ACTE V
Au bord du Jourdain.
Scène première
GUÉHAZI
La piste est infinie, qu’importe, m’y voici !
Nos deux oiseaux devraient bientôt passer ici.
Du fleuve d’Israël voici enfin la rive,
Attendons gentiment que mon bonhomme arrive.
Je ne partirai pas sans un peu de son or
Et ses mules chargées valent bien cet effort.
Je suis bien convaincu de gagner cette affaire
Et précède mon homme sur son itinéraire.
Ici, j’en suis certain, mon sort va se jouer
Et Naaman guéri ma bourse renflouer.
Attendons sur la berge armé de patience,
La richesse est à moi, j’ai foi dans ma science.
LÉA (en coulisse)
Mais toujours mécontent ! Quel triste compagnon !
Depuis la Samarie ronchognard et grognon.
GUÉHAZI
Les voilà ! Cachons-nous ! observons bien la scène !
Affinons notre ruse à l’abri de ce chêne.
Scène II
GUÉHAZI (caché) – NAAMAN – LÉA
NAAMAN
J’ai vraiment plein le dos de cette excursion.
LÉA
D’abord la randonnée, puis la natation.
NAAMAN
Est-il loin ce grand fleuve où tu veux que je plonge,
Espérant y noyer la lèpre qui me ronge ?
LÉA
Il est là, devant toi, nous sommes au Jourdain.
Ne vois-tu pas son flot à portée de ta main ?
Regarde, à tes pieds même !
NAAMAN
Quoi ? Cet étang fétide ?
J’espérais me baigner dans une eau plus limpide.
LÉA
Allons ! Qu’espérais-tu ?
NAAMAN
Le Parpar, l’Amana
Ne valent-ils enfin pas mieux que cette eau-là ?
Les fleuves de Damas, fleuves à l’eau si claire,
Pour nager, j’en suis sûr, auraient fait mon affaire.
Mais plonger là-dedans ! Regarde ces roseaux
Abritant des insectes et noircissant cette eau !
J’espérais une plage, un endroit bucolique,
Mais la vue de cette eau me donne la colique.
Il pourrait m’en entrer dans le nez. Quelle horreur !
La vase sous mes pieds, j’y pense avec terreur
Doit fourmiller de vers, de larves et cloportes.
LÉA
Mais si l’eau te guérit, Naaman, que t’importe ?
NAAMAN
Une eau si crassouilleuse ne me guérira pas.
Je crains en l’avalant de passer à trépas.
Allons ! Ne parlons plus du prophète Élisée,
De son idée stupide et bien mal avisée.
Je crois, ne t’en déplaise, qu’il s’est moqué de moi
Et de son irrespect je rendrai compte au roi.
Retournons en Syrie par la plus courte voie.
Qu’à revoir le palais j’éprouverai de joie !
LÉA
Tu rentreras chez toi privé de guérison.
NAAMAN
À demeurer ici je n’ai point de raison.
À quoi on s’appuyer sur ce dieu de chimère ?
Je retourne à celui qu’avait servi ma mère.
Depuis ces jours passés, j’ai lieu de l’espérer,
La hargne de Rimmon aurait dû s’apaiser.
J’irai vers son autel chargé de repentance
Chercher la guérison. Je ferai pénitence.
LÉA
N’as-tu pas de Rimmon reçu ce lourd devis :
Le sang de ta Léa versé sur le parvis.
NAAMAN
Je n’envisageais pas l’affaire sous cet angle,
Mais la déception me torture et m’étrangle.
Rentrons à la maison. J’aurais bien essayé,
Rapportant le dépit et l’échec essuyé.
Je périrai lépreux, puisqu’il faut que je meure.
Je périrai lépreux chassé de ma demeure,
Et l’Histoire oubliera le pauvre Naaman.
LÉA
Comme te voilà prompt au découragement !
Naaman, le vainqueur, qui sauva la Syrie
Refuse qu’à présent le salut lui sourie.
Ce salut t’appartient, veux-tu rester lépreux ?
Contre ta délivrance es-tu si vaniteux ?
Noie donc dans le Jourdain tes pensées orgueilleuses
Et songe à Farika, l’épouse vertueuse.
Et songe à son amour, et songe à son chagrin.
Oui, Farika pourrait en mourir, je le crains.
NAAMAN
C’est vrai, pour Farika, il faut que j’obéisse.
