Un nouveau départ, pour un meilleur point d’arrivée, n’est-ce pas la formule qui pourrait résumer toute aventure chrétienne ? Mais les trajets entre ces deux points intérieurs de l’âme des voyageurs seront aussi divers qu’ils le sont eux-mêmes. C’est ce qu’illustre le dernier livre des Éditions Shadow, en rassemblant 90 mini-nouvelles, écrites par 90 autrices et auteurs différents. Pas plus de mille mots pour raconter une histoire touchante ou drôle, qui fasse sens, ce n’était pas une épreuve obligatoirement facile. Félicitations donc à tous les participants pour leur effort, qui nous permet aujourd’hui de savourer ce beau volume.
Emma Capidor, qui avait déjà écrit deux nouvelles pour plumeschretiennes, nous propose (avec l’accord des Editions Shadow) sa propre participation : A belles dents. Un titre et un récit plutôt étranges ; mais la réalité dont s’inspire toujours un peu l’imagination littéraire, ne l’est-elle pas aussi ? Peut-être s’agit-il d’une mini-nouvelle à clé. Qu’en pensez-vous ?
Chloé Béquel, docteur chirurgien-dentiste à La Chapelle-Thouarault dans l’Ille-et-Vilaine, déprimait grave dès que son regard se posait sur son frère Michel. Cheveux tombant à mi-hauteur d’une joue creuse, rares sur la calotte crânienne, amaigri, l’œil cave, il avait perdu toutes les dents de la mâchoire du haut. Il ne lui restait plus que quelques chicots brunis dans celle du bas.
Le retrouvant après bien des années, elle avait immédiatement offert de lui poser des implants, gratuitement même. Oh, ce n’était pas l’argent qui manquait à Michel. Écrivain qui avait fini par s’imposer, ses ouvrages se vendaient très bien ; de plus, un peu avare par tempérament et par l’expérience de sa pauvreté précédente, il laissait grossir son compte banque. Quoiqu’il en soit, il avait refusé net l’offre généreuse de sa sœur : pas d’implants !
C’était sans compter sur l’entêtement d’une Bretonne, qui s’use moins vite que le granit. Chloé l’avait tarabusté jusqu’à ce qu’il consente à la laisser prendre une empreinte de sa cavité buccale. Elle avait ensuite fait confectionner un dentier par le meilleur atelier de France ; une pure merveille de l’art, qui s’adaptait parfaitement à l’anatomie de son propriétaire, et qui lui redonnait, sinon la jeunesse, du moins la décence d’un homme qui se respecte,
Las ! Lorsqu’elle le visitait, la dentiste voyait trôner en permanence sur le rebord de l’évier de la cuisine un verre crasseux, rempli d’eau grasse, et dans l’eau… le dentier. Michel ne le mettait jamais, et ses lèvres, privées de leur support, se rétractaient vers l’intérieur du visage, faisant saillir d’autant plus bizarrement son nez.
Interrogé sur ce laisser-aller incompréhensible, il répondait que c’était certainement lié à sa façon d’écrire : les mots lui venaient mieux dans une bouche sans dents, lorsque sa langue râpeuse pouvait passer et repasser sans fin sur ses gencives nues de vieux clochard.
Il faut avouer que la critique était franchement divisée sur la valeur littéraire des productions de Michel Béquel. Pour les uns c’était un génie de la désespérance post-moderne, un chantre du nihilisme de la fin des temps, pour les autres, c’était un affreux cabotin, totalement dépourvu de style et d’originalité, qui avait juste profité de l’inculture générale du public pour se faire mousser.
L’intéressé se fichait pas mal de toutes ces recensions contradictoires. Grand lecteur depuis l’enfance, rompu à la perspicacité psychologique déployée par les romanciers, doté d’un solide bon sens acquis lors d’études scientifiques, il ne pouvait se leurrer sur son propre compte, sur les motivations qui le poussaient à écrire. La vanité de vouloir être connu et reconnu, il savait en démasquer tous les déguisements, et il se sentait fier d’avoir su la satisfaire à un tel point chez lui, qu’il l’avait quasiment épuisée. Demeurait l’essentiel, la racine vitale de son être : l’angoisse religieuse.
