cette scène de l’entrée de Jésus à Jérusalem, c’est dire son importance. Voici quelques scènes du drame, qui ne dispensent en rien de le relire dans son entier.

I) - Le roi humble
Sois transportée d’allégresse, fille de Sion !
Pousse des cris de joie, fille de Jérusalem !
Voici ton roi vient à toi ; il est juste et victorieux,
Il est humble et monté sur un âne,
Sur un âne, le petit d’une ânesse. (Zaccharie.9.9)

Jésus avait jusqu’ici toujours refusé l’hommage de la foule rendu à sa royauté, c’est en tant que Fils de l’homme et Fils de Dieu qu’il doit premièrement être accepté. Son départ à présent imminent, le Père lui montre cette journée spéciale qu’Il a faite. Au moins une fois il doit se présenter officiellement devant Jérusalem comme ce qu’il est en vérité, le Messie. La prophétie de Zaccharie est désormais littéralement accomplie : car la première venue de Jésus-Christ était en effet la seule occasion qui devait le voir entrer dans la capitale, monté sur un âne.

Les détails en sont remarquables. L’allégresse de la foule, malgré la suite que l’on sait, n’est point contrefaite ni superficielle. Elle résulte de l’action de l’Esprit qui tout à coup rappelle à la mémoire du peuple d’Israël toutes les merveilles auxquelles il a assisté depuis trois ans. Seuls les chefs religieux restent hermétiques à ce souffle soudain de Dieu. Ne pouvant maîtriser cette foule, ils demandent à Jésus lui-même de reprendre ses disciples. S’ils se taisent, répond ce dernier, les pierres crieront, par quoi il témoigne que ce qui se passe en ce moment est bien l’œuvre de Dieu.

Dans ce cortège immense dont une partie suit Jésus et dont l’autre le précède, les deux exaltant les louanges du Seigneur, saint Bernard a vu une image de l’Église de tous les temps : ceux qui ont vécu avant Jésus sont sauvés par lui tout comme ceux qui ont vécu après. Et en même temps, quelle sérieuse leçon pour nous ! L’âme humaine peut momentanément être subjuguée sous l’action puissante de l’Esprit de Dieu, comme l’était Saül, cependant que le cœur demeure inchangé, en profondeur. Il est possible nous avertit l’Épître aux Hébreux de goûter les puissances du siècle à venir tout en restant étranger à la grâce.

Le centre de ce tableau offre un spectacle unique, celui d’un roi humble. Nous avons tous entendu parler d’un roi qui se comparait au soleil, d’un autre qui déguisé, en mendiant, se mêlait à la foule pour savoir le mal qu’elle en disait, d’un autre encore qui entreprit de gagner la sainteté par les croisades ; mais lequel se présentât jamais dans l’histoire sous le titre de roi humble ?

L’humilité, pour les êtres humains ordinaires que nous sommes, c’est la conscience de l’écart infini entre la créature et le Créateur, jointe à la disposition de cœur d’aimer par-dessus tout ce Créateur. C’est aussi l’acceptation de l’autorité de ceux que Dieu a placés au-dessus de nous. Par principe nous voyons que l’humilité n’appartient pas à la liste des attributs de Dieu. Comment donc le Verbe, qui est Dieu, peut-il être qualifié de humble ? C’est qu’il est venu dans une chair semblable à la nôtre, et qu’il en a accepté toutes les conséquences.

Roi humble, Jésus était un roi pauvre. Rien ne lui appartenait en propre, hors ses vêtements. Un roi qui ne travaillait point à établir son prestige : Je ne cherche point ma gloire ; il en est un qui la cherche et qui juge. (Jean.8.50) Un roi victorieux, qui attribuait ces victoires à un autre : Et le Père qui demeure en moi, c’est lui qui fait les œuvres. (Jean.14.10) Un roi plein de douceur envers cette Jérusalem qui va le tuer, un roi qui appelle mon ami celui qui le trahit, un roi qui lave les pieds de ses sujets.

Les invitations des monarques sont des ordres à comparaître, voici la sienne :

Venez à moi vous, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos.
Prenez mon joug sur vous et recevez mes instructions, car je suis doux et humble de cœur ; et vous trouverez du repos pour vos âmes.
Car mon joug est doux et mon fardeau léger.

II) - L’ânon et l’ânesse

Le caractère de la monture s’accorde avec celui du roi qui la monte. Ce n’est point un animal de combat mais de paix. Mis à part la tradition que les juges en Israël allaient sur des ânes, la présence de ces deux équidés a souvent intrigué. L’action extraordinaire de Dieu s’étend jusqu’à eux. Dans leur appel premièrement :

Allez au village qui est devant vous ; vous trouverez aussitôt une ânesse attachée, et un ânon avec elle ; détachez-les et amenez-les moi. Si quelqu’un vous dit quelque chose, vous répondrez : Le Seigneur en a besoin. Et à l’instant il les laissera aller. (Matthieu.21.2-3)

Essayez donc d’emprunter une voiture ou deux de cette façon ! Même dans le parking d’une église il est peu probable que le propriétaire laisse ses clés à un inconnu, pour l’amour de Dieu.

Deuxièmement : Marc nous apprend que personne n’était encore jamais monté sur cet ânon. Si l’on pouvait s’attendre à ce que l’ânesse suive son petit, en revanche monter, et rester, sur une bête non habituée au cavalier ne se conçoit pas. Dieu prouve ainsi sa maîtrise absolue sur les animaux qu’il a créés.

