Chapitre Premier
La Syldurie
Bordée au nord et à l’est par la Maritza, au sud par la mer Égée et à l’ouest par une frontière conventionnelle, la Syldurie est un petit royaume dont l’équipe journalistique de la télévision française n’écorche jamais le nom. Il faut donc se résigner à croire qu’il ne s’y passe jamais rien, rien du moins qui ait la vertu d’aiguiser notre curiosité.
Ce singulier royaume que personne ne connaît semble échapper à l’histoire, car, depuis la période féodale, rien n’y a beaucoup changé. Comme dans toute monarchie qui se respecte, un roi règne, une cour le courtise et un peuple le subit.
Sa capitale, Arklow, recroquevillée entre son port et la colline où se dresse le château royal, est riche en monuments historiques, palais, églises et chapelles, temples grecs et romains, maisons anciennes aux volets bigarrés. Le climat méditerranéen y est fort agréable, la mer d’un bleu de turquoise, et pourtant, les touristes européens ne s’y précipitent pas, leurs agences préférant, allez savoir pourquoi, leur proposer la Grèce ou la Turquie limitrophes. La politique austère de ce pays pourrait en être une raison.
La Syldurie est un pays pauvre. Pauvre ! Cela dépend pour qui ! Les faubourgs d’Arklow rappellent, toutes proportions gardées, les métropoles brésiliennes dans lesquelles une simple avenue sépare les opulentes résidences des sordides favelas. C’est vrai qu’elles font honte à voir, ces favelles, et le roi voudrait bien les voir disparaître, non tant pour la misère qu’elles abritent, que pour l’image peu laudative qu’elles apportent à cette prestigieuse capitale chargée d’histoire. Mais, fort heureusement, les fenêtres de la royale résidence s’ouvrent sur la vieille ville et sur la mer.
Comme nous l’avons dit, la Syldurie est une royauté. Depuis sa fondation au XIIe siècle, quatre dynasties se sont tour à tour partagé le pouvoir : Les Bifenbaf, les Kougnonbaf, les Baffagnon, mais surtout les Soussaschnick-Sassouschnikof dont Waldemar, le dernier souverain, exerce, je devrais dire exerçait dans son petit royaume une autocratie absolue.
Il n’y avait pas de Parlement, pas de députés, quelques ministres nommés par le roi, mais qui ne servaient à rien, puisqu’en définitive, c’est le roi qui prenait toutes les décisions.
Bien entendu, la peine de mort n’avait pas été abolie, et il suffisait de peu de choses pour être, par édit royal, pendu, décapité, ou jeté en pâture aux rongeurs dans les oubliettes du château.
Au moment où commence notre récit, le roi est accablé par le décès de son épouse, la reine Marija, emportée, selon l’expression consacrée, par une longue et douloureuse maladie. Elle lui a laissé deux filles : Éva, dix-neuf ans, qui héritera de la couronne, et Lynda, quinze ans. Ah ! Lynda ! Cette chipie… Mais nous en reparlerons.
La reine Marija était pieuse et donnait au peuple syldure le bel exemple d’une dévotion assortie d’œuvres méritoires. Assidue aux offices, elle ne manquait pas de visiter les malades et d’offrir quelque obole aux pauvres du diocèse. Durant les derniers jours de son existence, sentant sa mort prochaine, sa piété avait évolué vers une foi plus profonde et, plus le jour du départ s’approchait et plus elle ressentait la certitude qu’elle avait pris les bonnes décisions pour passer l’éternité du bon côté. Elle avait fait une rencontre personnelle avec Dieu, mais elle ne pouvait pas vraiment l’expliquer. Cela se passait dans son cœur.
Waldemar ne serait pas un vrai roi s’il n’avait une cour, composée comme il se doit de flatteurs hypocrites. Au sommet de cette pyramide de paresse et de mensonge s’élèvent justement les rescapés des anciennes dynasties qui, sans oser le révéler, donneraient fort de leurs personnes pour reconquérir la couronne perdue par leurs ancêtres. Ce sont les marquis Ottokar de Kougnonbaf, Miroslav de Bifenbaf et le duc Alphonse de Baffagnon.
Il m’est impossible de mentionner tous les singuliers personnages qui composent cette cour de Syldurie, mais je me dois de vous présenter la plus étonnante : Sabine Mac Affrin, la Grande Astrologue royale.
Tous les potentats, et pas seulement en Syldurie, ont besoin, pour se rassurer, d’une questionneuse d’étoiles, capable de lui prédire un règne glorieux et plusieurs pages dans les livres d’histoire.