Adolescent, il avait passionnément admiré les pensées de Blaise Pascal ; comme lui il avait éprouvé ce frisson cosmique qui saisit l’homme conscient de sa petitesse, face à l’infini silencieux des espaces. Fénelon, Bossuet, Chateaubriand, saint Paul même, tous ces écrivains chrétiens l’avaient profondément impressionné, au point qu’il avait essayé de se convertir, de croire de bonne foi.
Une pensée de Pascal, la 24, lui avait pour cela servi de guide : « Il faut que l’extérieur soit joint à l’intérieur pour obtenir de Dieu ; c’est-à-dire que l’on se mette à genoux, prie des lèvres, etc., afin que l’homme orgueilleux qui n’a voulu se soumettre à Dieu soit maintenant soumis à la créature. Attendre de cet extérieur le secours est être idolâtre superstitieux ; ne vouloir pas le joindre à l’intérieur est être superbe.»
Il s’était donc mis lui aussi à genoux, avait répété à haute voix le Notre Père, maintes fois ; rien ne s’était passé, Dieu n’avait pas répondu. Déçu, et nonobstant tout le respect qu’il portait au grand génie de Port-Royal, Michel avait conclu que la pensée no 24 était idiote, et bonne pour les curaillons. Puis changeant définitivement d’idolâtrie littéraire, il s’était embarqué avec Baudelaire sur l’Albatros, le navire maudit des poètes amers du dix-neuvième.
La soixantaine passée, célèbre à présent, les classiques du dix-septième se remettait curieusement à lui chatouiller la mémoire ; il lui arrivait de temps en temps de relire Pascal, et des extraits de la Bible par conséquent.
— Tu le connais ce monsieur Nauzyciel qui t’envoies deux entrées au théâtre de Rennes ?
— Non, mais lui a entendu parler de moi. Il vient de mettre en scène, Ordet ! la pièce de Kaj Munk, dont je t’ai parlé la semaine dernière, à propos du film de Dreyer. Il faut y aller. Tu te rends compte !
Chloé ne se rendait pas compte, elle n’avait jamais vu Ordet, le film de Dreyer, dont le scénario, tiré de l’œuvre d’un pasteur danois, avait si vivement interpellé Michel, car il y était question d’une vraie résurrection. Ordet, c’est La Parole, en Danois, et Chloé était chrétienne.
— Je veux bien t’accompagner, mais à une condition.
— Laquelle ?
— Que tu mettes tes dents !
Au petit matin de leur retour de Rennes, (Michel s’étant plié d’assez mauvaise grâce à la requête de sa sœur) l’écrivain s’assit à la table de la cuisine, qui lui servait de bureau. Au bout d’un quart d’heure, la pensée restant aussi blanche que la feuille, ses regards flottaient vaguement dans la pièce.
— Tiens, si je les mettais encore ? se dit-il.
A partir de ce jour, se fut un nouveau départ de son écriture. Comme Tolstoï ne mettait la main à la plume qu’après avoir chaussé ses grosses bottes, Michel ne pouvait écrire une ligne sans avoir enfourné ses dents. Mais le plus remarquable, était que son style avait changé du tout au tout, et en beaucoup mieux, chacun en convenait.
— Il faut que l’extérieur soit joint à l’intérieur pour obtenir de Dieu… Sacré Blaise ! disait-il en riant.
Enfin il ne le pensait pas tout à fait : il savait que sa sœur avait prié pour lui. Oui, sa sœur, la sœur de Michel, Chloé Béquel.

Le livre Nouveau Départ peut être acheté en papier ou en numérique :
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Merci Emma pour ce texte très riche et très intéressant ! En 1000 mots, c’est effectivement un sacré défi. J’ai mis un peu de temps à comprendre qui était ce fameux Michel… Un auteur sans dents, ce n’est pas commun. Finalement, je me suis répété « Chloé Béquel » plusieurs fois très vite et j’ai trouvé… 😉
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Moi j’aime ! C’est plaisant, original, avec un humour léger…
mais je n’ai pas déniché le jeu de mots qui semble inséré dans cette nouvelle ! 🙃
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Aujourd’hui avec Google il n’y a plus de devinette qui dure longtemps ; il suffit de taper, guillemets compris : « écrivain sans ses dents » et on comprend qu’Emma a construit son texte en partant d’un anagramme.
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Merci pour ces précisions 🙂 J’ai relu ce texte, j’ai compris l’anagramme 😉 j’ai cherché qui étaient Kaj Munk et Dreyer… on s’instruit sur Plumes chrétiennes !!
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