Mais plonger là-dedans…
LÉA
Mon Dieu ! Quel sacrifice !
Ne sais-tu pas nager ?
NAAMAN
Si.
LÉA Alors ?
NAAMAN
Désolé !
Je ne me baigne pas dans ce flot maculé.
Je n’y entrerai pas pour tout l’argent du monde
Et ne veux me souiller de cette fange immonde.
LÉA
Maître, regarde-moi, s’il te plaît, dans les yeux.
Tâche de soutenir mon regard, si tu peux.
Tu pousses là vraiment un peu loin l’opercule
Et te montres ici en parfait ridicule.
Élisée aurait pu de ta part exiger
D’escalader pieds nus un rocher enneigé.
Ne l’aurais-tu pas fait ?
NAAMAN
Oui.
LÉA
Il eut pu te dire :
« Si tu veux être pur, il te faudra occire
Tout seul et sans renfort quarante Philistins
Sans cuirasse et sans autres armes que tes mains. »
Ne l’aurais-tu pas fait ?
NAAMAN
Bien sûr ! J’ai du courage.
LÉA
Et s’il t’avait fallu traverser à la nage
Le lac de Galilée, de l’armure chargé,
Ou même au plus profond de cette mer plonger,
Ne l’aurais-tu pas fait ?
NAAMAN
Mais oui, sans aucun doute !
Est-il un seul défi, Léa, que je redoute ?
LÉA
Alors, écoute-moi, s’il te plaît, maintenant.
Ton art de réfléchir est par trop étonnant :
Pour guérir tu aurais accompli l’impossible.
Tu es bien motivé, mais, – comme c’est risible ! –
Il ne t’est commandé qu’un minuscule pas
Dans l’eau de ce Jourdain, et tu ne le fais pas.
GUÉHAZI
Elle a force talent pour parler, la soubrette ;
Même à un asthmatique vendrait une trompette !
NAAMAN
Tu as encor gagné, je ne résiste plus.
Je trouverai sans doute en cette eau le salut.
Tu as vaincu, Léa, toute ma résistance.
GUÉHAZI
Il va donc obéir, enfin, sans rouspétance !
NAAMAN
Bien ! il faut y aller.
GUÉHAZI
Allons ! Décidons-nous !
NAAMAN
Cette eau me guérirait ? Mais quelle idée de fou !
Allons-y !
GUÉHAZI
Va !
LÉA
Eh bien ?
NAAMAN
Devant toi, ma servante
Me trouver nu, l’idée me paraît indécente !
LÉA
Mais dissimule-toi derrière ce buisson.
Je ne regarde pas.
NAAMAN (après s’être dévêtu, caché derrière la végétation)
C’est très bien. Avançons.
J’y suis.
GUÉHAZI
Mais qu’il se mouille !
NAAMAN
Brrr !
LÉA
Quoi donc ?
NAAMAN
Elle est froide.
LÉA
Crains l’hydrocution qui te tuera tout roide.
GUÉHAZI
Vas-y !
NAAMAN
Ah !
LÉA
Quoi encore ?
NAAMAN
Léa, je viens de voir
Nager dans l’eau croupie, – cela peut t’émouvoir –
Une bête effrayante : comme une tête noire
Sans corps et prolongée d’une longue nageoire.
LÉA
Quoi ? Le grand Naaman, si brave et si vantard
S’enfuit terrorisé à la vue d’un têtard !
NAAMAN
Je ne plongerai pas dans ce fleuve imbécile !
Peut-être abrite-t-il aussi des crocodiles.
GUÉHAZI
Ou bien il est idiot mais non pas à demi,
Ou il le fait exprès pour tromper l’ennemi.
LÉA
Je ne te dis plus rien car tu me décourages.
Laisse ta maladie terminer ses ravages.
NAAMAN
Bon ! J’y vais !
GUÉHAZI
Mais depuis le temps qu’il nous le dit !
NAAMAN
Je n’hésite donc plus. Me voilà bien hardi.
LÉA
Pince-toi fort le nez.
NAAMAN
J’enfonce dans la vase.
Les sables sont mouvants.
GUÉHAZI
Il lui manque une case !
NAAMAN
Mais je sens sous mes pieds grouiller des vers hideux.
Bon ! Il faut s’immerger. À la une, à la deux…
GUÉHAZI
À la trois !
(Naaman s’immerge et ressort aussitôt.)
