Poésie

IV. Les Éléments constitutifs du Vers et l’Accent Tonique

De notre première causerie, vous avez retenu que la fonction du vers était de communiquer au langage parlé le plus grand pouvoir musical dont il soit susceptible.

Vous avez compris que ce pouvoir exceptionnel était obtenu en ajoutant, — comme fait la mesure dans la musique, — un élément de sécurité pour l’oreille et pour l’esprit, à cet élément de surprise qui est seul donné par le langage ordinaire, et que cet élément de sécurité était dû à l’emploi systématique, dans la versification, d’un petit nombre de cadences régulières, substitué à l’emploi capricieux des rythmes innombrables et irréguliers de la prose.

Enfin, vous avez commencé de voir que cette régularisation du rythme était assurée par le nombre fixe des syllabes donné au vers et par le retour de la rime. Elle l’est, de plus, dans les vers les plus longs, par l’usage de la césure, repos de la voix à l’intérieur de ces vers, destiné à en rendre la cadence plus sensible encore à l’oreille.

Nombre fixe de syllabes, rime, césure : trois procédés qui concourront merveilleusement à créer et à satisfaire, tout ensemble, l’attente de l’oreille, à lui donner, avec un moindre effort de la mémoire auditive, cette joie du retour attendu, ce plaisir de l’identité retrouvée par où la poésie se rapproche encore de la musique, où tout, en effet, conspire à cette satisfaction, depuis le refrain de la vieille romance jusqu’au « leitmotive » du nouveau drame lyrique, aussi bien que les transformations et variations d’un même thème dans la sonate ou dans la symphonie.

Nous allons étudier, successivement, ces trois procédés qui assurent la fixité, l’unité du vers français. Mais, avant d’entamer cette étude et pour l’entière clarté de tout ce qui va suivre, il faut que je vous montre brièvement ce qui, sous ces éléments mécaniques, extérieurs et comme visibles, est ce que l’on pourrait appeler l’essence profonde, l’âme cachée du rythme en général et du rythme poétique en particulier, dans notre langue.

Au cours de notre précédent entretien, j’ai, pour ne pas m’attarder à une définition plus précise, appelé rythme « une cadence agréable à l’oreille », sans chercher d’où cet agrément pouvait venir. Une phrase de Cicéron nous le dira très clairement : « Il n’y a pas de rythme de ce qui est continu : dans les gouttes d’eau qui tombent, nous pouvons, parce qu’il y a des intervalles entre elles, noter un rythme ; dans le fleuve qui coule, nous ne le pouvons point. » Pour qu’il y ait rythme, il faut donc qu’il y ait discontinuité. Comment se manifestera-t-elle dans le langage ? Sera-ce seulement par la séparation des phrases, des membres de phrases et des mots ? Non, ce sera aussi, ce sera d’abord par la différence de prononciation des syllabes, prononciation inégale en durée ou inégale en intensité.

Dans les langues anciennes, dans le latin, par exemple, c’est principalement la durée respective des syllabes qui détermine l’inégalité, donc, le rythme : certaines syllabes sont longues, les autres sont brèves ; celles-ci se prononcent deux fois plus vite que celles-là ; une longue vaut donc deux brèves, comme, en musique, une blanche vaut deux noires ; et ainsi, le vers latin sera tout naturellement formé d’une certaine combinaison de pieds, c’est-à-dire de mesures quasi musicales, égales entre elles en durée, mais composées diversement de longues et de brèves, comme une mesure musicale le serait, soit de deux blanches, soit d’une blanche suivie de deux noires, soit de deux noires suivies d’une blanche, etc. Cette valeur différente des syllabes en durée est ce qu’on appelle leur quantité métrique ou, tout simplement, leur quantité.

Scander un vers latin ou grec, c’est, en le lisant, marquer ces mesures, ces pieds composés de syllabes longues (¯) et de syllabes brèves (˘). Ainsi, prenons le grand vers de Lucrèce et de Virgile, l’hexamètre, c’est-à-dire le vers de six mesures. Trois éléments le constituent tout comme notre vers à nous, mais avec ces différences, qui sont des équivalences :

1o Au lieu du nombre fixe de syllabes, il a le nombre fixe de pieds ;

2o La césure consiste, non comme pour notre alexandrin classique, par exemple, en un repos de la voix à la sixième syllabe, mais dans l’obligation de placer au commencement du troisième pied une syllabe qui soit la dernière d’un mot dont le début se trouve au pied précédent.

