Collectionner des livres anciens de théologie, et des antiquités précieuses de l’art chrétien, tout en rejetant la réalité de la résurrection de Jésus-Christ et de ses miracles, rapportés dans les Évangiles, témoigne sinon d’une certaine inconséquence, du moins de l’acceptation cynique d’un irrémédiable divorce entre le beau et le vrai. Ce fut pourtant le passe-temps d’Anatole France (1844-1924), bibliomane acharné, grand écrivain sous la Troisième République, et incrédule notoire. A vrai dire ses attaques contre la foi chrétienne n’ont jamais été frontales, comme celles de Voltaire, mais plus subtiles et plus feutrées. On les trouve formulées le plus clairement dans un de ses petits livres : Le Jardin d’Épicure, écrit avec talent, car on ne devient pas prix Nobel de littérature par hasard. Or les observations des hommes de lettres sont souvent plus intéressantes, et plus fécondes en pensée, que celles de théologiens engoncés dans un gallimatias aussi prétentieux qu’illusoire. Examinons l’une d’entre elles :
Étant à Lourdes, au mois d’août, je visitai la grotte où d’innombrables béquilles étaient suspendues, en signe de guérison. Mon compagnon me montra du doigt ces trophées d’infirmerie et murmura à mon oreille :
— Une seule jambe de bois en dirait bien davantage.
C’est une parole de bon sens ; mais philosophiquement la jambe de bois n’aurait pas plus de valeur qu’une béquille. Si un observateur d’un esprit vraiment scientifique était appelé à constater que la jambe coupée d’un homme s’est reconstituée subitement dans une piscine ou ailleurs, il ne dirait point : « Voilà un miracle ! » Il dirait : « Une observation jusqu’à présent unique tend à faire croire qu’en des circonstances encore indéterminées les tissus d’une jambe humaine ont la propriété de se reconstituer comme les pinces des homards, les pattes des écrevisses et la queue des lézards, mais beaucoup plus rapidement.»
Anatole France évalue ici très faussement l’honnêteté intellectuelle des scientifiques, généralement élevée, et se permet de parler à leur place pour appuyer son propre désir de nier la possibilité du miracle. Cependant son objection de la jambe de bois, plusieurs fois reprise depuis, mérite un examen sérieux. Comment se fait-il que sur le grand nombre de miracles allégués, vrais ou faux, depuis le début du christianisme, il ne se trouve pas une seule mention d’un membre amputé qui aurait repoussé ? L’ironie de la remarque d’Anatole est évidemment faite pour jeter le doute sur le caractère miraculeux de toutes les autres guérisons constatées possibles.
Chacun a entendu parler de ces télévangélistes qui rallongent par la prière et l’imposition des mains une jambe trop courte ; cependant le seul fait qu’il ne raccourcissent jamais une jambe trop longue 😉, montre assez la supercherie. Aucun d’eux toutefois n’a jamais osé prétendre qu’il avait rendu inutile une prothèse en la remplaçant par un vrai membre. Or personne ne songe à nier que Dieu en aurait la puissance, pourquoi donc ne le fait-il jamais ?
Les miracles de l’Évangile sont autre chose que les tours de magie dont l’imagination remplit les contes de fées ; ils s’harmonisent avec l’ensemble de l’œuvre de Dieu : ainsi toute guérison peut se définir comme le retour du corps ou de l’esprit à son état normal et habituel. Mais une jambe de bois n’est pas une maladie, et l’amputé n’est pas un malade : c’est un homme qui a souffert une atteinte à l’intégrité de son corps ; la jambe manquante est morte, elle ne peut être restaurée. Certes Dieu pourrait ressusciter le membre amputé, mais qui ne voit le côté inorganique, et en quelque sorte monstrueux que revêtirait ce miracle ? Car la résurrection s’étend à la totalité corporelle de l’homme. Devant le tombeau de Lazarre, Jésus n’a pas opéré une guérison ; il a accompli un miracle significatif tout différent, mais homogène avec les vues de Dieu sur l’homme.
On pourrait donc résumer un caractère des miracles de Dieu, en disant tout simplement qu’ils sont beaux. L’examen du surnaturel biblique met en évidence un souci divin, si on ose dire, de n’accomplir que des prodiges, que des virtuosités, conformes au style grandiose de la maison, et s’intégrant parfaitement dans l’ensemble du tableau créationnel.
Par exemple, lorsque le diable tentait Jésus-Christ au désert il lui dit, Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent du pain. Mais nous savons d’après la parole même de Jésus que le Fils ne fait que ce qu’il voit faire au Père. Or, ce n’est pas dans l’habitude du Père de transformer des pierres en pain. Par contre, tous les ans le Père transforme du blé en blé, on sème un épi, on en récolte trente. Lorsque Jésus dans un endroit désert dut nourrir une foule de 5000 hommes, il put lui aussi prendre du pain et le transformer en pain. Pareillement pour les poissons, le Père tous les jours multiplie les poissons des rivières, et dans des proportions encore plus extraordinaires. Quant aux guérisons, on pourrait dire qu’elles sont techniquement toujours miraculeuses ; ce n’est jamais le médecin qui vous guérit, mais Dieu, car si le corps ne se réparait pas en partie tout seul, le médecin ne pourrait rien faire. Tous les miracles de Dieu ont donc un air de famille ; C.S. Lewis a brillamment exprimé cette pensée, en disant que le Fils fait en lettres miniatures ce que le Père fait dans la nature, en lettres majuscules, trop grosses, pour que nous y fassions attention.