LÉA
Ta baignade a-t-elle été mortelle ?
NAAMAN
Sans mentir, je connais des rivières plus belles.
Reprenons notre route, je t’ai bien obéi.
LÉA
Ton mal, cher Naaman, a-t-il été guéri ?
NAAMAN
Non.
LÉA
Non ?
GUÉHAZI
Non ?
NAAMAN
Je savais bien que cette corvée
N’était que tromperie, bernerie achevée.
Ce prophète Élisée doit bien rire de moi.
LÉA
Le prophète Élisée avait bien dit : « Sept fois ».
NAAMAN
Sept fois dans ce bouillon faut-il que je séjourne !
LÉA
Six fois dans le Jourdain il faut que tu retournes.
NAAMAN
À quoi cela sert-il ?
LÉA
Exerce donc ta foi.
Fais confiance à Dieu.
NAAMAN
Enfin, pourquoi sept fois ?
LÉA
De la perfection le sept est un symbole.
Le sept, c’est Adonaï et sa sainte parole.
Dans le temple sept branches a le chandelier :
Sept lampes : l’Esprit-Saint au Créateur lié.
Sept fois dans le Jourdain, superbe analogie.
GUÉHAZI
Et la voilà partie dans sa théologie !
NAAMAN
Eh bien ! Recommençons. Ne perdons pas l’espoir.
(Il s’immerge.)
LÉA
Deux.
NAAMAN
Si quelque progrès au moins je pouvais voir !
LÉA
Il faut persévérer.
(Naaman s’immerge.)
Trois.
NAAMAN
C’est fort inutile.
Faut-il continuer encor ce jeu débile ?
LÉA
Il a dit : « Sept fois. »
(Naaman s’immerge.)
Quatre.
NAAMAN
Ah ! je tiens le bon bout.
Mais pour la guérison je ne vois rien du tout.
(Naaman s’immerge.)
LÉA
Cinq.
NAAMAN
Non, vraiment, Léa, ça ne vaut pas la peine.
Je te dis qu’Élisée en bateau nous promène.
GUÉHAZI
Fais ce qu’elle te dit !
Au septième plongeon ta vie sera changée.
NAAMAN
Je crois qu’à t’écouter mon âme est dérangée.
LÉA
Mais les dérangements sont utiles parfois.
NAAMAN
Je te préviens, ma fille, c’est la dernière fois.
Allons !
(Naaman s’immerge.)
LÉA
Six.
NAAMAN
C’est assez ! Nous rentrons en Syrie.
LÉA
N’as-tu pas encor vu ta servante en furie ?
La victoire est à toi et tu peux l’embrasser.
Au but enfin rendu prétends-tu renoncer ?
Tu comptes en Syrie t’en retourner bredouille ?
Naaman, mon ami, tu n’es qu’un plat de nouilles.
GUÉHAZI
Comme elle y va !
NAAMAN
De nouilles ? Dis, Léa, s’il te plaît,
Un peu mois d’insolence, un peu plus de respect !
Et ne t’avise pas, surtout de me déplaire
Ou tu verras brûler le feu de ma colère.
GUÉHAZI
Plonge et tais-toi !
LÉA
Pardon si j’ai le verbe vif,
Mais pour ta guérison tu connais le tarif :
Juste encore une fois, ce sera la dernière.
GUÉHAZI
Pour un malheureux bain comme il fait de manières !
NAAMAN
Dans cette vase infecte il faut plonger encor !
LÉA
Tu as plongé six fois et tu n’en es pas mort.
(Naaman s’immerge.)
Et sept.
NAAMAN
Et me voici couvert de ridicule.
Je ne vois nullement que ma lèpre recule.
Retournons en Syrie.
LÉA
Oui, nous pouvons rentrer.
Ne sens-tu pas ton corps de l’Esprit pénétré ?
NAAMAN
C’est vrai, je me sens bien, et mon âme est à l’aise.
Mon cœur est soulagé de ses pensées mauvaises.
LÉA
Est-ce tout ? N’as-tu rien constaté de nouveau ?
NAAMAN
J’ai, comme le serpent, une nouvelle peau.
Voici la maladie carrément disparue.
Oh ! Combien j’étais sot de ne pas t’avoir crue !
GUÉHAZI
Mon maître est un champion, il faut bien l’avouer.
Maintenant, Guéhazi, c’est à toi de jouer.
(Guéhazi sort de sa cachette.)
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