3o Au lieu que la fin du vers soit indiquée par une rime, elle l’est par l’emploi obligatoire, à la cinquième mesure, du pied de trois syllabes nommé dactyle, composé d’une longue et de deux brèves (¯ ˘ ˘), et à la sixième, d’un pied de deux syllabes, soit un spondée, composé de deux longues (¯ ¯) soit un trochée composé d’une longue et d’une brève (¯ ˘).

Cela rappelé, — que je tenais à dire pour montrer que dans toutes les langues, le vers n’existe que fondé sur un certain nombre d’appuis fixes pour l’oreille, — scandons les trois premiers vers de la première Églogue de Virgile :

Tityre, | tu patu | læ recu | bans sub | tegmine | fagi
¯ ˘ ˘ ǀ ¯ ˘ ˘ ǀ ¯ ˘ ˘ ǀ ¯ ¯ ǀ ¯ ˘ ˘ ǀ ¯ ¯
Silves- | trem tenu | i mu- | sam medi | taris a | vena ;
¯ ¯ ǀ ¯ ˘ ˘ ǀ ¯ ¯ ǀ ¯ ˘ ˘ ǀ ¯ ˘ ˘ ǀ ¯ ¯
Nos patri- | æ fi | nes et | dulcia | linquimus | arva.
¯ ˘ ˘ ǀ ¯ ¯ ǀ ¯ ¯ ǀ ¯ ˘ ˘ ǀ ¯ ˘ ˘ ǀ ¯ ˘

Vous allez voir pourquoi j’ai fait cette petite incursion dans la prosodie latine.

Le vers français pouvait-il être, comme le vers latin, un vers mesuré, métrique ? Cela revient à nous demander ceci : dans notre langue, les syllabes ont-elles une quantité ? Les unes se prononcent-elles, toujours, deux fois plus rapidement ou deux fois plus lentement que les autres ? Non, certes : rien de plus incertain, de plus variable, chez nous, que la quantité des syllabes ; ce n’est point de là que naît le rythme, même dans notre prose ; et, à plus forte raison, ne pourrait-on point appuyer, là-dessus, un système de versification. Quelques érudits, pleins de grec et de latin et trompés par des analogies chimériques, — tel le poète Baïf, au seizième siècle, — l’ont en vain tenté : ils bâtissaient sur un sable toujours croulant et fuyant. Ils oubliaient, du reste, que notre langue était sortie, non du latin de Virgile ou d’Horace, mais du latin de décadence, où la quantité était déjà si oubliée que les vers s’y faisaient, non plus d’après la prosodie des poètes du siècle d’Auguste, en mesurant les syllabes, mais d’après un système très approchant du nôtre et qui est devenu le nôtre : 1o en les comptant ; 2o en y établissant des points de repère, au moyen des accents toniques (nous allons voir ce que c’est) ; et 3o quelquefois même, en les rimant : ainsi, dans le Dies iræ liturgique :

Dies iræ, dies illa
Solvet clum in favilla,
Teste David cum Sibylla !

Quantus tremor est futurus,
Quando Judex est venturus,
Cuncta stricte discussurus !

J’ai parlé d’accent tonique, et souligné, dans ces six vers, les syllabes sur lesquelles il porte. Si vous vous rappelez l’air chanté à l’église sur ces paroles, vous constaterez que ces syllabes sont celles où la voix appuie le plus fortement, et non pas toujours celles qui ont le plus de durée. Les syllabes toniques, par rapport aux syllabes atones (celles sur lesquelles la voix glisse au lieu de les frapper), ne sont donc pas comparables aux longues, en face des brèves : il ne s’agit plus de la durée, il s’agit de l’intensité différente du son des syllabes.

