Nouvelles/contes, Prose

Le jardinier de Salzbourg

Après tous ces longs mois, le soleil s’allie à la douceur, le printemps habille Salzbourg et ses rues se réjouissent. Sur les berges, s’admire le bal des oiseaux migrateurs survolant la rivière Salzach et ses eaux qui frémissent. Les passants suivent le spectacle qui prend de la hauteur. Qu’il est bon de revoir la saison où les fleurs refleurissent ! Bancs et murets sont pris d’assaut dès les premières chaleurs, et le pont enjambant l’affluent, du décor est altesse. Tout est plus majestueux sous cette nouvelle lueur. La ville endormie dans le froid de l’hiver est lumineuse. Les familles, de sortie, savourent l’immense bonheur d’avoir pu se défaire de leurs manteaux, lourdes pelisses. Voici venu le temps de s’installer à une terrasse, de se faire plaisir en dégustant glaces et desserts, ou un café poudre de cacao et crème légère. Voici venu le temps de marcher dans les pas d’Amadeus, flâner dans sa cité tel un musée à ciel ouvert, de découvrir les lieux, du musicien, l’enfance.

Médiévale ou baroque, les sonates de Mozart. De château en forteresse, en passant par l’impératrice, la liste des princes-archevêques a enrichi l’histoire d’une ville prestigieuse tout en délicatesse. Même cet homme sur la rive s’occupant de ses fleurs ajoute à l’image de carte postale en apparence. En apparence seulement, car ce vieux jardinier qui plante, taille et sème sur les berges de la Salzach n’a pas eu une vie facile et idyllique, et je m’en vais vous conter ce qu’il était, ce qu’il a vécu et ce qu’il est aujourd’hui. Venez avec moi dans la vie de Georges d’Alemberg, celui que les gens dans le quartier surnomment « Georges, le fleuriste ».

****

Tous les jours, à peine le soleil levé, le septuagénaire solitaire qui n’aimait être dérangé dans sa passion créatrice, mais qui apparaissait comme un poète valeureux et assidu par ce travail de jardinage méticuleux d’ornementation qu’il faisait tous les jours à la même heure et au même endroit, descendait sur les bords de la rivière avec sa petite pioche, son sécateur et son arrosoir. Toujours à peu près vêtu de la même manière, d’une salopette bleu foncé en coton épais, de grandes bottes marron en caoutchouc, d’un long paletot noir et, selon les saisons, d’un bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles ou d’un grand chapeau de paille, « Georges, le fleuriste » s’attelait à sa tâche jusqu’à la tombée de la nuit. Tous les jours, ses gants enfilés, inlassablement, il plantait, taillait, semait, repiquait, protégeait de pailles et de morceaux d’écorces, des dizaines et des dizaines de fleurs, de boutures et de plantes aux couleurs éclatantes dans, du printemps à l’automne, ornaient une partie des auges de pierre qui bordent la Salzach. Ce rendez-vous immuable et régulier avec ses jardinières avait de quoi intriguer les passants et les habitués, qui, pour certains, venaient le voir comme une curiosité locale. « Georges, le fleuriste » parlait très peu. Il disait « bonjour » si on l’interpellait. Il répondait « ça va » si on l’interrogeait, et c’était à peu près tout. Il n’avait pas la réputation d’être un grand bavard. Et cette journée particulièrement belle et propice à la conversation, une petite demoiselle qui jouait à proximité de lui qui s’affairait en contrebas, avait demandé à ses parents si elle pourrait s’approcher de « ce drôle de jardinier » pour le regarder travailler. Son père comme sa mère avaient refusé, lui expliquant qu’ils ne pouvaient pas la laisser seule près de la berge, que c’était trop dangereux et qu’une chute dans ces courants serait un drame. La fillette avait insisté et avait reçu la même réponse. Enragée qu’on n’accède pas à sa demande, elle avait croisé les bras, puis elle avait tapé des pieds, mais ses parents n’avaient pas obtempéré. La demoiselle avait un fort caractère. Mains sur les hanches, elle s’était montrée autoritaire, sauf que sans hausser le ton, ils lui avaient été dit de ne pas s’éloigner du banc où ils étaient assis, et que si elle était sage, elle aurait une bonne crème glacée et même un jouet qu’elle pourrait choisir au magasin du coin de la rue. La fillette n’avait que faire de ces promesses. Sa chambre était pleine à craquer de babioles en tous genres, et elle venait de manger un gros beignet au chocolat. Une autre gourmandise ne lui faisait pas envie. Non. Ce qu’elle voulait, c’était aller voir ce monsieur et rien d’autre.

