Je ne m’étais jamais levé tard quand j’étais esclave dans la mine, mais depuis que j’avais entamé l’entraînement à la Setch de Gnosis, je découvrais de nouvelles heures au matin. Ma théorie était que Dùnatos ne dormait pas, il devait être une sorte de gargouille arpentant le toit du donjon avant le coucher de la lune. La Dame se levait aussi assez tôt, et chaque matin prenait le temps de méditer en regardant la morne steppe dehors. Nous parlions assez peu à ce moment là. J’enfilai ma cuirasse et j’allais dehors.
Mon corps s’était endurci, mes muscles étaient devenus plus fiables. Quand le Défenseur me l’avait donné, je ne savais pas m’en servir, au point où les gardes de Hevel m’avaient maîtrisé facilement. A présent ce serait plus difficile d’y arriver. Ensuite venait le rassemblement dehors, et le serment prononcé à voix haute par toute la setch.
« Je jure de servir l’Empereur invisible de toutes mes forces, et de lui donner mon âme sans concession.
Je jure de servir la dame Achamoth de toutes mes capacités, afin qu’en temps voulu elle m’accorde la Montée à Yerosalem »
Je n’étais pas trop à l’aise avec ce serment, étant donné que c’était la Dame de mon empereur que j’avais juré de servir, et pas celle de ce donjon. Puis venait l’entraînement lui-même, enfin. Et après une longue période d’échauffement, on pouvait enfin boire une eau sableuse qui était difficilement remontée du sol. Ce matin-ci elle avait un goût métallique. Alors que je faisais la grimace, Dùnatos détourna le regard et renonça à boire.
Alors que nous nous installions pour reprendre l’exercice, un grand cri sortit du donjon, suivi de plusieurs fracas, comme des coups de tonnerre. Des fenêtres s’échappaient des lumières roses et rouges. Je me précipitai vers le donjon devant tout le monde, Dùnatos sur mes talons. En quelques minutes, j’étais à la porte de la salle des cartes, qui était enfumée. Une odeur acide me fit tousser.
A l’intérieur de la pièce, ma Dame était debout, l’air furieux et triomphant, et Achamoth, les cheveux blancs cachant son visage, était maintenue par deux gardes.
« Hermas, tu tombes bien, » dit la Dame « Achamoth est une traîtresse! Elle veut nous tuer et saboter la mission de l’Empereur. Plonge lui vite ton épée dans le cœur. »
« Ma dame ! Je suis votre protecteur, pas votre exécuteur ! Pourquoi me le demander à moi ? »
« Fais ce que je dis ! »
Quelque chose ne tournait pas rond : la Dame ne parlait jamais ainsi, et je me demandais au juste comment elle avait pu se faire obéir des gardes et pourquoi elle ne s’adressait pas à eux. Pourtant, celle que j’entendais et que je voyais, l’air furieuse et vengeresse était belle et bien ma dame, avec ses magnifiques cheveux noirs et ses yeux en amande, et ses vêtements blancs. Et en face, j’avais bien Achamoth, dans sa cuirasse cloutée, ses rides sévères et un visage vaincu et fatigué.
« Madame, pourquoi dois je tuer Achamoth ? »
« Parce qu’elle sert le Maître ! »
« Mais… depuis quand appelez-vous notre ennemi le « maître » et non « l’usurpateur » ? »
Alors l’atmosphère changea. La fumée se dissipa en quelque instants et je fus comme attaqué par divers flashs de couleur. Je fus aveugle un instant et je recouvris la vue peu après. Juste assez pour voir Dùnatos foncer vers moi avec son épée. Je ne pus pas l’éviter, mais elle glissa sur ma cotte de maille. Instinctivement, je lui mis un coup de coude dans le nez, et j’enchaînais avec un coup de casque. Furieux et hors de moi, sous l’emprise de la peur, je lui donnai un coup de talon au sol qui l’assomma.