Mais, si vous n’avez pas présente à la mémoire cette musique, dont je ne vous ai parlé que parce qu’elle suit exactement la distinction des syllabes de ce texte en toniques et en atones, fiez-vous à la façon dont je les ai différenciées les unes des autres, et lisez seulement les vers en appuyant davantage sur les syllabes soulignées. Que constaterez-vous ? Un plaisir de l’oreille qui ne sera pas seulement celui donné par la longueur égale des vers (tous de huit syllabes), et celui procuré par le triple retour de la rime dans chaque strophe, mais un autre encore : celui qui résulte du balancement des syllabes accentuées, alternant avec les syllabes non accentuées.

Passons, maintenant, à notre langue. Toutes les fois que nous parlons, il arrive que, sans y penser, nous appuyons plus fortement sur certaines syllabes, plus faiblement sur certaines autres. Est-ce au hasard et par caprice individuel ? Non ; et, si l’on y regarde d’un peu près, on s’aperçoit aussitôt que l’on obéit, d’instinct, à une loi, qui est à la fois très rigoureuse et très simple, et qui se peut formuler en deux articles :

1o Dans les mots de plusieurs syllabes, l’accent tonique, c’est-à-dire le son de voix le plus intense, tombe toujours sur la dernière, quand elle n’est pas formée avec un e muet (espoir, nous viendrons), et sur l’avant-dernière, lorsque c’est avec un e muet que la dernière est formée (espérance, ils viennent).

2o Quant aux monosyllabes, — et notamment ceux qui, comme les articles, les pronoms, les prépositions, les temps des verbes auxiliaires, n’ont qu’une valeur purement grammaticale, — ils gardent ou perdent l’accent tonique, selon les cas, en se fondant, pour ainsi dire, au point de vue de la prononciation, avec le mot qu’ils précèdent ou avec celui qu’ils suivent. Ainsi dans : nous sommes, il viendra, la lumière, le soleil, il est parti, les monosyllabes nous, il, la, le, est n’ont pas d’accent tonique parce qu’ils forment comme la première syllabe d’un mot composé. Mais ces mêmes monosyllabes reprendront leur accent quand je dirai : Y sommes-nous ? — Vient-il ? — Nous l’aimons tel qu’il est. — Amenez-le, parce qu’ils forment alors comme une syllabe finale.

Eh bien, c’est de l’obéissance instinctive à cette loi, d’une simplicité si grande, que naît le rythme du langage. En voulez-vous la preuve ? Prenons une phrase dont la cadence vous semble, dès le premier abord, flatteuse à l’oreille, celle-ci, par exemple, des Maximes de La Rochefoucauld : « Le soleil, ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » Et essayez un peu de la prononcer en égalisant toutes les syllabes, sans porter plus fortement la voix sur les unes que sur les autres : « Le so-leil-ni-la-mort-ne-se-peu-vent-re-gar-der-fi-xe-ment. » C’est abominable : aucune cadence, plus trace de rythme ! Mais, au contraire, conformez-vous aux deux règles ci-dessus et lisez : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » Et toute la beauté musicale de la phrase, comme par enchantement, reparaîtra.

S’il en est ainsi dans la prose, jugez du rôle que l’accent tonique doit jouer dans les vers !

Il a joué d’abord, dans le vers français, au point de vue historique, le rôle de créateur, ni plus ni moins. Dans une langue balbutiante et où n’existait plus la quantité des syllabes, il fut le seul fondement du vers primitif, tel qu’il nous apparaît dans deux des plus vieux monuments de notre poésie : la Vie de Saint-Léger et la Passion, qui datent du dixième siècle. Qu’est-ce, en effet, que ce vers primitif ? Un assemblage de huit syllabes, dont la dernière est obligatoirement frappée d’un accent qui en détermine l’étendue pour l’oreille. Mais aussitôt, on cherche à frapper l’oreille davantage, à lui marquer, mieux encore, la mesure du vers, et l’on est tout naturellement conduit, de cette accentuation obligatoire de la dernière syllabe, à une ressemblance de son entre cette finale et celle du vers ou des vers qui suivent. Ce sera d’abord l’assonance, espèce d’ébauche de la rime, où le son n’est encore rappelé que par la similitude de la voyelle :

Amies, zo dis Jhesus lo bons,
Per quem trades in to baisol ?
Melz ti fura non fusses naz
Que me tradas per cobetad.