— Je veux descendre ! avait-elle crié au point que les gens regardaient dans leur direction.

Ses parents étaient catégoriques tout en multipliant les promesses de récompenses. La fillette avait l’habitude de les faire fléchir, mais cette fois-ci, elle avait beau chouiner, tirer la langue et lancer des gravillons, rien n’y faisait, jusqu’au moment où elle s’était mise à trépigner en hurlant de toutes ses forces :

— Vous êtes des méchants !! Je vais le dire à tout le monde que vous êtes des méchants !

Honteux de se faire ainsi remarquer, les parents otages de leur capricieuse progéniture avaient fini par accepter.

— C’est dangereux et nous te remontrons aussitôt si tu t’approches trop près du bord, avait dit son père, le doigt pointé sur la rivière. Compris ?

La fillette qui avait obtenu ce qu’elle voulait, avait assuré qu’elle serait prudente. Puis, sous l’œil de ses parents qui la regardaient faire, c’est tout sourire qu’elle était descendue sur la berge.

— Bonjour, avait-elle dit à Georges, concentré sur son ouvrage.

Pas un mot en retour. La demoiselle n’avait pas apprécié qu’il reste silencieux.

— Je vous ai dit bonjour, monsieur ! l’avait-elle houspillé. Vous ne m’avez pas entendu !

Le regard noir sous son grand chapeau de paille, Georges qui était accroupi avait pivoté vers elle.

— Est-ce là une façon de parler à un adulte, jeune fille ? avait-il ronchonné. Voilà une manière bien impolie de s’adresser à un homme de mon âge…

— Vous ne m’aviez pas répondu et ça ne se fait pas de ne pas répondre ! avait-elle rétorqué avec une moue suffisante.

— Pas plus que ça ne se fait d’interpeller une grande personne comme vous le faîtes. Vous vous pensez toute permise, n’est-ce-pas, mais en matière de caprices et de toupet, j’aurais pu être votre maître. À ma grande honte, j’étais doué pour faire marcher mon monde, pour mener les gens par le bout du nez, mais quoi… ? La belle affaire ! Ça ne m’a rapporté que du malheur. Et sachez que je vous ai entendu faire votre cinéma avec vos parents. Vraiment, ce n’est pas une bonne chose de se comporter de la sorte. Un jour, vous le regretterez. Enfin…

Georges avait secoué sa main et s’était remis à son travail.

— Pourquoi, ça ne vous a rapporté que du malheur ? avait grogné la fillette, furieuse qu’on ne lui prête pas d’intérêt.

— Retournez avec vos parents, jeune demoiselle. Excusez-vous auprès d’eux d’être aussi méchante et laissez-moi tranquille… avait marmonné Georges.

La fillette avait jeté un coup d’œil vers ses parents qui se relayaient pour la surveiller.

— M’excuser ? avait-elle soupiré, haussant les épaules. Pfft… Pourquoi, ça ?

— Parce qu’un jour, vous les perdrez et vous regretterez de leur avoir fait autant de mal… avait-il répondu tout en continuant son jardinage.

— Ça m’est bien égal ! avait répliqué l’insolente fillette.

Cette fois-ci, Georges avait stoppé son geste, s’était redressé en s’aidant de sa canne puis l’avait fixé sous son grand chapeau de paille.

— Eh bien, je crois sans me vanter que j’ai été un des garçons les plus tyranniques et les plus vaniteux de mon temps, avait-il dit.

— Ah bon ?

— Oui…

L’homme, qui d’ordinaire n’aimait pas discuter, avait décidé de faire une pause et d’aller s’asseoir à l’ombre sur le muret qui courait tout le long du rempart. Curieuse, la fillette voulait en apprendre davantage sur l’enfant qu’avait pu être ce bien étrange jardinier. Elle avait levé la tête vers ses parents qui ne la lâchaient pas du regard, puis elle s’était installée à côté de lui. Fixant l’autre rive, il lui avait confié qu’il s’appelait Georges, 2e du nom, duc d’Alemberg. Après cette première information, il avait raconté à la demoiselle qui l’écoutait avec beaucoup d’attention, qu’il n’avait pas seulement eu la chance de naître dans une famille aisée, mais qu’il avait aussi été très aimé, très choyé et qu’il n’avait manqué de rien. En somme, tout ce qu’il voulait, il l’obtenait sans effort. Cela ne l’avait d’ailleurs pas aidé à connaître le manque ou la frustration, ni même la valeur des choses, ou la joie de recevoir un cadeau tant espéré. Jusqu’à l’adolescence, Georges n’avait aucune notion de ce qu’était la patience. Au contraire, plus on le gâtait, plus on répondait à ses désirs, plus il réclamait et exigeait d’être exaucé dans la minute. Pour le jeune Georges, 2e du nom, duc d’Alemberg, attendre était tout bonnement… intolérable et ceux qui l’avaient fait attendre en payaient les conséquences.

