Plutôt Ripitchip ou Puddlegum ? Thé ou café ? Telle est la question, au moins pour les lecteurs des chroniques des Narnia. Les deux personnages (non-humains) sont tout aussi indispensables et attachants l’un que l’autre, tout en étant aussi différents que le feu et l’eau. Ripitchip a la fougue du chevalier, Puddlegum la retenue d’un vieux capitaine. Tous les deux nous inspirent, car ils ont le courage et l’espérance des vrais héros.
Puddlegum est un Touille-Marais, une espèce inventée par Lewis qui n’apparaît que dans le Fauteuil d’argent. Le regard de Puddlegum est souvent coloré d’un certain pessimiste :
— Bonjour, les invités, dit-il. Encore que quand je dis « bon » jour, je ne veux pas dire par là que le temps ne se mettra pas à la pluie, à moins que ce ne soit de la neige, de la brume, ou du tonnerre.
Le Fauteuil d’argent, Gallimard Jeunesse, chapitre 5, p 76
Lewis s’est tout simplement inspiré d’un autre opti-pessimiste pour ce personnage : Fred Paxford, son jardinier et homme à tout faire. Lewis a pu dire de lui :
Un compatriote intérieurement optimiste, extérieurement pessimiste, cher à mon cœur, énervant et astucieux d’une immense intégrité.
Cité par Walter Hooper, PastWatchful Dragons: the Narnian Chronicles of C. S. Lewis, 1979
Introduction et sommaire de la série « La Grâce dans Narnia » (10 articles)
Suivez les signes
Dans leur quête pour retrouver le prince perdu Rillian, Puddlegum et les deux enfants (Eustache et Jill) découvrent que la reine du royaume souterrain détient un chevalier prisonnier. Ce chevalier, qui est attaché au fauteuil, appelle quelqu’un pour le sauver, au nom d’Aslan. Jill, Eustache et Puddlegum savent que c’est le quatrième et dernier signe d’Aslan :
Quatrièmement, vous reconnaîtrez le prince perdu (si vous le trouvez) à ceci ; ce sera ta première personne rencontrée au cours de vos pérégrinations qui vous demandera de faire quelque chose en mon nom, au nom d’Aslan.
Le Fauteuil d’argent, Gallimard Jeunesse, chapitre 2, p. 32.
Le problème ? Le chevalier se débat comme un enragé. Les enfants sont effrayés, car ils se souviennent que le prince les a prévenus que, s’il se libérait, il pourrait les tuer. C’est alors que Puddlegum va se montrer indispensable :
— Si seulement on pouvait savoir ! soupira Jill.
— Je crois qu’en fait, nous savons, affirma Puddlegum.
— Vous vouliez dire que tout rentrera dans l’ordre si nous le détachons ? s’étonna Eustache.
— Je n’en sais rien, dit le touille-marais. Aslan, voyez-vous, n’a pas dit à Pole ce qui se passerait. Il lui a dit seulement quoi faire. Ce gars-là serait notre mort une fois debout que ça ne m’étonnerait pas. Mais cela ne nous dispense pas d’obéir au signe.
Le Fauteuil d’argent, Gallimard Jeunesse, chapitre 11, p. 178
Suivez les signes, dit Puddlegum, c’est la seule chose que nous devons faire. Qu’est-ce qu’il y a de si courageux là-dedans ? Le Seigneur ne nous dit pas à l’avance exactement ce qu’il se passera si nous suivons les instructions de Sa Parole. Lorsque nous lui obéissons fidèlement, il ne nous dit pas que tout ira bien. En fait, c’est parfois tout le contraire et ce n’est clairement pas rassurant.
Nous supportons avec beaucoup de patience les souffrances, les détresses et les angoisses. On nous a battus et mis en prison, on a soulevé le peuple contre nous ; accablés de travail, nous avons été privés de sommeil et de nourriture.
2 Corinthiens 5.4-5
Pour Puddlegum, peu importe ce qu’il ressent et les conséquences : il s’engage résolument à suivre Aslan et à faire ce qu’Aslan dit. L’obéissance n’est pas très bien vue aujourd’hui. Pour le monde, c’est un peu comme perdre son indépendance et son individualité. Pourtant, Puddlegum nous montre qu’obéir n’est pas dénué d’intérêt, bien au contraire. C’est la clé de la libération ! Dans les moments de doute, si nous n’avons pas l’obéissance, nous risquons de périr.
Celui qui a mes commandements et qui les garde, c’est celui qui m’aime; et celui qui m’aime sera aimé de mon Père, je l’aimerai, et je me ferai connaître à lui. Jean 14.21
Un mot, madame
Peu après cette libération, la sorcière verte commence à séduire leurs sens par un charme, cherchant à les convaincre que Narnia n’est pas réelle mais seulement imaginaire. À toutes leurs protestations, elle a une réponse douce, tordant leurs propres arguments contre eux. Elle veut les convaincre que les idées du soleil et d’Aslan sont des rêves insensés. Alors que tout semble perdu, Puddlegum intervient :
Et là, il fit quelque chose de très courageux. Il savait que ça ne lui ferait pas tout à fait aussi mal qu’à un être humain, car ses pieds (qui étaient nus) étaient palmés, durs et à sang froid comme ceux d’un canard. Mais il savait que cela serait assez douloureux, et il le fit. Il piétina le feu de ses pieds nus, le réduisant pour une grande part en cendres. Et trois choses se produisirent en même temps.