« Ami, lui dit Jésus le bon — pourquoi me trahir dans ton baiser ? — Mieux vaudrait que tu ne fusses pas né — que de me trahir par convoitise. » (La Passion.)

Mais déjà, au milieu des simples assonances, on rencontrera de vraies rimes, plus ou moins parfaites ; ainsi, dans la Vie de Saint-Léger :

Enviz lo fist, non voluntiers :
Laisso rintrar in u moustier,
Cio fud Lusos ut il intrat.
Clerj’ Ewrïu illo trovat.

Ce qui peut se traduire très exactement par :

Malgré lui fit, non volontiers :
Le laisse entrer dans un moutiera,
Ce fut à Lisieux qu’il entra.
Clerc Ebroïn il y trouva.

Et, comme l’oreille était plus flattée par ces sons, beaucoup plus proches, donnés aux syllabes finales frappées de l’accent, la rime véritable devait, un jour, détrôner définitivement la simple assonance.

Et voilà comment l’accent tonique fut le générateur du vers français, quant à deux de ses éléments constitutifs : la numération des syllabes et la rime.

Mais je vous ai dit, tout à l’heure, que dans la constitution des vers les plus longs il y avait un troisième élément, la césure. Or, d’où est-elle née ? De l’accent tonique, encore.

A la fin du onzième siècle, en effet, lorsque apparurent les vers de dix et de douze syllabes, les poètes sentirent que, pour diminuer l’effort de la mémoire auditive, pour rendre le rythme plus perceptible, il était bon d’établir un port de voix, formant comme une sorte de repos, de halte, à la quatrième syllabe du vers de dix syllabes, à la sixième du vers de douze.

Sera-ce en décidant qu’un mot finirait à cette place ? Non : ce que, guidés par leur instinct musical, nos vieux poètes ont voulu, c’est que la quatrième syllabe du vers de dix syllabes ou la sixième du vers de douze fût une syllabe accentuée. Ils l’ont si bien voulu que, lorsque cette tonique tombait sur l’avant-dernière syllabe d’un mot, — donc d’un mot terminé par une syllabe formée avec un e muet, — cette muette n’entrait même pas dans le compte de syllabes du vers. Voici des exemples, où je mets entre parenthèses les syllabes muettes non comptées. Le premier, en vers de dix syllabes (4 + 6) est pris dans la plus fameuse de nos épopées, dans la Chanson de Roland :

Li Emperer(e) — de sun cheval descent,
Sur l’herbe ver(te) — si c’est culchiez adenz,
Turnet sun vis — vers le soleil levant,
Recleimet Deu — mult escordusement.

Que je traduis, en respectant les particularités du rythme, et, pour cela, en remplaçant « Emperere » qui sous sa forme moderne, « empereur », n’aurait plus de syllabe muette finale, par « Charlemagne » :

Lors Charlema(gne) — de son cheval descend
Dans l’herbe ver(te) — s’est couché sur les dents,
Tourne ses yeux — vers le soleil levant,
S’adresse à Dieu — du cœur, profondément

Autre exemple, en vers de douze syllabes (6 + 6), emprunté au Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem :

Et dist li Empere(re) — « Gabez, bel nies Rollanz ! »
« — Voluntiers, dist-il, Si(re), — tout à votre cumant. »

Traduction :

Et lui dit Charlema(gne) : — « Raillez, neveu Roland ! »
— « Volontiers, dit-il, Si(re), — tout à votre agrément. »

Cette césure, où la syllabe muette qui suit la syllabe accentuée n’entre pas en compte, est ce qu’on appelait la césure féminine. L’oreille, en s’affinant, a senti que toutes les syllabes, dans l’intérieur du vers, devaient se prononcer et, par conséquent, compter dans le vers ; et la césure féminine a été abandonnée. Mais, du rôle prépondérant que l’accent tonique a joué dans la création de notre prosodie, il reste encore un témoignage dans tous nos vers dits féminins, ceux dont la rime est formée par un mot dont la dernière syllabe est muette.

