Nouvelles/contes·Prose

Le bougre…

L’heure tourne, passons à table si vous le voulez…

Oh non ! Ce n’était pas un mauvais bougre.

Tout le monde le savait bien au village !

Sa façon de grogner était parfois drôle, parfois terrifiante car il ne savait s’arrêter. On pensait toujours qu’il était entrain de s’étouffer avec un pépin avalé à la hâte ou une gorgée de vin trop vite engloutie. Mais lui, reprenait son souffle et râlait de plus belle.

Vous comprenez ?

Saurez-vous vous abstenir de le critiquer ?

C’est la question qui me taraude.

N’ayez pas peur de ce que je vais vous confier ; il ne s’est rien passé de grave !

Il est certain que je ne pourrai pas tout vous expliquer en détails, nous n’en n’avons pas le temps, mais sachez toutefois qu’Hortense, sa bru, avait longuement hésité à venir le visiter à la naissance de Pierre, son premier enfant. Elle avait peur de lui, de ses cris, de ses bruits, de ses manies ; elle avait peur qu’il effarouche le bébé, qu’il lui fasse du mal mais elle a vite compris son erreur et s’en est maintes fois repentie. Son époux, Anselme avait insisté et, contre toute attente, cela se passa à merveille ; plus l’enfant grandissait, plus il réclamait ce grand-père quand les visites s’espaçaient.

Bon c’est sur que le bougre montrait parfois une certaine impatience devant la vivacité du petit. Mais il savait le lorgner comme il le fallait et, avec un simple regard appuyé, remettre Pierre en place.

A midi, pour le déjeuner, une fois la table mise, si le bougre voyait le tissu gongonner, ça le mettait dans une rage folle. Pas question à ce moment là d’agripper ses petits doigts contre la table pour connaître le menu !

Pierre savait tout ça. Car, manger, pour le bougre, était un moment sacré.

Tout devait tendre à la perfection et il ne supportait aucun pli.

A côté de la corbeille de fruits, il étalait toujours quelques feuilles de papier de soie. On sait que le papier de soie est fragile et le bougre voulait que chaque feuille posée reste correctement en place jusqu’à la fin du repas.

Repas qui était un cérémonial.

Presque un culte.

Pourtant il se contentait de peu de choses et son régime alimentaire n’était pas partagé par toute la famille qui le trouvait trop frugal.

Il avalait chaque midi du pain, des fruits et buvait quelques gorgées de vin.

Une Sainte-Cène quotidienne.

Un hommage à la Création.

Je sais maintenant que c’était une dérobade face à la Chute.

Vous allez comprendre.

La constitution de l’héritage arrivait toujours en fin de repas et était déposée dans les feuilles de soie. A chaque bouchée, le bougre prenait délicatement les pépins entre son pouce et son index et les posait un à un sur les petits carrés de papier.

L’été, le bougre avait un rituel bien plaisant. Il s’était installé une chaise longue sous le tilleul. Parfum précieux. Couleurs tendres. Tout était en place pour qu’il s’adoucisse un peu en somnolant.

Le petit Pierre savait qu’il pouvait le rejoindre dès que sa sieste à lui était terminée. Le bougre devenant alors vraiment grand-père, le prenait sur ses genoux et lui chuchotait la Vie à l’oreille. Pierre écoutait, riait, sursautait, aimait.

Que ces moments d’amour étaient beaux et tendres !

Ensuite, le bougre ouvrait la porte du cabanon avec une grosse clé et le silence s’abattait sur le jardin.

Un silence d’or.

Seul le vent osait chanter dans le feuillage.

Et quelques abeilles, bien entendu.

Vous vous demandez ce que Pierre pouvait bien découvrir dans cet endroit secret.

Je vais vous le dire.

Le bougre était un collectionneur.

Ce qui est surprenant c’est qu’il n’était jamais sorti de son pays, de sa région, de son village, jamais, et pourtant il collectionnait depuis ses dix ans des précieuses semences et des dictons inventés.

Pierre avait le droit de plonger ses mains dans les tiroirs d’un grainetier en chêne bien ciré.

Il les sentait glisser sur sa peau les princesses !

Ça le chatouillait ; il en attrapait une poignée à pleine main et la faisait couler contre sa paume ; la petite musique qu’il entendait alors était exquise.

Le bonheur, tout simplement !

Etaient à l’honneur, la doyenné du Comice, la Malus Domestica Bismarck, le Chasselas blanc ou noir et tant d’autres…

Une fois le bain de graines effectué, Pierre et son grand-père s’installaient face à face et l’enfant écoutait la merveilleuse histoire du Jardinier.

Le bougre prenait alors un gros carnet aux pages épaisses et lisait une phrase que l’enfant devait méditer :

Un dicton par jour seulement, récité comme une prière…

De chaque fruit que tu mangeras, graines précieuses tu garderas…

Ou bien…

Ta patience sera récompensée et la Création conservée…

Le bougre savait ce qu’il transmettait…

Et l’enfant fermait les yeux et se laissait aller à la confidence en toute confiance.

C’était précieux ; c’était son héritage…

L’Etude ouvre bientôt et nous allons découvrir le contenu entier de ces carnets, la belle et grande transmission.

Tout est consigné dans d’épais cahiers à l’Etude de Maître Eden.

Bientôt vous saurez comment le bougre s’y est pris pour imiter et glorifier le Jardinier.

C’est votre héritage à vous aussi ; ne le laissez pas filer.

En attendant, l’heure tourne, passons à table si vous le voulez…

 Fin.

Vous pouvez retrouver cette nouvelle dans notre eBook gratuit Le point communà télécharger sur cette page.

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