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L’arbre et le livre

J’ai détesté les mots et je les ai aimés et j’espère en avoir fait bon usage.
Liesel, La voleuse de livres, Markus Zusak

La tombe est creusée. Nous sommes en hiver, le sol est blanc comme l’albâtre et le ciel est blanc comme la cire d’une bougie, avec quelques nuages qui font des tâches plus sombres.

La mort elle-même dit que le blanc est une couleur.[1] Je me dis qu’elle a raison, quand je vois autant de nuances aveuglantes, entre ciel et terre.

Il est dix heures, peut-être onze. Le chien du gardien du cimetière jappe : il n’aime pas la neige, les cortèges et les traces que font les cortèges dans la neige.

L’animal se blottit à mes pieds. Les autres chênes du cimetière ne l’intéressent pas, j’ignore pourquoi. Pourtant, mon tronc est creux, mon écorce est formée de rides désordonnées et mes branches tordues effraient les visiteurs tardifs. Je viens de franchir le cap des trois-cent-cinquante ans : on m’a planté sous le règne de Louis XIV pour fournir du bois à la marine de guerre. J’ai échappé à la guillotine grâce aux moines qui se sont installés ici. Ils sont enterrés à mes pieds, silencieux.

Autant vous dire que j’en ai vu, des cérémonies funéraires, de toutes les couleurs. Celle d’aujourd’hui est définitivement blanche.

Les porteurs funéraires plient sous le poids du cercueil. Il n’est pas en fibre de cellulose recyclée, celui-ci. Ce n’est pas du chêne non plus, tant mieux, je n’aime pas ça : j’ai toujours l’impression d’enterrer un des miens. Ce doit être du sapin.

Je connais bien ces quatre hommes qui marchent lentement. Ils plaisantent parfois sous mes branches, sans retenue, quand tout le monde est parti. L’humour et la mort ont toujours fait bon ménage, depuis des siècles. Aujourd’hui, ces hommes ont glissé leurs mains rugueuses dans des gants blancs, comme s’ils savaient que c’était la couleur du jour. Je me demande comment ils font pour être aussi invisibles, tels des phasmes sur une branche.

Le cortège qui suit ne ressemble pas vraiment au tableau de Courbet (à Ornans…). Des longs manteaux élégants côtoient des jeans et des doudounes usées, des voiles noirs s’entremêlent avec des bonnets à pompon. Les femmes pleurent et les hommes aussi. Les mouchoirs sont en papier, d’un blanc artificiel. La fumée qui sort des bouches est la même pour tous, légèrement vaporeuse, vite dissipée.

Il y a des choses immuables : des larmes de douleur, des souvenirs qui glacent, des murmures, des fleurs qui embaument, des rêves brisés, des gestes lourds, des étreintes inattendues.

Le cercueil s’incline déjà vers le trou béant, gardé par deux fossoyeurs débraillés qui semblent encore exténués par l’effort. L’un des deux baisse le regard, l’autre regarde le ciel. Il porte au doigt une imposante bague en métal gris, avec une tête de mort. Elle me regarde.

Au beau milieu de la terre blanchie, le paletot de bois est déjà en train de descendre doucement, retenu par des cordes solides qui semblent sortir d’un navire. Il fait un bruit sourd en touchant le fond. Le chien sursaute : on ne s’habitue pas.

Un prêtre s’avance, à moins que ce soit un pasteur (le costume est sobre). Il a le regard légèrement hésitant et la barbe hirsute. Il tient fermement un grand livre noir entre ses doigts gelés. Il regarde le cercueil tout au fond, son regard s’accroche sur la croix, vide. Il sourit à cet instant. C’est un poète.

Est-ce qu’il parlera d’étoiles, comme Antoine de Saint-Exupéry ? Les hommes associent souvent les morts aux étoiles, comme si leur immuable lumière dans les cieux sombres avait le pouvoir de consoler les vivants.

