Un soir, alors que je finissais de construire mon mur pour la nuit, j’entendis, au loin mais s’approchant, une rumeur, un bruit de mur détruit, puis un autre quelques minutes plus tard. Quelqu’un approchait en détruisant des murs. Un malfaisant. Encore. Mais un malfaisant normal, un de ceux qui détruisent les murs avec des Objets Complexes Interdits. J’entendis des voix : ils étaient probablement plusieurs. Mon pistolet ne suffirait pas à me défendre cette fois-ci.
Il me fallait fuir, me cacher. Je commençais par détruire le mur que je venais de construire, le ciment en était encore frais, c’était facile. Puis me mis à courir dans le dédale, essayant de m’éloigner des malfaiteurs. Mais les courbes des murs ne me le permettaient pas vraiment et j’entendais le bruit se rapprocher toujours plus.
« Veux-tu que je t’apprenne à dessiner des portes ? Tu sais, c’est facile. Tout le monde peut le faire. »
Pourquoi fallait-il que je pense à Celui qui faisait des portes maintenant ? Pourquoi pensais-je ? Il ne me fallait que courir et trouver des murs faibles à détruire ! Mais les murs qui m’entouraient étaient hauts et épais, et le bruit se rapprochait. C’est dans les situations d’urgence, je pense, qu’on fait ce que l’on aurait jamais fait dans les circonstances habituelles, ce qui n’a pas de sens. Arrivé devant un immense mur, aux briques éclaircies par le temps, les voix dans mon dos, je fis le geste absurde de dessiner, à mon tour, un rectangle sur le mur. De mon doigt nu, l’index de ma main droite – pourquoi le droite, alors que Celui qui faisait des portes utilisait sa main gauche, je m’en souvenais bien ? Je ne sais pas, un réflexe, probablement – tendu, je touchai la brique en priant la mémoire de l’homme que j’avais tué et la mémoire de mon père, les deux hommes se mélangeant dans ma peur.
Et mon doigt laissa une trace sur le mur de brique. Une trace claire, en tout point comparable à celle qu’avait faite Celui qui faisait des portes. Je mis mes mains à plat sur le mur, poussai et le mur avança ! J’avais réussi à faire une porte et à l’ouvrir, sans aucun tube, sans savoir ce que je faisais, juste poussé par la peur. Je n’avais pas le temps de comprendre. Pas le temps de penser. Il y avait les voix et le bruit des murs qui tombaient derrière moi. Je finis de pousser le mur, le décalai sur le côté d’un peu, passai puis – là encore, je ne comprends pas comment l’idée me vint – j’essayai de la remettre en place, ce qui fut fort facile. Le mur était refermé, comme si je m’étais téléporté de l’autre côté. Là encore, il fallait faire vite, je me remis en marche, mais cette fois-ci tout droit, ouvrant et refermant les murs derrière moi, comme en transe, dingue de ce pouvoir que je me découvrais. Quand, rompu de fatigue, je m’écroulai dans un coin entre trois murs après avoir refermé une porte derrière moi, ça faisait longtemps que je n’entendais plus de bruit derrière moi et j’affichais un sourire immense. Il faisait nuit depuis longtemps, je n’avais aucune idée du chemin parcouru. Je n’avais que trois murs autour de moi mais je m’endormis heureux. Je rêvais de murs à traverser, de course sans fin à travers le labyrinthe. Et, dans ma course, me rejoignait Celui qui faisait des portes, qui était mon père et qui ouvrait des portes toujours plus grandes.
A mon réveil, le lendemain, je voulu essayer ce nouveau pouvoir, je posai mon doigt contre un mur, au niveau du sol et dessinai une porte… et rien ne se passa. Pas de trace brillante. Je posai mes mains contre le mur, poussai, rien. Pas le moindre déplacement. Je recommençai l’opération. Toujours rien.
Je me concentrai. Je pris le temps de penser à Celui qui faisait des portes. Son sourire et son crâne ouvert me firent mal. Je me mis à pleurer. Depuis combien de temps je n’avais pas pleuré ! Je restai ainsi un long moment, assis par terre, à pleurer sa mort, à pleurer ma peur, à pleurer toutes les larmes de mon corps. Au bout d’un temps, j’eus soif. Je vidai ma gourde et décidai d’aller à la recherche de l’eau. Mais au lieu de suivre un chemin du labyrinthe, je réessayai d’ouvrir une porte. Je posais mon index droit sur le mur, au sol, et traçai un rectangle, pas très haut. Une trace brillante apparut. Je poussai cette porte des deux mains à plat. Sans succès. La porte ne bougea pas. Je la redessinai, une fois, deux fois, trois fois. Après ce quatrième passage, la porte bougea enfin, et je pus passer le mur.
Ce jour-là, et les suivant, je m’entrainai durant des heures. Je m’entrainai et m’amusai. Je fis des portes petites, immenses – et pourtant toujours facile à pousser, des portes qui ne touchaient pas le sol – rectangles surélevés qui me permettaient de jeter un coup d’oeil dans le chemin de l’autre côté sans y aller moi-même, des portes rondes, des portes en forme de balles de pistolet, toute sortes de portes. Je me rendis compte que si je ne dessinais pas la dernière verticale et que je poussais d’une main le côté dessiné, la porte s’ouvrait en tournant autour du côté non dessiné.
Bref, je fis des expériences. Ayant réussi à remettre les pans de murs que j’enlevais, il ne m’était plus nécessaire de construire des murs pour me mettre à l’abri pas plus qu’il ne m’était nécessaire d’en détruire pour me déplacer : j’abandonnai bien vite mes outils, mon barda, mon ciment pour me retrouver chargé uniquement de ma gourde. Je découvris aussi, avec amusement, qu’un tube m’étais poussé, à moi aussi, dans la main droite, un tube avec lequel je dessine maintenant et que je ne peux pas enlever de ma main, qui est comme cimenté à ma main.
Depuis cette semaine d’exercice, je cours le labyrinthe, ouvrant des portes de toutes formes et tailles, écrivant sur les murs, à l’aide du tube de ma main droite, des invitations aux autres maçons à se libérer et à dessiner des portes, eux aussi. Je cherche des gens à qui apprendre à utiliser leur main pour changer le labyrinthe, pour changer de vie. J’ai retrouvé l’immense étendue d’eau, j’y retourne souvent, je vais m’y baigner et y laver mes vêtements. Je n’y ai pas retrouvé trace du cadavre de Celui qui faisait des portes. Je me prends à espérer que je ne l’ai pas vraiment tué et qu’il parcourt encore le labyrinthe en chantant et qu’un jour nous allons nous revoir et que je pourrai le remercier pour le don qu’il m’a fait.
Toi aussi, tu peux dessiner sur les murs, toi aussi tu peux ouvrir des portes, toi aussi tu peux être libre.
Paul Clarou