Sabine Ramassamisivagamy (c’est son vrai nom) est née, on ne sait où, sur une île, mais on ne sait pas de quel océan. Elle, en tout cas, le sait, puisqu’elle est Grande Astrologue royale. En mal de clientèle et de popularité, elle partit un jour pour le Royaume-Uni. De ville en ville, elle promettait à tous argent, santé, amour, et, comme elle n’apportait que de bonnes nouvelles, elle commença à devenir riche et célèbre. C’est alors qu’on lui conseilla de trouver un pseudonyme. Son nom, qui lui venait pourtant des dieux Rama et Siva, n’était pas assez commercial : trop long, pas mémorisable, pas assez européen. Elle opta pour celui de Mac Affrin, qui s’harmonisait parfaitement avec son type dravidien.
Vous comprendrez très bien qu’une fille des mers du Sud s’accommode mal de la Tamise et de ses brouillards. Elle décida donc un jour de s’établir à Naples. Puis elle entreprit une tournée à travers les Balkans qui la conduisit en Syldurie. La curiosité stimulée par sa réputation, le roi Waldemar l’invita dans son palais et lui demanda s’il avait un espoir de revoir sa reine dans un monde meilleur. Sabine lui répondit que Marija avait été réincarnée en brebis, et que lui-même le serait en bélier. Il n’aurait donc pas de peine à la retrouver et tout irait pour le mieux. Cette réponse de la devineresse plut tant au roi qu’il l’engagea à son service avec une promotion.
Sabine Mac Affrin passait aux yeux du peuple pour une Britannique, mais à la vue de ses cheveux lisses et de son teint, aussi noirs que l’obsidienne, on se doutait bien qu’elle n’était pas un produit « pure scottish malt ». Un grand mystère flottait sur ses origines, ce qui valorisait grandement son sacerdoce.
Elle parlait syldure avec un accent très chantant, ce qui n’avançait pas ses interlocuteurs, et ponctuait la conversation d’étranges locutions telles que : « Si ou moukat amoin, mi kounich aou. » Ou bien : « Larg amoin lourlé. » Ou encore : « Mi grat aou ti boi, ou sou la coup la bébet. » Dans leur ignorance, les courtisans croyaient qu’elle prononçait des formules magiques, alors qu’elle exprimait tout simplement ses états d’âme dans sa langue maternelle.
Quant au tiers état, il n’y a pas grand-chose à en dire, sinon qu’il haïssait ce souverain égoïste et cruel qui n’avait aucune compassion de sa misère. En voulez-vous une preuve ? Quand le roi paraissait sur son balcon, tout le peuple se bousculait contre les grilles en criant : « Vive le roi ! Vive Waldemar ! »
Chapitre II
Lynda
Le roi Waldemar avait entrepris des travaux dans son château, qu’il appelait, non sans fierté, « son petit Versailles ». Il y avait arrangé des jardins à la française qui avaient coûté très cher au trésor public, et pour mieux les admirer, s’était fait aménager un grand salon garni d’une large baie panoramique. C’est dans ce salon qu’il vivait le plus clair de son temps, recevait ses amis et ses ministres. C’est là aussi que, le soir, il aimait se retrouver seul. Les murs de ce salon, lorsqu’ils ne sont pas de verre, sont couverts de beaux livres aux reliures de maroquin. Que de livres pour un roi si peu enclin à la lecture ! Je vais vous livrer un petit secret, ne le dites à personne. D’ailleurs, tout le monde le sait : prenez donc le troisième rayonnage en partant de la gauche. Cherchez les œuvres complètes d’Homère et pressez sur le dos de l’Iliade. Ça bascule. Et voilà notre bibliothèque transformée en bar ! Champagne, whisky, vodka… Servez-vous !
Eh oui ! Notre bon roi a une vie cachée. Lorsqu’il se retrouve seul, il essaie d’oublier dans la boisson le chagrin que lui cause la perte de sa chère Marija. Il n’est aucun domestique du palais qui ignore l’existence de cette buvette occulte, mais personne n’en parle puisque c’est lui le roi, et qu’après tout, il fait ce qu’il veut.
Le roi aime les fêtes et les banquets. Toutes les occasions lui sont bonnes pour organiser, avec sa cour des festins en comparaison desquels les orgies romaines auraient fait figure de repas diététiques. On y consomme sans modération bordeaux millésimés, champagne, caviar et autres douceurs que Fonchau, le traiteur royal, lui facture à grands bénéfices.
Nous l’avons déjà dit : le roi Waldemar avait deux filles. Vous souvenez-vous de leur prénom ?