Il regarde le ciel, puis de nouveau le cercueil, aussi lugubre que tous les autres. Ce n’est pas son premier enterrement, mais aujourd’hui, il enterre un ami.  

 – Mon frère, nous nous retrouverons un autre jour, à un autre moment…

Et ses mots sont des larmes, soudain, qui jaillissent en torrent.

 – Ce jour-là, nous boirons de nouveau un verre ensemble, comme le font des amis qui se retrouvent. Ce ne sera pas au coin de ta rue, et je ne sais pas si tu prendras ton café long, je sais simplement que ce sera un moment joyeux. Et y aura aussi un petit jeu d’échec, car je te dois une revanche…

Il ouvre son grand livre noir, il s’y accroche, à s’en blanchir les jointures.

 – Esaïe 25, au verset 8, Il supprimera la mort pour toujours. Le Seigneur Dieu essuiera les larmes sur tous les visages.

Il avance rapidement beaucoup plus loin dans les pages.

 – 1 Corinthiens 15, verset 54 : lorsque ce qui est périssable se sera revêtu de ce qui est impérissable, et que ce qui meurt se sera revêtu de ce qui est immortel, alors se réalisera cette parole de l’Écriture : La mort est supprimée ; la victoire est complète ! Mort, où est ta victoire ? Mort, où est ton aiguillon ?

Il fait une pause. Il plonge une main dans son costume usé et brandit une pièce d’échiquier. On dirait qu’il va la jeter dans la fosse, mais il se ravise, il regarde ce petit cavalier blanc comme s’il était vivant.

 –  Ton départ n’est pas un « Echec et mat ». C’est juste la fin d’une partie. Le roi est vivant, il est revenu d’entre les morts pour restaurer l’humanité. Aujourd’hui, il t’a pris avec lui…

Alors, toute l’assemblée semble voir un cheval blanc ailé bondir vers le ciel. Dans son sillage s’engouffrent des amitiés, des souvenirs, des éclats de rire et des disputes, des embrassades et des coups durs : tout ce qui ne peut pas rester sous terre.

Les corps sont impassibles mais les âmes sont touchées, elles écoutent, elles sont saisies. Une petite fille avec une écharpe bleue s’approche. On murmure, on s’agite : l’enfant a perdu son père.

Ils sont nombreux, mais je ne vois plus qu’elle. Ses pas sur la neige laissent des traces minuscules. Elle s’arrête devant le trou béant et saisit la main de l’homme de Dieu.

Le livre noir tombe sur la neige, sans bruit. Elle le regarde, puis tourne les yeux vers moi. L’arbre et le livre. A quoi pense-t-elle ?

Un jour, j’écrirai son histoire et elle commencera comme ça.


[1] La voleuse de livres, Markus Zusak

David, 15 avril 2024, en réponse au défi d’écriture #25

3 commentaires sur “L’arbre et le livre

  1. Merci beaucoup Débora ! Oui, j’ai lu la voleuse de livre suite à ton commentaire sur un autre article et je voulais te faire un petit clin d’œil. J’ai beaucoup aimé, tu l’auras compris, surtout la profonde poésie qui se dégage, et en particulier les deux histoires de Max « L’homme qui se penchait » et « La secoueuse de mots » qui sont à la fois le point d’orgue et l’explication du livre. J’ai été surpris de ne pas les retrouver dans le film, que j’ai vu ensuite. Il est passé à côté de l’essentiel.Je pense que le livre mériterait au moins une série, plus longue, et plus lente. Bref…

    Concernant ce texte, je suis content que l’atmosphère soit bien retranscrite, car c’est effectivement ce que je voulais écrire : une atmosphère. Merci !

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  2. Perso j’ai d’abord vu le film qui m’a beaucoup touchée et je me suis précipitée pour acheter le livre traite les sujets de la guerre et ses « dommages collatéraux », la mort et l’écriture de façon si profonde. J’ai bien envie de le relire…

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