Les miracles de Dieu ont toujours un sens spirituel, tandis que l’homme s’attache surtout à l’utilité immédiate du miracle. Les aveugles suppliaient Jésus de leur rendre la vue. Il les exauça, mais au delà de la vision recouvrée, il y a l’enseignement que nous sommes tous des aveugles spirituels et que c’est seulement en se prosternant aux pieds de Jésus-Christ que nous pouvons voir les réalités spirituelles.
Les Israélites mordus par les serpents étaient guéris par un simple regard fixé sur le serpent de cuivre cloué sur une perche. Miracle absurde en apparence, qui ne pouvait intéresser les israélites que parce qu’il étaient guéris. Mais plein de sens pour Dieu, car ce serpent préfigurait Jésus-Christ fait pour nous péché et jugé à notre place à la croix. C’est ce que Jésus expliqua à Nicodème lorsqu’il s’étonnait qu’un homme doive naître de nouveau pour voir le royaume de Dieu. Et comme Moïse éleva le serpent au désert, il faut de même que le Fils soit élevé, afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle.
Il y a dans la méditation sur le caractère significatif des miracles divins une puissante incitation à lire les Évangiles en s’attachant toujours à saisir la portée des actes surnaturels de Jésus. Plutôt que de regretter ne pas pouvoir les constater de mes yeux, ce qui au fond ne m’apporterait qu’une grande surprise ou qu’un hébétement stérile, je puis, par l’aide du Saint Esprit, m’approprier tous les prodiges de Jésus, appliquer par la foi à mon âme les guérisons qu’il opère, jouir de ces rayons du soleil retrouvés, faire chanter cette langue déliée, manger de cette manne tombée dans le désert, boire de ce vin de Cana délicieux et abondant.
Que les miracles de Dieu soient utiles à ceux qui en bénéficient, n’a pas besoin de grands développements : le paralytique est plus qu’heureux de retrouver l’usage de ses membres, l’aveugle de ses yeux, le sourd de ses oreilles etc. Mais c’est précisément le seul point que l’on peut mettre en parallèle avec les prodiges que la science humaine permet d’accomplir. Car il est aujourd’hui envisageable, du moins virtuellement, de faire ce qui n’était pas possible dans la grotte de Lourdes, du temps d’Anatole : raccrocher la jambe de bois au mur.
Des greffes impensables il y a un siècle, sont devenues courantes. Mieux, la culture des cellules-souches permet d’imaginer, en théorie, la production d’organes humains de rechange, d’autant plus parfaits qu’ils ne seront qu’une duplication ADN authentique d’une partie de notre corps, tout comme la queue du lézard, à laquelle Anatole faisait allusion. Que l’on soit loin ou près de ce rêve de la médecine moderne, ou qu’on ne l’atteigne jamais, n’a en soi aucune importance essentielle : il suffit de la possibilité en principe, pour sentir la nécessité de réfléchir au côté éthique, et même théologique de la question. Les clichés suscités par l’annonce d’une telle technologie biologique à venir, sont bien connus : l’homme jouant à l’apprenti-sorcier, l’homme se prenant pour Dieu… mais d’où vient cette répugnance instinctive, qui semble essayer de freiner, vainement sans doute, l’espoir des bénéfices physiques extraordinaires que notre vie terrestre en retirerait ?
L’être humain n’a pas seulement besoin de l’utile, il veut aussi le beau et le significatif. Or seules les œuvres de Dieu joignent ces caractères à l’utile. La vue d’une jambe humaine esseulée, poussant sous une cloche de plastique n’a en soi rien de plaisant, et provoque plutôt un certain haut-le-cœur ; ce membre détaché du corps n’a aucun message spirituel à nous adresser, il témoigne seulement des lois de développement des cellules. La pensée qu’un cochon génétiquement modifié puisse produire du sang humain, ne fait certainement pas vibrer en nous le sens du beau et du sublime, quand bien même cette méthode réglera le problème des transfusions sanguines.
Et puis, il faut bien l’avouer, une certaine lâcheté intellectuelle nous pousse à condamner sans examen des situations inhabituelles, de peur d’avoir à découvrir le flou et la jactance de nos syllabi théologiques. Si je vis avec le corps d’un autre, si on m’a greffé ses jambes, son foie, ses poumons, son cœur etc. etc. que devient le lien réputé indissoluble, sauf à mourir, entre l’âme et le corps ? que devient ce beau concept de l’unité tripartite de l’homme corps, âme et esprit ? que devient (horreur !) le : « et ils seront une seule chair… » dans le mariage ? Et si je possède en stock sept paires de jambes clonées de rechange, à la résurrection, laquelle sera glorifiée ? demanderont les nouveaux sadducéens.
Dès que l’homme découvre le moyen d’accomplir une chose, bonne ou mauvaise, ce n’est qu’une question de temps qui le sépare de sa réalisation effective. A l’inverse, le Dieu tout-puissant s’auto-limite, parce il est aussi le Dieu du Beau et du Vrai : il ne fait pas repousser un membre amputé. Dans chacune de nos vies, il y a des jambes de bois, des handicaps pour lesquels il est inutile de prier, car Dieu n’exaucera pas, du moins pas d’une façon qui serait laide et contre sa vérité.
Ce sens spirituel du beau et du vrai a certainement été très faussé chez nous par la chute, mais ceci n’excuse nullement la mauvaise foi, c-à-d la mauvaise volonté vis-à-vis du Créateur. Écrire, comme le fait Anatole France, que même si une jambe amputée repoussait ce ne serait pas un miracle prouvant l’intervention de Dieu, c’est choisir délibérément d’être incrédule ; c’est donner raison au Seigneur qui a déclaré : S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, ils ne se laisseront pas persuader quand même quelqu’un des morts ressusciterait.