Le Fauteuil d’argent, Gallimard Jeunesse, chapitre 12, p. 192
Son action rompt le charme, car l’odeur de Touille-marais brûlé n’est pas du tout une odeur enchanteresse. Ça vide la tête de tout le monde. La sorcière s’énerve et finit par se transformer en serpent géant et meurtrier. Mais avant qu’elle ne le fasse (et ne soit finalement tuée par le prince), la douleur donne à Puddlegum une clarté parfaite sur ce qu’il pense vraiment. Car, comme l’écrit Lewis, souffrir un bon coup, il n’y a rien de tel pour dissiper certaines sortes de magies. Et avec cette clarté, il parle :
Un mot, madame, dit-il en s’écartant du feu pour revenir vers elle en boitant, à cause de la douleur. Un mot. Tout ce que vous avez dit est tout à fait vrai, c’est bien possible. Je suis un gars qui a toujours voulu voir les choses en pire, pour ensuite faire aussi bonne figure que possible. Alors, je ne vais rien contester de tout ce que vous avez dit. Mais, quand même, il y a une chose qu’il faut ajouter. Supposons que nous ayons seulement rêvé, ou inventé, toutes ces choses : arbres, herbe, soleil, lune, étoiles et même Aslan. Supposons. Alors, tout ce que je peux dire, c’est que, dans ce cas, les choses inventées ont l’air sacrément plus importantes que les vraies. Supposons que ce puits noir que vous avez pour royaume soit vraiment le monde, le seul. Eh bien, ce monde me paraît vraiment minable. Et c’est amusant, quand on y pense. Si vous dites vrai, nous ne sommes que des bébés en train d’inventer un jeu. Mais quatre bébés qui jouent sont capables de construire un monde imaginaire qui réduit le vôtre à presque rien. C’est pourquoi ; je m’en vais rester dans le monde imaginaire. Je suis dans le camp d’Aslan, même s’il n’y a pas d’Aslan à sa tête. Je vais vivre en Narnien autant que je le pourrai, même s’il n’y a pas de Narnia du tout. Aussi, avec tous mes remerciements pour notre dîner, si ces deux messieurs et la jeune dame sont prêts, nous allons quitter à l’instant votre cour et partir dans le noir pour passer nos vies à chercher le Monde-d’En-Haut. Non pas que nos vies risquent d’être bien longues, à ce qu’il me semble, mais ce ne sera pas une grosse perte si le monde est un endroit aussi sinistre que vous le prétendez.
Le Fauteuil d’argent, Gallimard Jeunesse, chapitre 12, p. 193
Oui, vous pouvez relire ces mots. Ils sont d’une grande intensité. En fait, Lewis est en train de réunir l’existentialisme et l’argument ontologique dans une tirade accessible aux enfants, comme il le dit lui-même dans une lettre à une lectrice :
Je suppose que votre fils philosophe… fait référence au chapitre dans lequel Puddlegum éteint le feu avec son pied. Il doit remercier Anselm et Descartes pour cela, pas moi. J’ai simplement mis « l’Argument Ontologique » sous une forme adaptée aux enfants. Et même cela n’est pas un exploit aussi remarquable que vous pourriez le penser. Vous pouvez mettre dans la tête des enfants beaucoup de choses qui sont tout à fait hors de portée de l’évêque de Woolwich.
Lettre à Nancy Warner, 26 octobre 1963
L’argument ontologique enseigne qu’avant même de penser à Dieu, celui-ci existe déjà en réalité. Toutes les choses qui existent ne pourraient pas exister sans Dieu et cela implique le triomphe ultime du Bien sur le Mal. Le Mal ne peut pas exister sans Dieu et il finira donc un jour, car Dieu ne peut le supporter. Même lorsque la réalité semble sans espoir, Dieu est notre espérance.
Puddlegum en fait une démonstration assez simple. Il voit la lumière du royaume d’Aslan, même au fond d’un territoire obscur. Il trouve le courage de se tenir debout, d’agir et d’apporter de l’espoir aux autres. Il se situe dans la longue lignée des prophètes : des hommes et des femmes qui sont tout à fait réalistes quant à la condition du monde, et sont pourtant remplis d’une vision et d’un espoir au-delà d’eux-mêmes.
La foi de notre opti-pessimiste est tellement émerveillée par l’espérance qu’elle ne se laisse pas influencer par les circonstances. Cela me parle, en particulier en ce moment. Ecoutez les conversations ! Des choses aberrantes sont prises très au sérieux par nos contemporains. Une pseudo-vérité est infusée en continu à la télévision et dans les contenus culturels, sans contestation possible. Beaucoup de moyens sont mis en œuvre pour décourager et humilier nos croyances. Au milieu de ces circonstances, il est bon de se souvenir qu’il existe une Vérité à laquelle nous raccrocher.
Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples ; vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous affranchira.
Jean 8 31.32
Puddlegum est prêt à suivre Aslan, peu importe les circonstances. Au fond du désespoir, il s’accroche à deux choses : l’obéissance d’abord, l’espérance ensuite. Il nous rappelle qu’il y a de la lumière à trouver dans ce monde, même au bout du désespoir. Quatre bébés qui jouent feront toujours mieux que quatre-cents adultes qui marchent dans l’obscurité…
Illustration de couverture : Pauline Baynes, dans Le fauteuil d’argent, Gallimard Jeunesse