Ton bras est invaincu, mais non pas invinci(ble).

Pour compter ce vers de douze syllabes de Corneille, ce n’est pas à la dernière syllabe (ble) qu’on s’arrête, mais à l’avant-dernière (ci), celle qui porte le dernier accent tonique.

Donc, en résumé, vous voyez que l’accent tonique a constitué toute l’armature du vers français, tout ce que j’ai appelé son élément de sécurité, d’unité, de discipline.

Est-ce tout ? Non, et je vous ai insinué déjà, dans la précédente causerie, qu’avec la diversité de son des rimes, l’accent tonique constituait, par l’intensité qu’il donne à certaines syllabes, les différenciant ainsi des syllabes voisines, cet élément de surprise et de variété dont l’union avec l’autre élément, la sécurité, est la raison d’être même de la forme versifiée et la cause de son merveilleux pouvoir.

Aujourd’hui, vous comprenez mieux pourquoi, et que, à côté des toniques obligatoires et fixes, — celle de la rime dans tous les vers et celle de la césure dans les vers les plus longs, — il y en a d’autres, qui s’opposent aux syllabes atones et qui donnent ainsi au vers, contenu pourtant dans sa mesure invariable, toutes les souplesses, toutes les libres modulations de la mélodie.

Dans les grands vers, le domaine de ce jeu libre des toniques sera l’intérieur de chaque fraction du vers — coupé par la césure obligatoire :

Ariane, ma sœur, — de quel amour blese
Vous moutes aux bords — où vous fûtes laise !

Dans l’intérieur des vers plus courts, où la seule tonique fixe est celle de la rime, ce domaine sera le vers tout entier, où il pourra créer, pour le ravissement de l’oreille, des césures facultatives et mobiles.

Voyez plutôt. Je vous citais, tout à l’heure, les deux premières strophes du Dies iræ. Ne serait-il pas piquant de voir ce que cette forme lyrique — vers de huit syllabes, rimant trois par trois, inventée par le grand poète franciscain Thomas de Célano, lequel mourut en 1255 — est devenue, juste six cents ans plus tard, entre les mains du délicieux maître Théodore de Banville, en cette « Odelette » datée de 1855 ? Ce n’est pas la même pensée, oh ! non : celle-ci vous paraîtra aussi pleine d’indulgence que l’autre était pleine de menace ; c’est pourtant le même air, mais joué ici grazioso, sur la lyre anacréontique, au lieu de l’être maëstoso sur la formidable trompette du Jugement dernier. Je n’y soulignerai plus toutes les toniques, j’y marquerai seulement les plus fortement accentuées, celles qui, déterminant un léger repos de la voix, formeront cette césure facultative et de place variable dont je vous parlais à l’instant. Lisez à haute voix ce menu chef-d’œuvre, digne d’Horace :

Jeune homme sans mélancolie,
Blond comme un soleil d’Italie,
Garde bien ta belle folie.

C’est la sagesse ! Aimer le vin,
La beau, le printemps divin,
Cela suffit. Le reste est vain.

Souris, même au destin sévère :
Et quand revient la primevère,
Jettes-en les fleurs dans ton verre.

Au corps sous la tombe enfermé
Que reste-t-il ? D’avoir aimé
Pendant deux ou trois mois de mai.

« Cherchez les effets et les causes, »
Nous disent les rêveurs moroses.
Des mots ! des mots ! … Cueillons les roses !