L’aînée, c’est Éva. C’est elle qui un jour deviendra reine. Une brave fille, polie, gentille, honnête, toujours première de la classe, elle étudie à plaisir. Lectrice infatigable, elle aime passer des heures dans la bibliothèque de son père, mais pas pour les mêmes raisons que lui. Éva n’est pas très sportive, mais elle se rattrape sur le plan intellectuel. Elle écrit aussi des poésies qu’elle illustre de ses dessins comme le faisait Victor Hugo.
Éva est une jeune fille soumise, elle obéit sans discuter aux ordres de son père, lequel se réjouit d’une progéniture si docile.
La plus jeune, c’est Lynda. Ah ! Lynda ! Quelle chipie !
Inutile de la chercher dans la fameuse bibliothèque : c’est un lieu qu’elle ne fréquente jamais. Dirigeons-nous plutôt vers la salle de sport qu’elle s’est fait aménager dans un grenier du château. Ouvrons la porte. Nous entendons d’abord des coups étouffés et de profonds soupirs. Entrons. Nous trouvons au milieu de la pièce une adolescente baignée de sueur, les mains enveloppées de gros gants de boxe, frappant avec fureur un sac rempli de sable qui vole dans tous les sens et qui, pourtant, ne lui a rien fait. Vous n’aimeriez pas vous trouver entre ses poings et le sac ? – Moi non plus.
Lynda est l’opposé de sa sœur et elles ne se supportent pas. C’est une adolescente caractérielle, irritable, toujours en révolte et en désobéissance. Outre la boxe anglaise, elle pratique aussi l’équitation, le judo, le kung-fu, le tir à l’arc et le tir au pistolet. C’est une athlète. Il faut voir avec quelle précision elle transperce sa cible de carton juste entre les deux yeux. Quelquefois, sous le regard furibond de son entraîneur, elle vise, rien que pour son plaisir, le tibia, le nombril, ou encore un peu plus bas, là où cela fait vraiment très mal. C’est une chipie ! Et je ne vous ai pas encore
tout dit.
Lynda s’est aussi acoquinée avec Sabine Mac Affrin, la magicienne. Celle-ci ne lui prodigue que de mauvais conseils qui n’arrangent rien à son caractère. Elle l’a initiée à la cartomancie et à la chiromancie, elle lui a appris à communiquer avec les morts en faisant bouger des verres sur une table.
Quitte à sembler contredire ce qui vient d’être présenté, la jeune princesse n’est pourtant pas totalement dépourvue de romantisme et de sensibilité. Consciente de posséder un timbre de voix agréable, elle avait reçu quelques leçons de chant et, lorsqu’elles étaient toutes deux en bonnes dispositions, ce qui était rarement le cas, elle chantait avec sa sœur qui l’accompagnait au piano. Aux Lieder de Schumann, Lynda préférait, et c’est son droit, la chanson francophone : Brel, Brassens, Ferrat… sans oublier les Québécois. Elle avait même acheté une méthode Assimil pour acquérir quelques rudiments de français. Elle s’était également procuré une guitare à cordes nylon sur laquelle elle a appris quelques accords. C’est celui de mi-mineur qu’elle gratifiait de sa préférence et elle s’arrangeait toujours pour transposer en mi tout ce qu’elle chantait. Mi-mineur, accord tranquille : seulement deux doigts sur la même case. Elle avait même trouvé la bonne astuce : faisant l’impasse sur les cordes de la et de ré, elle n’avait même pas besoin de sa main gauche. Ah ! Si tout était aussi facile ! Après tout, Georges Brassens, lui non plus, ne recherchait pas la difficulté. De plus, il entrait sur scène en tenant sa guitare par le manche. Il attrapait une chaise sur laquelle il posait un pied, plaçant ainsi son genou à la bonne hauteur pour recevoir son instrument, et le voilà parti. Il faut dire que la qualité de ses textes était telle qu’on lui reprochait rarement la pauvreté de l’orchestration et de la mise en scène.
Finalement, derrière cette apparence de petite écervelée, Lynda était aussi intelligente que sa sœur, mais elle n’aimait pas le montrer.
Chapitre III
Waldemar
Waldemar était un mauvais roi.
Un soir, comme à son habitude, il se servit une vodka dans sa bibliothèque, puis il s’étala dans un fauteuil. Il laissait aller ses idées, lesquelles n’avaient déjà plus un cours très cohérent. Ensuite il parcourut des yeux les rayons multicolores.