— On peut dire que j’étais né avec « une cuillère en or dans la bouche », avait-il précisé. Mais de cette enfance dorée, soixante-dix ans plus tard, personne n’en a connaissance, ici. Tout ce qu’on sait sur moi, ce sont toutes ces fleurs à la senteur merveilleuse qui ne connaissent que la meilleure partie du bougre que j’étais et qui en parlent le mieux.

La fillette conservait le silence, alors que Georges ne détachait pas ses pupilles de ses plantations en deçà de la rivière et déroulait l’histoire terrible de sa vie. D’une voix émue, il avait parlé de cette jeune adolescente qui l’attirait pour sa très grande beauté.

— Je ne lui plaisais pas, avait-il dit à la fillette qui n’ouvrait pas la bouche. Elle me repoussait et je n’ai pas supporté.

Se taisant un instant, Georges avait repris, des sanglots dans la gorge :

— À l’époque, je détestais qu’on me contrarie. J’avais toujours eu tout ce que je voulais, et mes parents me répétaient que je pouvais tout avoir, qu’il suffisait juste que je le demande ou que je le veuille très fort. Pfft… Un leurre… Ce n’est pas vrai. On ne peut pas tout obtenir dans la vie. C’est un mensonge auquel j’ai cru. J’étais tellement vaniteux, tellement centré sur ma petite personne. J’étais un sot, ni plus ni moins. Il faut dire, qu’aussi bien mon père que ma mère me plaçaient sur un tel piédestal que je me pensais supérieur aux autres. Ça aussi, c’est un mensonge, une illusion qui peut faire de gros dégâts. J’aurais eu besoin de limites et on ne m’en a pas donné. J’aurais eu besoin d’être repris et on ne l’a pas fait. J’aurais eu besoin d’être sanctionné et ça n’a pas été le cas. J’aurais eu besoin de comprendre ce qu’étaient la politesse et le respect, mais il m’a fallu être brisé et passer de grosses épreuves avant d’en saisir le véritable sens et l’utilité.

Georges avait retiré ses gants de jardinier puis regardait ses mains abîmées par le travail journalier de la terre.

— Je ne savais absolument rien faire de mes dix doigts, mais je me croyais plus doué, plus intelligent, plus remarquable que tous les autres. Et elle…. Elle ne voyait pas à quel point j’étais une chance pour elle… À quel point, elle n’aurait jamais dû se refuser à moi et aurait dû être flattée que je pose mon regard sur elle… Quel imbécile, j’étais. J’avais seize ans et j’étais idiot, aveugle sur moi-même et… je l’ai tué par orgueil…

La fillette avait sursauté puis s’était écartée de l’homme dont elle redoutait les réactions.

 Oh, n’ayez crainte, jeune enfant. Je ne vous ferai aucun mal. Je voulais seulement vous confesser que ma vanité m’a amené à enlever la vie de quelqu’un. La frustration pour moi était juste… impossible.

— Co… comment ça s’est passé ? Qui était-elle ?

— Madeleine. Elle s’appelait Madeleine. Elle était tellement jolie. On avait le même âge et on se croisait tous les étés sur les bords de la Salzach. Nos mères étaient amies. On aimait se goinfrer de gâteaux à la crème sur les terrasses en bois sculpté, dès que le temps le permettait. Un jour, on nous a autorisés à aller nous promener le long des berges et j’ai voulu l’embrasser. Je pensais à tort qu’elle éprouvait quelque chose pour moi. Dans mon esprit, il ne pouvait pas en être autrement. J’étais si beau et si merveilleux d’après mes parents. Elle ne pouvait que me tomber dans les bras, sauf qu’elle m’a repoussé. Je n’ai pas compris. J’ai essayé de l’embrasser de force à l’abri des regards, mais elle s’est débattu. Je l’ai attrapé. Je l’ai empoigné. J’étais fou de rage. Elle a voulu s’écarter de mon étreinte et elle a basculé dans l’eau… Ça a été si vite… Je ne sais plus parce que je n’étais plus moi-même, mais je crois que dans ma colère, je l’ai aidé à tomber. Les passants ont vu la scène et ont accouru pour essayer de la sauver. Des hommes ont sauté pour tenter de la repêcher, mais les courants l’ont emporté très loin, et lorsqu’ils ont réussi à la remonter après des jours de recherche, c’était trop tard… bien sûr…

— Vous avez fait de la prison ?