N’avez-vous pas joui délicieusement de la mobilité de cette césure qui, rien que dans les quatre premiers vers, est successivement placée après la seconde, la première, la troisième, la quatrième syllabe ? Elle se trouve après la cinquième, dans le neuvième vers. Au douzième, il n’y a pour ainsi dire pas de césure du tout, si l’on peut mettre un appui léger, un demi-accent sur la dernière syllabe de « pendant » ; il faut dire le reste du vers en donnant une intensité égale à chacun des mots, car ce sont tous des monosyllabes, également accentués ou, si vous aimez mieux, également inaccentués, ce qui revient au même. Ce vers : Pendant deux ou trois mois de mai, qui glisse ainsi presque sans aucun port de voix, où le rythme n’est marqué que par le nombre exact des syllabes et par la rime, apporte un élément nouveau de surprise, de variété, à l’ensemble du petit poème. Et qu’il est heureux aussi le vers final, où il y a, au contraire, non plus une seule césure, comme dans tous les autres, mais deux, fortement marquées par une même tonique, répétée deux fois : « Des mots ! des mots ! » et plus fortement encore par la seconde, après laquelle se détachera, s’envolera dans toute sa légèreté, dans toute sa grâce, l’autre moitié du vers et la conclusion du poème : « Cueillons les roses ! »

Ah ! ici, nous constatons bien que la perfection du morceau est réalisée en partie par la mobilité des césures, mais aucune loi codifiable n’a décidé de leurs places diverses, et nous touchons à ce mystère que je vous ai signalé le jour où nous avons commencé de nous entretenir ensemble. N’importe ! Ce n’en est pas moins au moyen de ces accents, ainsi répartis d’instinct, que le poète nous a communiqué toutes les ondulations de sa sensibilité. Je n’avais donc pas tout dit, en disant que les accents toniques formaient l’armature, les organes permanents et générateurs du vers français, et je peux ajouter maintenant qu’ils en traduisent aussi la vie frémissante et mystérieuse.

Maintenant enfin, sûr d’être compris, je puis poser et résoudre, une question que je tiens, — on en verra la raison — pour capitale : Le vers français, bien que non décomposable en longues et en brèves, peut-il, comme les vers métriques, se scander ?

Oui, car s’il n’est point formé de mesures fondées sur la durée sonore des syllabes, il se décompose néanmoins en pieds, fondés sur l’intensité diverse des syllabes toniques et des syllabes atones qu’une oreille juste assemble d’elle-même en groupes sympathiques, non moins distincts les uns des autres que ne le sont les pieds des vers mesurés.

Employons, — par convention et en sachant bien qu’ils ne signifient pas la même chose, — les signes des longues et des brèves pour marquer les toniques et les atones, et nous scanderons ainsi les deux vers, cités plus haut, de Phèdre :

Aria | ne, ma sœur, | de quel amour | blessée
˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ¯
Vous mourû | tes aux bords | où vous fû | tes lais | sée !
˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ǀ ¯

La notion de durée leur étant étrangère, nos pieds peuvent contenir un nombre très variable de syllabes. Un vers de la même tragédie sera ainsi scandé :

Dieux ! | que ne suis-je assise | à l’om | bre des forêts !
¯ ǀ ˘ ˘ ˘ ˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ˘ ¯

Le premier pied est monosyllabique, le second a cinq syllabes, le troisième deux, le quatrième quatre. Et j’aime, en passant, à prendre texte de cet alexandrin pour montrer quel merveilleux et nécessaire exercice, — il n’a du reste aucune place en aucun programme scolaire, même au Conservatoire, — est la scansion du vers français, qui exige la plus subtile collaboration de l’intelligence et de la sensibilité avec l’oreille.

L’oreille, seule consultée, aurait pu décomposer ce vers en cinq pieds, au lieu de quatre, et scander, — le mot suis-(je) étant, par lui-même, capable de porter un accent tonique — :

Dieux ! | que ne suis-je | assise | à l’om | bre des forêts !
¯ ǀ ˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ¯ ǀ ˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ˘ ¯

comme elle l’eût fait très légitimement si le texte avait été :

Dieux ! | que ne suis-je | Œnone | à l’om | bre des forêts !
¯ ǀ ˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ¯ ǀ ˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ˘ ¯

Mais l’intelligence et la sensibilité sont intervenues pour ne point accentuer ce monosyllabe, pour le considérer comme un simple proclitique, pour glisser sur lui et retenir l’accent tonique jusqu’à la dernière syllabe forte du mot essentiel, assise, donnant ainsi, par ce prolongement, la sensation même du long soupir de Phèdre accablée.