Les deux gardes qui maintenaient la Dame –ou Achamoth je n’étais plus sûr de rien- lâchèrent leur proies et voulurent venir me tuer. J’entendis un mot étrange, et ils furent réduits en cendre. Derrière eux se tenait la Dame. Du moins je crois que c’était la Dame, car la dernière fois que j’avais vu autant de puissance irradier d’une personne, c’était de celle du Défenseur.
Je voyais une femme aux cheveux défaits, à la robe déchirée, avec de grandes cernes et des bras ballants. Et en même temps, son visage était rayonnant de force et de courage, ses yeux brûlaient de passion, et sa bouche mordait ses lèvres. Ma Dame, ma belle Dame était habitée d’une force surnaturelle qui la mettait au comble de la force. Et il y en avait besoin, car tout d’un coup la garnison entière semblait s’être réveillée de sa torpeur et pointait à l’entrée de la salle des cartes.
« Hermas, occupe-toi des humains, je m’occupe de cette démone ! »
J’aimerais pouvoir vous faire un récit cohérent de la suite, mais c’est impossible. Il y avait trop de fracas, trop de monde, trop de lumière. Je n’étais pas moi-même. J’ai tué davantage avec mon bouclier qu’avec mon épée, et j’ai été sauvé davantage par ma cuirasse que par mon esquive. On me pressait sans cesse et pourtant je faisais reculer toujours. On m’opposait une furie de coups et moi je répondais par un estoc précis. On voulait me tuer à coup de lance, mais je me faufilais sous la garde et atteignais l’homme. Dans leur précipitations, les soldats se marchaient les uns sur les autres, voire trébuchaient les uns sur les autres, ce qui me facilitait la tâche.
Et par derrière moi, ou par-dessus, la Dame et Achamoth s’affrontaient dans un étrange duel de feu et de tonnerre. Elles prononçaient des mots ineffables et devant elles se formaient des glyphes éthérées et des sons semblable au galop d’une horde. L’atmosphère se chargeait d’énergie, les murs semblaient se tordre sous l’action d’une puissance invisible mais rien d’autre n’arrivait. Et pourtant les deux dames semblaient lutter autant que moi.
Du côté de ma Dame, elle enchaînait rapidement et avec aisance les glyphes et avec une assurance débordante déchaînait des torrents de puissance lumineuse. Du côté d’Achamoth, elle déployait des glyphes plus complexes, mais visiblement avec une moindre efficacité, et elle criait de douleur et de rage. Sa puissance occulte ne semblait pas suffisante. Enfin la Dame se mit en marche, traversa l’espace et de sa main toucha le front d’Achamoth.
Lumière éblouissante. Fracas de fin du monde.
Quand tout revint, la dame Achamoth n’était plus là. Et le donjon s’effondrait, provoquant la panique de tous mes opposants. J’allais la prendre par la taille pour s’enfuir aussi quand la Dame me dit :
« Reste exactement à cet endroit, n’en bouge surtout pas. »
Les murs et les plafonds lézardèrent puis s’effondrèrent sur nous. Trois étages nous tombèrent dessus, à nous et à ceux qui voulaient fuir. Ceux qui étaient à l’intérieur périrent sans exception. Ceux qui étaient à l’extérieur n’échappèrent pas aux débris de madrier, de pierres et de métal qui leur tombèrent dessus. Seuls nous deux échappèrent à la catastrophe : à chaque fois qu’une pierre nous tombait dessus, elle était déviée. A chaque fois qu’un madrier allait nous écraser, il se mettait en travers.
A la fin, nous étions seuls au milieu des décombres, et nous escaladâmes le tas de débris. La Dame, bien que sale, avait toujours son air rayonnant.
« Voilà ce qui arrive Hermas, à ceux qui veulent me mentir. »
« Je ne sais pas qui je dois craindre le plus, ma Dame : mon empereur ou vous. »
« L’écurie a été épargnée. Prenons des chevaux et partons. Je t’expliquerai en route. » dit la Dame en ignorant ma remarque