« J’ai des milliers de livres dans ce château, pensait-il. Il faudra bien qu’un jour, avant de mourir, je me décide à en ouvrir un. »
Puis il se leva, s’approcha du mur de lecture, parcourant du doigt les titres qui se trouvaient à hauteur de ses yeux.
« Voyons un peu : Littérature anglaise… Shakespeare… Byron… Non, ça ne me dit rien… Théâtre français… Molière… Corneille… Non. »
Il poursuivit cette recherche superficielle, mais rien, décidément, ne l’intéressait. Il vint se rasseoir. Puis il se leva de nouveau. Un gros volume avec une reliure usée attira son attention. Il l’ouvrit au hasard.
« Trop compliqué ! Ce n’est pas pour moi. »
Il ferma le livre, puis il l’ouvrit derechef.
« Aujourd’hui, si tu entends sa voix, n’endurcis pas ton cœur. »
« Allons bon ! Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? »
Il ferma le livre et le remit à sa place, puis se mit au lit.
Heureusement pour lui, les rois de Syldurie se couchent et se lèvent quand ils veulent. Point n’est besoin d’un vicomte pour lui déboutonner sa chemise ni d’un marquis pour lui enlever ses chaussettes.
Cette nuit-là, Waldemar ne trouva pas le sommeil. Cette parole qu’il avait lue lui martelait l’esprit :
« Aujourd’hui, si tu entends sa voix, n’endurcis pas ton cœur. »
« Qu’est-ce que cela veut dire ? »
Le lendemain, la pensée habitée par ces mots, il retourna dans sa bibliothèque. Il retrouva le gros livre à la reliure usée. Il rechercha le texte qui, la veille, l’avait interpellé.
« C’est plus ou moins vers la fin, se disait-il. »
Il ne le retrouva pas.
Il tourna et retourna les pages, s’attardant parfois sur une phrase, sur un mot, ou sur un de ces titres bizarres : Épître de Jacques, Lamentations de Jérémie, Habakuk, Deutéronome, Chroniques ou Paralipomènes…
« Paralipomènes ! Où donc sont-ils allés trouver ce nom barbare ? »
Il concentra son attention sur ce texte au titre étrange. Il comprit que c’était un livre d’histoire. D’abord, des généalogies à n’en plus finir :
« Fils de Gomer : Aschkenaz, Diphat et Togarma. – Fils de Javan : Elischa, Tarsisa, Kittim et Rodanim. Fils de Cham : Cusch, Mitsraïm, Puth et Canaan. – »
« Mais d’où sortaient ces noms à coucher dehors ? »
La suite devenait plus intéressante. Elle racontait l’histoire de rois qui se sont plus ou moins mal conduits. Il survola le texte jusqu’à trouver la vie d’un roi vraiment mauvais, encore pire que lui. Ce Manassé pratiquait la divination et la sorcellerie.
Waldemar se mit à penser à Sabine, la magicienne qu’il avait introduite dans son palais et qui l’avait initié à son art. Le Créateur verrait-il donc cela d’un mauvais œil ?
Manassé, dans ses pratiques occultes, n’avait pas hésité à brûler ses propres enfants en sacrifice à son idole et avait fait couler beaucoup de sang.
« Bon, tout de même, se dit Waldemar, je n’en suis pas rendu là ! »
Il lut la fin du récit : vaincu par ses ennemis, Manassé fut abandonné dans un cachot où il désespérait de finir ses jours. Il se mit à prier et fut délivré. Rétabli dans son royaume, il capitula devant Dieu, changea totalement de conduite et devint un bon roi.
La population syldure est majoritairement orthodoxe. Est-ce le peuple qui doit avoir la même religion que le roi, ou le roi qui doit avoir la même religion que son peuple ? Toujours est-il qu’en toute logique, Waldemar était orthodoxe ; chaque dimanche, en grande cérémonie, il se rendait à la cathédrale. Il était donc chrétien et ce raisonnement lui suffisait.
Pour la première fois, ces questions lui torturaient l’esprit : et si son titre de roi chrétien n’était qu’hypocrisie ? Et si Sabine lui avait menti en lui parlant d’une vie meilleure dans l’au-delà ? Et s’il mourait demain ? Ne valait-il pas mieux mettre ces choses au clair le plus tôt possible ?
Ce soir-là, il emporta son livre, la Bible, dans sa chambre à coucher. Il en commença la lecture depuis le début, puis s’endormit le cœur serein après l’avoir posée sur sa table de nuit. Il fit de même les autres soirs.
Un soir enfin, il comprit qu’il devait faire un choix. Il prit la décision de reprendre sa vie en main, sous la maîtrise de celui que David appelait « mon berger ».
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