Georges va expliquer que ses parents avaient le bras long et qu’ils avaient fait appel à toutes leurs connaissances pour essayer de réduire la sentence et de lui éviter la prison pour mineurs. Ils avaient donné beaucoup d’argent pour acheter les juges, les avocats et la famille de la petite défunte dont l’entourage avait aussi beaucoup d’influence parmi les magistrats, et Georges avait tout de même dû passer par la case « correction ». La peine qui aurait dû être à perpétuité avait été amoindrie et il avait été envoyé en maison de redressement jusqu’à sa majorité puis dans un pénitencier pour adultes. Fous de douleurs et ployant sous le fardeau de la culpabilité, ses parents s’étaient accusés de tout ce malheur. Ils répétaient que d’avoir encensé leur fils depuis sa naissance était à l’origine de ce drame, tout autant que leur éducation beaucoup trop permissive. Terriblement affligés, se sentant affreusement responsables, ils avaient tous les deux sombré dans une grande dépression et avaient terminé leur vie dans un hôpital psychiatrique.

Enfermé, Georges avait eu le temps de cogiter et de réaliser qu’il était un garçon égoïste, sans foi ni loi. Il regrettait amèrement d’être à ce point méchant et, dix années après cet accident, il avait croisé le fils du directeur de la prison qui lui avait parlé de « celui qui rachète toutes les fautes, même les plus grandes », de « celui qui fait grâce et efface les iniquités pour toujours », de « celui qui a porté nos péchés en mourant sur la croix ». Aussitôt, Georges s’était repenti du mal qu’il avait fait, et Dieu avait remplacé la culpabilité qui le rongeait nuit et jour par une paix incroyable et durable qui ne dépendait pas des circonstances. Depuis lors, Georges ne portait plus ce poids de remords et de culpabilité. Il en était libéré et se réjouissait d’avoir été racheté et lavé de ses péchés, même s’il ne pouvait oublier qu’il avait été responsable du décès de Madeleine. À partir de ce moment, sa vie avait changé. Sa façon de voir les gens et son regard sur le monde et sur lui-même s’étaient complètement modifiés. Et qu’il soit riche ou pauvre, beau ou laid, intelligent ou ignare, dorénavant Georges n’en avait plus cure. Tout ce qu’il voulait, c’était être au service de « celui qui l’avait délivré de l’emprise de l’orgueil et de la méchanceté ». Du fond de sa cellule, il avait fait la promesse à Dieu de venir fleurir la tombe de Madeleine chaque jour et aussi longtemps que Dieu lui prêtait vie, à l’endroit même où elle avait rendu son dernier souffle, c’est-à-dire dans la rivière. Mais à sa sortie de prison, plus de trente ans après son geste fou, la foi de Georges avait vacillé. Ces années loin d’une société qui avait évolué et considérablement changé lui avaient fait perdre pied et l’avaient fragilisé. Difficile de se réinsérer, de se réadapter. Isolé, sans plus de titre de noblesse, rejeté par ceux qui restaient de sa famille et sans personne pour l’accueillir, Georges s’était laissé accuser par le diable. Il était certain d’être irrécupérable, fautif d’avoir gâché sa vie, celle de Madeleine et celle de ses parents, et tout ça à cause d’un ego surdimensionné. Tourmenté par des pensées diaboliques, pollué par des envies suicidaires, par une sombre nuit glaciale, Georges avait voulu se jeter dans la rivière, à l’endroit exact de son ancien forfait. Avant l’inéluctable, l’Ange de l’Éternel lui était apparu et l’avait empêché de sauter.

— Je peux t’accorder un vœu, Georges, alors réfléchis bien, lui avait-il dit. Que souhaites-tu ?

Désemparé, mais heureux de cette intervention céleste, Georges s’était assis sur le mur qui longe le rempart. Puis, dans le silence de ce soir au froid mordant, il avait médité un long moment et avait émis le souhait de revenir en arrière. Oui, voilà bien ce que George souhaitait plus que tout. Il voulait être renvoyé dans le passé, juste avant que cette pauvre fille ne tombe à l’eau, et qu’il puisse changer le cours des choses. L’Ange de l’Éternel lui avait répondu que ce vœu n’était pas réalisable parce que Madeleine était déjà dans le Royaume et que son sort était désormais scellé dans l’éternité.