L’âne est l’animal plusieurs fois pris comme image de l’homme naturel dans l’Écriture. C’était celui dont il fallait racheter le premier né avec un agneau ; et si on ne le rachetait pas il fallait lui briser la nuque. (Exode.13.13). Dans ce verset remarquable Dieu ajoute : Tu rachèteras aussi tout premier-né de l’homme parmi tes fils. Job dit également à propos de l’homme : Il est né comme le petit d’un âne.

Le rachat figurant toujours la mort de Jésus à la croix, en notre faveur, la suite découle de cette comparaison sans qu’on ait à la forcer. Jésus doit maintenant être le roi de nos vies. Son appel irrésistible doit être suivi d’un renoncement à notre indépendance naturelle et d’une parfaite soumission. A l’inverse du baudet chargé de reliques qui s’imaginait qu’on l’adorait, nous devons viser à glorifier celui que nous portons dans nos cœurs.

Certains ont vu également dans l’ânesse suivant l’ânon une figure des Juifs suivant les Gentils dans la conversion au vrai Messie.

III) - L’étincelle

Dans la tragédie classique un événement précipite la fin, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, l’étincelle qui provoque le coup de grisou. Quelle fut-elle dans le drame de Jérusalem ? : La résurrection de Lazare.

Une grande multitude de Juifs apprirent que Jésus était à Béthanie ; et ils y vinrent, non pas seulement à cause de lui, mais aussi pour voir Lazare, qu’il avait ressuscité des morts. Les principaux sacrificateurs délibérèrent de faire mourir aussi Lazare, parce que beaucoup de Juifs se retiraient d’eux à cause de lui, et croyaient en Jésus.(Jean.12.9-11)

Ceci se passait six jours avant Pâques, le dimanche des rameaux était le lendemain de ce samedi soir où Jésus avait été invité chez ses amis, Marie, Marthe et Lazare. Lazare se trouvait à table avec lui. Le motif humain qui a déclenché le meurtre de Jésus a donc, d’après Jean, été la jalousie religieuse. Mais c’est là précisément celui qui a poussé Caïn a assassiner son frère. Les passions meurtrières les plus vives ne se trouvent ni dans la convoitise charnelle, ni dans de désir de domination politique, mais toujours en rapport avec le pouvoir spirituel, et elles y sont alimentées directement par l’esprit du Malin.

Aviez-vous noté qu’ils voulaient aussi faire mourir Lazare ? un tel détail, entre autres, marque la véracité du récit.

IV) - Le dénouement :Jésus devant Pilate, Pilate devant Jésus

Les chefs religieux n’avaient pas le droit de décider la mort d’un individu. Après avoir condamné Jésus parce qu’il se disait Fils de Dieu (dans le sens d’égal à Dieu, ce qu’ils avaient bien compris) ils vont essayer d’obtenir sa condamnation à mort par le gouverneur romain en mettant en avant un faux motif politique : Jésus s’est déclaré Christ, soit roi à l’encontre de César. Pilate, qui savait que les chefs le livraient Jésus par envie, essaie de se débarrasser de cette affaire et pour faire d’une pierre deux coups, il demande à Hérode, avec qui il était fâché, de juger.

Il y gagne la réconciliation avec Hérode, mais celui-ci, persuadé de l’innocence patente de Jésus, renvoie ce dernier devant Pilate. Pilate, espère alors qu’en faisant flageller Jésus il excitera la pitié de ses accusateurs. C’est compter sans leur haine meurtrière. Ils menacent alors de dénoncer Pilate, à l’empereur Tibère. Pilate a suffisamment à se reprocher pour craindre d’avoir à rendre compte. En effet l’Évangile (Luc ch. 13) et l’histoire profane nous apprennent qu’il s’était livré à plusieurs exactions. Pilate cède alors, malgré les avertissements de sa conscience et ceux de sa femme.

La méditation de ces deux faces de la confrontation : Jésus devant Pilate, Pilate devant Jésus, mériterait que nous nous y attardions. Paul écrivait à Timothée : Je te recommande devant Dieu qui donne vie à toutes choses, et devant Jésus-Christ qui fit une belle confession devant Ponce Pilate.

Or Jésus ne dit que fort peu de choses devant Pilate. Mais il ne renie pas la vérité, ce qui le conduit à la croix, et il refuse à Pilate la moindre concession qui aurait pu l’épargner. Quant à Pilate devant Jésus il nous démontre combien il est dangereux d’étouffer les premières injonctions de la conscience. Convaincu de la fausseté des accusations il devait, en tant que juge, protéger l’innocent. La flagellation était déjà une décision inique de sa part, elle devait l’entraîner inéluctablement au crime. Dans la psychologie des personnages réside toute l’essence de la tragédie.

Nous terminerons donc, chers amis, avec la question que pose Pilate :

Que ferai-je donc de Jésus, qu’on appelle Christ ?

A chacun devant qui le drame vient d’être joué, par la prédication de l’Évangile, la conscience pose cette question. Si, comme Pilate, tu t’en laves les mains, il te faudra partager son destin. Ou si, comme le brigand sur la croix, tu reconnais ta misère et ton péché, et te tournes vers le crucifié, tu hériteras de la même promesse qui lui fut faite.

Amen !

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* Sermon prêché à la fin du XXe siècle en Bretagne, pour le jour des Rameaux ; la comparaison avec la tragédie classique n’était évidemment qu’un prétexte 🙂.

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