Est-ce à dire que, dans les pieds les plus étendus, composés soit de mots très longs, soit d’une suite de monosyllabes proclitiques, l’oreille ne cherche point légitimement, avant d’arriver à l’unique syllabe accentuée, quelque point d’appui intermédiaire, cherchant ainsi à éviter la monotonie d’un trop grand nombre d’atones consécutives ? Si. Elle le trouvera, ce point d’appui, non dans l’accentuation, indue, de quelque autre voyelle que la terminale, mais dans un tout autre élément de variété, dans l’articulation particulièrement vigoureuse de la consonne initiale, soit du mot très long, soit de l’un des mots très courts qui forment les pieds de grande étendue, articulation qui, en détachant cette consonne de la syllabe précédente, rompra la monotone égalité de débit des syllabes non accentuées.

Voici, par exemple, un vers de Victor Hugo que ses accents toniques partagent en trois pieds : un de six, un de deux et un de quatre syllabes :

Epanouissement | de l’hom | me sous le ciel !

Débitez-les sans y introduire, dans le premier pied et dans le troisième, la forte articulation d’une consonne initiale, et vous entendrez cette misérable musique :

E-pa-nou-is-se-ment-de-l’hom-me-sous-le-ciel !

Mais articulez, au contraire, la première consonne d’épanouissement et la première de sous, — articulation que je figure ici par un doublement de ces consonnes, — et l’on entendra, mélodie délicieuse :

E-ppanouissement | de l’hom | me ssous le ciel !
˘ ˘ ˘ ˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ˘ ¯

Vous sentez tout ce que l’articulation indiquée au premier pied donne de beauté musicale, — je dirais presque, par surcroît, expressive, — à ce grand mot d’épanouissement, et quelle douceur d’expiration laisse à la syllabe muette du mot homme son détachement d’avec la consonne articulée qui la suit !

Cette recherche de la consonne à articuler particulièrement devrait compléter cet exercice, la scansion, que je ne saurais trop recommander à quiconque veut former son oreille aux innombrables ressources, à l’incomparable beauté de la prosodie française, qu’il se destine à écrire des vers, ou a en dire, ou, simplement, a en jouir par une audition tout intérieure.

Si cet exercice était pratiqué par qui le doit, et où il devrait l’être, nous n’entendrions pas telle artiste depuis longtemps célèbre mais non encore arrivée à la connaissance de ce qu’est un vers français, commencer ainsi, sans douleur — pour elle —, le fameux sonnet d’Arvers :

Mon âme a son s’cret, ma vie a son mystère :
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû l’taire,
Et cell’ qui l’a fait n’en a jamais rien su.

Horreur ! horreur ! horreur ! Trois vers faux sur quatre ! Si l’exquise comédienne eût été exercée à la scansion, elle n’ignorerait point cette règle élémentaire : que toutes les syllabes d’un vers, à moins d’élision, doivent être prononcées, les atones en glissant, les toniques en appuyant ; et, sans négliger non plus les nuances de l’articulation, elle nous ferait entendre :

Mon âme | a son secret, | ma vie | a son mystère :
˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ˘ ¯
Un amour | éternel | en un moment | conçu.
˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ¯
Le mal | est sans espoir, | aussi | j’ai dû le taire,
˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ˘ ¯
Et cel | le qui l’a fait | n’en a jamais | rien su.
˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ˘ ˘ ¯ ǀ ˘ ¯

Et le sonnet d’Arvers nous eût été, au lieu d’un supplice, un délice.

N’ai-je pas eu raison de m’arrêter longuement, sans plus attendre, sur l’accent tonique et tout ce qui en découle ? Au lieu d’entamer aujourd’hui l’étude des règles particulières, j’ai, je crois, fait mieux pour vous en rendre l’abord agréable et facile : je vous les ai toutes montrées d’en haut, d’où vous les aurez aperçues sortant d’une même origine et liées entre elles par le développement logique d’un seul principe.

La prochaine fois, nous étudierons le premier des trois éléments qui constituent l’organisme du vers : le nombre fixe de syllabes, que nous apprendrons à compter avec exactitude.

aMoutier, vieux mot pour un monastère ou un couvent (ThéoTEX).

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