— On ne peut changer le mal qui a été fait, mais on peut en faire une œuvre bonne et utile au bénéfice des autres et de soi-même, avait renseigné l’Ange de l’Éternel.

Georges avait compris et avait demandé à être dépouillé de son ancienne nature, à changer son cœur de pierre en cœur de chair, mais l’Ange de l’Éternel lui avait signifié qu’il n’était plus le même homme depuis la révélation, qu’il avait déjà revêtu l’Esprit divin lors de leur rencontre en prison, qu’il avait déjà tout reçu et, que l’amour, la joie, la fidélité, la paix, l’humilité, la patience faisaient partie intégrante de lui. Georges y avait cru. Il y avait cru de toute sa force et de toute son âme, et cela avait radicalement changé sa façon d’être, sa façon de voir les gens, sa façon d’appréhender le monde, et de comprendre ce qui était important au regard de l’éternité et ce qui ne l’était pas. Oh, bien sûr, il pouvait encore arriver que Georges ait des rebonds d’orgueil, mais il les contraignait en se souvenant qu’il ne méritait rien, ou plutôt si, qu’il aurait mérité de porter le poids de son péché jusqu’à sa mort et, qu’après, il aurait été juste qu’il connaisse le jugement divin. Il était reconnaissant d’avoir bénéficié de la grâce immense et voulait être au service de son Rédempteur. Et sans se départir de sa promesse de fleurir le sépulcre de Madeleine, Georges aimait aussi montrer le Créateur à travers la création. Par cette abondance de fleurs, par ce foisonnement de couleurs, il honorait « celui qui est à la source de la vie », et si on y regardait bien, si on s’y attardait un peu, que ce soit rive droite ou rive gauche, Georges avait inscrit sur des dizaines d’auges ensemencées : « Dieu vous aime ». Puis, sur celles d’à-côté, il avait noté : « Dieu fait grâce ». À travers ces deux messages, il voulait que ceux qui les liraient et auraient l’idée de mettre fin à leurs jours, ou bien ceux qui passeraient simplement par là sans jamais avoir songé à préparer leur au-delà, puissent savoir qu’ils étaient aimés et qu’une Grâce infinie était à leur portée.

Georges avait achevé son histoire. Il s’était levé pour saluer les parents de la fillette, qui ne les quittaient pas des yeux comme pouvait le faire « celui qui veillait sur lui nuit et jour », et lui avait dit :

— Dieu vous aime, jeune enfant. Il vous aime, vous et votre famille, alors honorez vos parents tant qu’ils sont encore là. Cela augmentera vos jours de paix sur cette terre…

La petite demoiselle avait été touchée par ce témoignage. Son cœur avait subi une circoncision complète, et comme un nouvel éclairage sur le Bien et sur le Mal, elle avait compris l’importance de l’amour et de l’obéissance. Elle était devenue une jeune fille douce et respectueuse, puis une femme bienveillante et aussi humble qu’on pouvait l’être. De Georges, cependant, elle n’avait plus jamais eu la moindre nouvelle. Elle ne l’avait plus revu, même si elle revenait souvent comme un pèlerinage, à cet endroit de la rencontre. Longtemps, elle avait espéré le voir avec son grand paletot sur le dos, penché à son travail, mais hélas. Elle avait fini par penser qu’il était mort, qu’il était parti rejoindre la petite défunte dans le royaume, mais à chaque fois qu’elle passait le long de la Salzach, elle n’oubliait pas de descendre sur la berge, d’aller caresser quelques auges que, désormais, la municipalité fleurissait chaque année de manière plus basique et beaucoup moins poétique dans le choix de fleurs, dans les assortiments de formes et de teintes bigarrées qu’à l’époque de « Georges le jardinier » qui choisissait chaque variété avec application et achetait les sacs d’engrais et le paillage avec ses faibles deniers. C’était sa mission et il avait voulu l’accomplir jusqu’au bout, aussi bien que cela était possible. Et à sa plus grande joie, même si les saisons s’additionnaient et que froid rabotait la pierre et effaçait les inscriptions, celle qui avait connu les secrets de cet homme de foi, pouvait encore distinguer les messages : « Dieu fait grâce » et « Dieu vous aime »

By Christ’in

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